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L'assiette s'est brisée en tombant sur le parquet. Je n'ai pas eu besoin de lire l'enveloppe que me tendant le vieux facteur. Je n'aurais de toute façon pas pu. Il n'a pas eu besoin de me dire ce qu'elle contenait. J'ai su. Tout de suite. C'était la fin logique. Peu à peu Jean et moi, on s'était éloignés. Ses attentions avaient changé. Au début, tout n'était que joie et désir. Puis il a mué. L'étincelle qui pétillait dans ses pupilles s'est ternie, rabougrie et ensuite s'est éteinte. Son sourire a faibli, tiédi, avant de s'affadir et de se refroidir. L'ignorance a enfin céder au dégoût. Je savais donc que la séparation finirait par arriver. Je ne l'imaginais cependant pas si rapide et brutale. Oh ! je voyais bien dans son regard, quand on s'est dit au revoir, qu'il pensait "adieux". Je croyais, j'espérais, que c'était de la prudence, du pessimisme peut-être. Sotte petite Louisette ! Te voilà bien avancée avec ton ménage incomplet.

La porte a claqué dans notre dos. Le tour de loquet m'a fait l'effet d'un lâche coup de pistolet. Lorsque le Titanic a sombré, à ce qu'on ma raconté, les marins ont sauvé femmes et enfants en priorité. Pourquoi la morale s'est inversée ? Mon petit Pierre pleure. Il ne comprend pas. Mon grand, Gontran, fait semblant. Après tout, comme on dit, c'est l'homme de la maison maintenant. Il n'a même pas douze ans ! Soun nascuts ambé la crespina[1] . Leurs camarades en sont jaloux. Les salòps ! c'est pour ça qu'ils les escagassent à longueur de journée. Et c'est aussi pour se venger qu'ils nous ont expulsés. Ah, ça ! Partout on se plaint qu'on manque de bras dans les champs, dans les vignes, dans les oliveraies... et même dans les peiraux[2] des Loustalet. Mais ils n'ont pas tardé à remplacer mon Jean dans son étude. Quant entendement ! L'encre de la lettre d'expulsion n'avait pas eu le temps de sécher qu'il était déjà installé ! Je ne savais même pas que c'était possible, ça. Jean m'aurait-il rostie[3] ?

˗˗ Je t'avais bien dis, qu'à fricoter avec un argentòs[4], tu t'en mordrais les doigts ! m'accueille ma mère.

J'envoie les enfants chercher avec leur papé qui doit être en train de réparer ses outils. Ils n'ont pas à entendre cette dispute, ni tout le mal que l'on pourra dire sur leur père. Ils l'entendent déjà assez comme ça.

˗˗ Non, tu m'avais dit qu'il se lasserait et me jetterait comme une mal-propre. Ce n'est pas ce qu'il a fait. Jean était un homme de principes ! lâche-je avec une colère sourde et la contenue.

˗˗ Et qu'est-ce qu'il t'a laissé « l'homme de principes » ? Te voilà bien avancée ! hoquète-t-elle.

˗˗ Ce n'est pas lui, ce sont eux ! m'écrie-je en levant les bras. Ces patachons lui ont tourné le dos quand il m'a épousé. Souviens toi, ils ont même voulu l'empêcher...

Les sanglots me submergent. Je ne m'attendais pas à un accueil chaleureux. Loin de là. Toutefois, cette hostilité me tétanise. Je me sens désarçonnée. Que les captaux[5] ne m'aient jamais acceptée est compréhensible. Je ne suis pas de leur monde. Ma famille est pauvre depuis des générations et, comble de l'infamie, je n'ai jamais appris à lire. Oh ! Je suis bien allée à l'école communale, mais les lettres sont restées une énigme que je n'ai jamais pu déchiffrer. Ce n'était donc pas tant la domestica qui les dérangeaient mais la débile. Loulou la lapine et Jean le Jambon... ils ont pas manquer d'inspiration pour nos surnoms !

˗˗ Je suis sûre qu'ils attendaient que ça pour se débarrasser de nous, ajoute-je à voix basse.

Elle me regarde avec une autorité narquoise. « Bien fait pour ta gueule », qu'elle doit penser tout haut. Puis, sans doute repue de satisfaction, elle reprend :

˗˗ Que vas-tu faire maintenant ? Tu nous amènes quand même des bouches à nourrir, et tu sais bien qu'on a pas trop l'argent !

Je n'en crois pas mes oreilles ! Je parpelège[6] tant je crois rêver ! Mais non, chaque fois que mes yeux s'ouvrent, cette vieille chouette me fait toujours face, les poings sur ses larges hanches que peine à ceindre son tablier crasseux et maintes fois raccommodés.

˗˗ Je travaillerai, pardi ! Tous les hommes vaillants sont partis, il ne sera pas difficile de me faire embaucher.

˗˗ Tu n'as pas idée des commérages qui vont tourner au vilatge : la femme du notari qui refait des ménages !

˗˗ Et bien j'irai à la ville et je travaillerai dans une usine. Tu n'auras plus Pierrot et Gontran sur les bras.

J'espérais trouver de la solidarité, je ne récolte que de l'hostilité. Les rupins ne m'avaient pas acceptée et les miens veulent maintenant me renier. Je ne les ai pourtant jamais oubliés, même si Jean veillait jalousement sur son argent. Il tendait le bâton pour me battre...

˗˗ Pas de ça, Louisette ! tempère mon père. Cette histoire va bien finir par se tasser.

˗˗ Toi et ton optimisme ! Tu connais pas les femmes ! se moque ma mère.

˗˗ Tu serais bien la première à t'en plaindre ! Arrêtez de faire de viechs[7], rentrez donc préparer à souper.

[1] Tout leur réussira

[2] Carrières de pierres

[3] Littéralement"rôtir", au sens figuré : duper, escroquer.

[4] Personne aisée

[5] Notables

[6] Cligner des yeux.

[7] faire des histoires, des chichis

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