Seule
Simone regarde la télévision avec un œil dont la vision est approximative, et l’autre qui ne perçoit rien. Elle y met une attention aussi limitée que son intérêt pour les programmes proposés. De temps en temps, un soupir lui échappe et elle regarde vers les rideaux. La pièce est lumineuse. Le soleil passe sans se soucier des voilages qui semblent quasi-opaques. Comme un pied de nez à ce tissu qui ose s’opposer à la puissance de l’astre.
Il va falloir aller sur le balcon bientôt, pense-t-elle.
C’est anodin. Mais le danger est là de trébucher sur la haute marche que forme la rainure de la baie vitrée. Les pommes l’attendent de l’autre côté dans un panier recouvert d’un torchon à l'aspect plus ou moins propre. Pour y arriver, une fois l’obstacle surmonté, il lui faut prendre ce dont elle a besoin, ni plus, ni moins. Cela peut paraître étrange dans un monde où l’on amasse le plus possible. Dans ce monde d’abondance ou le possible manque revêt un voile d’angoisse prémonitoire.
Les pommes ne sont pas calibrées, standardisées comme dans n’importe quel magasin de nos jours. Elles sont toutes différentes. Il y en a des grosses, des petites, des qui ont des couleurs bien vives, d’autres que le temps ou l’atmosphère a déjà commencé à gâter. Certaines sont bosselées ou encore tirent sur un ovale effronté. Mais toutes ont en commun un goût oublié, qui rappelle la saveur des jours d’enfance, la douceur acidulée qui fait cligner les yeux des enfants après un croc courageux planté dans le fruit.
Simone prendra qu’une pomme, une fois le périple accompli. Elle la découpera le soir et en mangera la moitié. L’autre sera pour le lendemain.
Son estomac n’est plus celui qu’il était quelques années auparavant.
Elle a 92 ans. Et le poids de ces années est plus lourd qu’une valise de 20 kilos.
Elle se détourne de la fenêtre, retardant le moment de se lever. Son regard se perd quelques minutes devant le poste de télévision. Elle a gardé le téléphone près d’elle, en cas d’appel de sa fille, Anne. Cette dernière vit à une vingtaine de minutes.
Elle est présente dans la vie de sa mère. Autant que cela lui est possible. Elle vient la chercher chaque semaine, regarde d’un œil averti s’il reste des aliments dans le frigo, s’ils ne sont pas périmés. Elle jette ce qui doit l’être et parfois ramène ce que Simone lui a demandé lors d’une de leurs conversations.
Le dimanche, elle se retrouvent toutes les deux, entourées des enfants et petits-enfants.
Elle aime ce moment de partage. Elle l’attend avec une telle impatience qu’il lui arrive de rester devant la porte plusieurs dizaines de minutes avant l’arrivée de celui ou celle qui l’amènera chez sa fille. L’interphone déclenché, quelques secondes lui suffisent pour dire un « oui, oui, j’arrive ! » tout enjoué.
Puis vient le rituel de la complainte : « oh je vous fais du souci à venir me chercher et me ramener de la sorte ». Et ensuite le contre-rituel qui consiste à la rassurer : « mais cela ne nous dérange pas. Ce n’est même pas un vrai détour. Et puis cela nous fait tellement plaisir de partager du temps avec toi ».
Et c’est vrai que passer ce moment en famille est comme une bénédiction. Un moment de grâce où les disputes sont rares, le ton ne se hausse pas mais où les anecdotes, même si elles sont parfois redondantes, sont toujours empruntes d’une tendresse qui se reçoit comme une étreinte.
Le regard de Simone se dirige à nouveau vers la baie vitrée qui traverse de part en part le salon et la salle à manger. Après un soupir qui l’encourage à se mouvoir, elle penche son corps en avant. Mais pas trop. Puis s’élance doucement de son siège. Ses articulations sont tels les rouages d’une machine que l’on aurait sorti d’un hangar après une longue période sans utilisation. Si ses os pouvaient encore craquer, cela ferait un tel vacarme qu’ils feraient s’enfuir tous les oiseaux curieux qui aiment à s’approcher du rebord du balcon.
Une fois penchée, elle avance vers la fenêtre en se tenant à tout ce qui l’entoure. « Maman, redresse-toi avant d’avancer ! » ne peut-elle pas s’empêcher d'imaginer sa fille la disputer alors qu’elle avance le dos voûté. D’ailleurs, l’avancée est laborieuse et incertaine mais elle arrive sans encombre à son objectif. Elle appuie sur le loquet pour l’ouvrir et fait coulisser la lourde porte fenêtre. Un souffle d’air lui caresse ses cheveux blancs. Elle prend un temps, autant pour regagner cette fichue énergie qui s’épuise trop vite, que pour profiter de cette petite brise. Quand la raideur s’assouplit enfin, elle se décide à reprendre sa progression. Arrimée au mur, elle soulève un pied doucement, lentement, en frôlant la rainure. Quand elle sent que sa jambe passe sur le balcon, elle assure sa prise, réajuste sa posture. Un véritable travail d’orfèvre. A présent à cheval entre le salon et l’extérieur, elle dégage son pied droit pour le ramener vers l’objectif. Il bute contre la séparation deux ou trois fois avant de la traverser finalement avec succès. Progressivement, elle arrive devant un petit meuble blanc très simple, sur lequel se trouve le panier contenant le trésor tant convoité. Simone prend délicatement une pomme de ses doigts frêles et fragiles. Elle ne se soucie pas de savoir si le fruit est mûr ou non. Ce qu’elle souhaite, c’est rentrer et s’assoir dans son fauteuil. Elle a été jusqu’à la pomme, elle l’a récupérée. Elle a rempli son office.
