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˗˗ Allons, Jean, rassure-moi, tu ne vas pas épouser cette petite soubrette !

Henri me regardait avec des yeux ténébreux. Sa petite moustache aux pointes soigneusement enroulée comme les cornes d'un bélier tressaillait, trahissant son agitation. Ses épais sourcils broussailleux peinaient à masquer les rides d'irritation qui naissaient aux frontières de sa glabelle. Je n'avais pas besoin de l'entendre siffler entre ses incisives pour savoir que l'orage menaçait d'éclater. Pourtant, j'étais las de tous ces combats. Devrais-je toujours me justifier ? À présent que mon père était trépassé, n'étais-je pas libre de mes choix ? Je décidai de jouer la naïveté.

˗˗ Et pourquoi ne le ferais-je pas ?

˗˗ Tu n'es pas sérieux ! éclata-t-il en frappant l'accoudoir du poing. Ce serait l'union de la carpe et du lapin. Ressaisis-toi, enfin...

˗˗ C'est amusant, je te parle d'amour, de sentiment, tu me réponds raison et conventions sociales ! le tançais-je.

˗˗ Mais parce que c'est bien ce qui fait tourner notre monde. Chacun reste à sa place, les affaires marchent et le progrès avance.

Je le reconnaissais bien là, lui l'entreprenant propriétaire de carrière de bauxite. Sa famille avait eu le nez creux d'investir dans ce minerai avant la guerre contre la Prusse. Avec l'arrivée de la fée électricité, les coups de production de l'aluminium avait chuté. Désormais toute ménagère pouvait s'offrir une batterie de cuisine d'une telle légèreté, tant pour les bras que pour le porte-monnaie. Avec la récente création de l'Aluminium Association, il pouvait se targuer d'être le dignitaire d'un empire sur lequel le Soleil jamais ne se couchait[1]. Mais j'allais le prendre à son propre jeu.

˗˗ Justement, tu me parles de progrès, mais sais-tu que je l'ai mise enceinte ? glissais-je sur le ton de la confidence, penché vers lui.

˗˗ Peccadille ! Est-ce si grave ? s'époumona-t-il renversé contre le dossier de son fauteuil.

Je crus un instant qu'il en perdrait son cigare sur le tapis d'Orient. Pauvre vénérable carpette, je l'avais toujours connue dans ce salon où, du reste, rien ne semblait avoir bougé au fil des années. Ce musée des souvenirs, panthéon de la dynastie, enrichissait ses collections au gré de l'arrivée d'un nouvel héritier. Rien d'autres ne changeait ni ne s'y démodait. De l'art d’accommoder les restes ! Le lustre du plafond devait dater de l’empereur Napoléon. On l'avait simplement adapté pour fonctionner à l'électricité. Tout comme les chandeliers posés en applique sur les murs à la tapisserie surannée. Henri bâtissait à la suite de ses aïeux, ses fils et leurs fils après eux, continueraient à tracer ce cercle vertueux. Cette mécanique perpétuelle m'étourdissait. J'en étais moi-même un rouage, ayant repris l'étude paternelle. Mais pétri d'humanité, je ne voyais rien qui empêchait d'embrasser le présent, de faire évoluer ce carcan séculaire.

˗˗ Il s'agit d'assumer. Fussé-je fils de carrier qu'on nous aurait marié sans réfléchir pour prévenir une querelle de famille.

˗˗ Mais tu n'es pas fils de carrier, alors pourquoi t'infliger cette obligation ? Serais-tu en train de virer socialiste ?

˗˗ Allons, les gros mots maintenant ! Tu ne sais plus où donner de la tête, ma parole !

˗˗ Et c'est toi, toi qui l'a perdue qui me le reproche ! rigola-t-il avant de siroter une gorgée de son whisky écossais.

˗˗ Je l'ai peut-être perdue – ou plutôt dirais-je que Louisette me l'a faite tourner – mais j'ai encore du cœur. Avec ce petit sans père, sa réputation n'existe plus. Comprends-tu que les Artigues vont la congédier et que personne ne voudra plus l'embaucher ! Alors, pour une amourette et quelques galipettes, je sacrifierais l'avenir de cette jeunette !

˗˗ Je le disais bien, te voici socialiste... Bonne Mère ! m'accusa-t-il en me pointant de son cigare à embraser mon gilet.


J'éloignai aussitôt le brûlot d'un geste du bras :


˗˗ Arrête donc avec tes socialistes. Socialistes par ci, socialistes par là, à t'entendre, il en tomberait des oliviers ! Puisque la mère ne t'intéresse pas, parlons de l'enfant. Serait-il digne de le vouer à une vie de misère qu'il n'a pas demandée ?

Le visage d'Henri se dérida. Son œil prit l'aspect de la clairette, vif et pétillant, et un large sourire barra ses joues bouffies.

˗˗ Oh coquin, tu me reprochais d'opposer les conventions à tes émotions mais reconnais que tu parles là comme le curé ! Et si tu veux tant lui éviter la misère, à ta petite belette, tu pourras toujours l'embaucher quand ses maîtres l'auront chassée.

˗˗ Et mettre la vieille Mathurine à la porte ?! Bonne Mère, elle qui fut si fidèle à la famille ! Non. Puisque cet enfant est de mon sang et que Louisette m'aime...

˗˗ Mais bougre d'imbécile, ouvre les yeux : elle t'ensorcelle avec ses fadaises ! Ce n'est que de l’intérêt, celui de posséder sans travailler. Et toi, tu te fais joyeusement berner. Mon pauvre ami, tu devrais suivre l'exemple de ton frère, tiens.

˗˗ Aller mourir aux colonies ? Mais ce serait fuir mes responsabilités ! m'offusquai-je, manquant de renverser mon verre sur la moquette multiséculaire.

˗˗ C'est donc ainsi que tu le vois ? s'étonna, très théâtral, Henri – je le voyais venir, ce membre éminent du parti colonial.

˗˗ Ne me fais pas mentir, veux-tu bien ! Mon frère était militaire de carrière. C'était sa responsabilité d'être à la tête de ses hommes et de s'y faire tuer. La mienne est de réparer cette erreur, d'éviter qu'une pauvre personne paie les pots cassés à ma place. Suivant l'exemple de Charles en Mauritanie[2], je ne vais pas me cacher mais affronter le danger !

˗˗ Jésus-Marie-Joseph ! Tu es perdu...

[1] L'Aluminium Association fut crée en 1901 et réunissait les entreprises des pays producteurs : Allemagne, États-Unis d'Amérique, France et Royaume-Uni.

[2] La conquête de la Mauritanie par les Français se déroule de 1902 à... 1934. En 1903, cet état devient un éphémère protectorat avant d'être territoire civil dès l'année suivante ; il ne sera colonie qu'à partir de 1920 et jusqu'en 1946, quand il deviendra territoire d'outre-mer.

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