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27 février 1915, quelque part en Artois
Depuis quand la musique des balles a-t-elle remplacé le chant des cigales ? Chaque les jours nous sommes salués par les boulets. Nos généraux ont beau enjoindre les bretons d'aller prendre ces canons, les champs d'Alsace restent l'arlésienne des Poitevins. Ce brave monsieur de Turenne en pleurerait.
Comme tous, je suis parti le sourire au lèvres et la fleur au fusil. Je n'étais que trop heureux. Non pas d'aller occuper Berlin mais de quitter l'enfer dans lequel je survivais. Las, je me suis jeter dans un brasier plus grand ! Un mois de planque sur la Côte d'Azur alors que sur le front de Lorraine, nous avons eu grand peur de revivre la catastrophe de 1870. Et enfin le front après le miracle de la Marne. Chargeant à la tête d'un peloton, je me contentais rapidement de ne faire que bonne figure. La mitraille et les shrapnels creusaient nos rangs, nous cueillaient impuissants. Ce n'était pourtant plus le temps des moissons... Celle-ci fut cruelle, amère même. Comme au village, j'ai appris à m'adapter, faire le dos rond, laisser la pluie froide de l'automne glisser sous mes vêtements imbibés, la boue d'un sol sans cesse retourné les a maculé jusqu'à s'y incruster.
Qu'il était beau mon uniforme de lieutenant, avec sa culotte rouge, sa veste bleu foncé aux galons dorés. Et mes jambières bien cirées ! Voyez maintenant la noce : tout est méconnaissable. Nos tenues dépareillées dépassant des laides capotes Poiret, manteaux aussi mal pratiques que mal taillés, répondent à la chorale d'accent s'échappant des rangs. Le régiment a perdu de son unité. Sa personnalité a éclaté devant l'énormité de la réalité. Comme la mienne. Comme celle de tant d'autres.
Nous ne sommes plus des enfants de chœur. Nous avons été trahis par la promesse d'une promenade de santé. Las ! Combien sont-ils à l'avoir laissé ? Abandonnés dans nos sillons délabrés nous survivons, croupissons tels des rats. Chaque jour, nous reprenons de ce poison. Des projectiles, des ordres imbéciles, des morts futiles, une horreur indélébile. Il n'y a aucune échappatoire. La relève n'est plus un soulagement, juste une pause dans le harassement. De quel monstre cette débauche de violence va-t-elle enfanter ?
L'autre jour, Daudé, mon messager, est venu me trouver dans ma cagna, petite grotte primitive rare expression d'un luxe pourtant tapageur :
˗˗ Mon lieutenant, pourquoi vous n'écrivez jamais de courrier ?
˗˗ Ma femme ne sais pas lire, lui ai-je répondu en pensant satisfaire sa curiosité.
˗˗ Pechaire ! C'est possible, ça ? Mais vos enfants ?
˗˗ Mes fils sont trop jeunes pour que je leur raconte ce qu'il se passe ici.
˗˗ Oui, vous avez raison... fit-il en se dandinant un brin gêné. Mais vos parents ?
˗˗ Personne ne se soucie plus de ce qui pourrait m'arriver, ai-je confessé, pensif. J'ai succombé aux chants d'une sirène, abandonné le navire, il a laissé la tempête me noyer.
˗˗ Mais nous, vous n'allez pas nous abandonner ?
˗˗ Soyez tranquille, Daudé, il n'y a aucune raison, souris-je pour le rassurer.
Nous avons fumer en silence. Son corps d'athlète ramassé, le regard rivé au sol comme s'il voulait le creuser... il me donnait l'impression de regretter d'avoir douter de son officier. Un fils pris en faute qui ne parvient pas à se pardonner. Quand on se sent flouer, oublier, abandonner, est-il interdit de douter de la nature humaine ? Est-il possible de trouver d'autres ressources, d'autres planche de salut, qu'en son être le plus profond ? J'ai tant de fois puisé en moi la force de progresser. Je voudrais encore une fois me recroqueviller, ne plus souffrir, ne plus avoir froid. Il n'y a aucune raison d'abandonner, je dois continuer à me battre, avancer sous les rafales. La douleur ne me fera pas plier, j'en suis de toute façon désormais incapable. Je ne dois pas céder à l'obscurité, ni à la barbarie. Il n'y a aucune raison...
Daudé n'est pas loin. Brave, fidèle messager. Il m'a suivi sans broncher. Tranquille courage, il ne tremble pas malgré la grêle qui s'abat. Mais où sont Charles, les Artigues, les Loustalet, les Astrucs ? Ils devaient pourtant m'accompagner ! Ils devraient maintenant m'entourer, se gargariser de lieux communs comme à leur maudite habitude. Con ! Même cela, ils me l'ont refusé. Il n'y a aucune raison...
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