Le retour, contrairement à ce que l’on pourrait croire, est plus assuré. La peur de chuter ne la tenaille pas autant. Elle est plus droite. Comme le disent ses enfants, c’est un diesel. Une fois démarrée, elle tient plutôt bien la route. Lorsque son dos ankylosé s’affale plus qu’il ne se pose sur le matelas de plume que représente son fauteuil, elle pousse un soupir de soulagement. Elle a chaud. Son souffle est court. Mais elle est sauve. Elle est seule.
Mais elle est tranquille.
*
Dans les faits, cela fait bien longtemps que Simone n’est plus son prénom. Comme les mariages peuvent changer les noms de famille, sa famille a changé son prénom. Grand-maman. Ce mot composé est plus puissant qu’un nom propre, c’est une identité. Comme la maman qui commande aux mères. La matriarche d’un clan, une mafieuse, sans la violence mais avec une certaine autorité n’en doutez pas.
Elle a régné sur la maison de vacances de la famille pendant des dizaines d’années. Pour tous ceux qui y ont séjourné, que ce soient les enfants, petits-enfants ou amis des petits-enfants, Grand-maman était la référence, celle qui décidait tout. Ce qui était cuisiné, les activités à faire dans la journée, l’heure de référence du réveil.
Elle mettait un point d’honneur à ce que chacun participe. Il faut gagner sa croûte disait-elle en représailles aux enfants gâtés et contestataires qu’elle avait face à elle. Aider à la cuisine ou au jardin. Ce jardin immense, lui-même en plusieurs parties. Le potager dans un premier temps. On y trouvait des haricots verts, des carottes mais aussi des mûres, des framboises, des cassis. Concernant les fruits, les récoltes étaient souvent plus maigres que prévu car une bonne partie avait déjà été consommée sur place. Mais Grand-maman regardait toujours le petit chapardeur avec un petit rire et un air indulgent.
L’autre partie du jardin était dévolue à la piscine. Grande, de 7 mètres su 5, elle faisait la joie des petits et grands chaque été. Autour de cette piscine, on pouvait trouver des pommiers, des pruniers mais aussi des bouts de terres qui n’étaient pas encore exploitables à cause des cailloux parfois gros comme deux poings que l’on pouvait y trouver. C’est à ce moment-là qu’il fallait aider Grand-papa. Son nom aussi avait changé. Jean n’était plus usité. Il incarnait désormais le rôle de Grand-papa, un homme bourru et tendre qui avait une capacité presque illimitée à bougonner. Pour lui, les enfants et petits-enfants creusaient la terre. A la sueur de leur front, tels des agriculteurs en herbe, ils amassaient les cailloux, les déplaçaient et recommençaient sous le regard critique et affuté de Grand-papa. Mais quand le soir, après une journée à jouer et travailler, devant le film d’une des trois chaînes nationales, il approchait du tiroir de l’immense buffet brun, tous les yeux se tournaient vers lui. Il faisait semblant de rien tandis qu’il prenait presque négligemment une tablette d’un chocolat raffiné. Son regard n’était que nonchalance et pourtant, tous les spectateurs étaient au comble de l’excitation, attendant qu’il rompe la tablette pour la distribuer comme le messie tant attendu.
Grand-maman et Grand-papa. Inséparables. Fonctionnant toujours à deux. Leur vie s’était construite à deux. Toujours. Même lorsque ce n’était pas nécessaire, il déployait son bras pour l’assister dans sa marche. Tout en douceur, tout en attentions discrètes.
Quand Grand-papa s’en était allé, épuisé après plus d’un an de maladie, c’est une part d’elle qui était partie avec lui.
Dire qu’elle fut triste ne serait pas juste. Si cela lui avait été proposé, elle aurait probablement accepté de l’accompagner de plonger dans l’après, même si cela signifiait quitter sa famille. Mais elle avait résisté. Son corps avait tenu. Son esprit avait plié mais ne s’était pas cassé. Son corps frêle cachait une grandeur et un courage infini.
Aujourd’hui encore, elle est plus solide qu’elle ne le laisse paraître et ce malgré la fatigue qui envahit sournoisement son corps usé.
Et quand elle s’assoit dans son fauteuil de cuir blanc, le téléphone à côté d’elle, il lui arrive, des années après, d’avoir l’impression que Grand-papa est à ses côtés. Alors elle lui parle d’une voix chevrotante de tristesse et lui avoue ce qu’elle n’avoue pas aux autres.
- Je me sens seule Jean…
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