0 - La rencontre
Elliot grimpe à travers les bouches d'aération naturelles qui apportent lumière et oxygène au gouffre. Un foulard noué autour de ses yeux les protège de la morsure du soleil. Il quitte les territoires souterrains qui abritent les clans vampires pour rejoindre Vallynä, royaume elfe installé sur l'île au-dessus. L'angoisse d’être découvert lui pèse. Il se refuse d'être la cause de nouvelles tensions entre les deux civilisations qui vivent à l'heure actuelle dans un simulacre de paix.
Les tunnels sont abrupts, très verticaux et rendus glissant par une humidité quasi-permanente. Des racines de plantes habituées au semi-obscur forment des pièges et Elliot doit mobiliser toute son habileté pour ne pas perdre prise. Il gonfle stratégiquement ses muscles, consolide les ligaments de ses doigts et de ses bras sur lesquels reposent ses prises. Renforçant la puissance musculaire de ses jambes pour se propulser plus haut.
Il se hâte d’autant plus qu’il craint que sa proie s’en prenne à un Vallynaya. Le Maître du clan De La Lune, son Maître, lui a donné comme mission de nettoyer le territoire des manges-écumes qui y pullulent. Or celui qu'il traque depuis la nuit précédente s'est engouffré dans les tunnels ascendants et le guide inexorablement vers la Vallynä. Tout autre vampire que lui se serait contenté de hausser les épaules et de souhaiter bon courage aux elfes – ou bon appétit aux manges-écumes. Le sens du devoir et l'esprit de protection du jeune chasseur le poussent à prendre sous sa responsabilité les dégâts que pourrait causer la créature qu'il traque.
Son escalade dynamique l’amène rapidement à la surface. Il débouche dans une forêt qui tranche avec celles dont il a l’habitude. Celle-ci est abondante et lui offre de merveilleuses odeurs exotiques dont son flair développé se délecte tout en quêtant le parfum plus terreux de l’animal.
Elliot ôte son foulard pour habituer ses yeux au couvert des arbres, maintenant qu’il est à la surface la luminosité est plus diffuse que dans le tunnel. Sa proie vit d'ordinaire dans l'obscurité des sous-sols, elle ne devrait donc pas s'approcher des clairières.
Le chasseur la repère rapidement et se précipite en veillant à limiter le bruit de sa course. Il ne doit pas attirer les elfes. Très vite, il perçoit la chitine d'un brun rayé de vert mousse, camouflage parfait dans cette pénombre sylvestre. L'arthropode géant se confond dans les arbustes où il se cache. La végétation le force à ralentir le rythme, mais il sait qu'il atteindra vite sa proie.
Le mange-écume disparaît derrière un fourré. Un cri jaillit aussitôt, tirant un juron d’Elliot. Face à l'urgence, il renonce à sa discrétion pour renforcer les muscles de ses jambes et se propulser à toute vitesse à travers les branches. Il manque de s'écraser sur un arbre, masqué par le lierre tout autour qu'il pensait d'abord transpercer, et débouche sur une clairière ombragée par un immense chêne.
Le mange-écume, redressé sur ses pattes arrière, brandit deux mandibules empoisonnées en direction d'une jeune elfe. Celle-ci se protège vainement d’un panier dont tombent des champignons. Elliot a à peine le temps de constater du coin de l’œil sa tignasse blonde et bouclée avant de se placer devant elle.
Indifférent au changement de cible, le mange-écume assène ses mandibules que le vampire tente d’arrêter à pleines mains. Il n’a pas eu le temps de renforcer les muscles de son torse et sent un des appendices déchirer le cuir de son plastron et sa peau.
Un craquement sourd fait vibrer ses côtes. Elliot sent la brûlure du poison se répandre. Mécontent de son erreur, il refoule son énervement et la douleur. Il réussit à saisir un des appendices buccaux et serre sa prise pour empêcher l’insecte géant de se retirer. Celui-ci secoue sa tête vigoureusement, de gauche à droite. De l’écume se forme à l’emplacement de sa bouche.
Pour éviter d’être déséquilibrer et maintenir sa prise, le vampire suit les mouvements brusques de sa proie en avançant d’un pas ou deux. Il saisit l’autre mandibule et écarte ses bras autant que possible. Une stridulation aiguë sort de la gueule du monstre, qui s’agite de plus belle jusqu’à ce qu’Elliot parvienne à briser ses appendices. Un sang blanc éclabousse le chasseur, se mêlant au sien.
Le vampire sent le venin faire son œuvre. Il achève son combat, guidé par une froide résolution. Armé d’une mandibule suintant de poison, il l’enfonce dans l’orifice buccal de l’animal, broyant les chairs plus molles et diffusant le liquide mortel. Le mange-écume chancelle et s’écroule dans un gargouillis.
La créature morte, Elliot se retourne pour s’assurer de l'état de l'elfette. Elle ne présente aucune blessure et se redresse déjà. Le vampire lâche un léger soupir de soulagement. Il se sait condamné par le venin, aucun Vallynaya n’accepterait de le soigner. Au moins, celle qu’il se devait de protéger est sauve. Il remarque ses yeux gris comme la lune, qui se plissent d’inquiétude. Cela l’étonne.
Qu’importe, il n’a plus la clarté d’esprit nécessaire pour y réfléchir. Il relâche sa tension et laisse le venin achever son œuvre. Les ténèbres s’emparent de lui.
– Alicia, c'est un vampire, il n'a rien à faire ici.
– Tant pis pour lui.
Alicia fusille du regard les deux elfes ayant accouru à son appel télépathique. Elias, son grand frère parait tout de même moins assuré que le cueilleur de plantes qui l'accompagne. D'autres Vallynayas arrivent et elle doit les convaincre de l'importance de soigner le vampire avant que la haine grégaire ne l'emporte sur la décence.
– Elias, l'important maintenant n'est pas de savoir s'il a le droit d'être là ou non. Il a été blessé en me sauvant la vie, assène-t-elle.
Elle voit l'assurance du cueilleur s'ébrécher.
– J'estime que nous devons le soigner en retour. Je ne me pardonnerai jamais s'il meurt de cette blessure sans que j’aie tenté tout mon possible pour l'en guérir.
Alicia accentue son discours en propageant sa conviction à ses interlocuteurs. Elle tourne le regard vers les nouveaux arrivants, dont un soldat et une guérisseuse. Elle sent la chaleur quitter le corps du vampire sous ses mains au rythme de l'écoulement de son sang. Comment peut-elle être plus convaincante ?
– Si je comprends bien, intervient le soldat à qui incombe l'urgence de la décision, il s'est mis entre vous et la créature, ce qui lui a valu cette blessure.
– Et il a combattu nonobstant sa plaie avant de la tuer. Cela ressemble fort à un mange-écume, ces arthropodes géants que même les guerriers craignent ! Son sacrifice mérite reconnaissance.
– Nous devons agir vite pour combattre le poison, commente la guérisseuse plus soucieuse de sa fonction que de politique.
Alicia sent que l'hésitation globale penche en sa faveur, elle lance un appel de soutien à son frère.
– Ma sœur prend l'entière responsabilité des soins de convalescence et des actes du vampire jusqu’à sa guérison, affirme-t-il de son ton le plus docte. Une fois sa dette payée, il sera remis aux mains de la justice pour son intrusion dans le royaume.
Alicia sourit, elle savait qu'elle pouvait compter sur les études de droit de son frère pour appuyer la décision qui lui paraît la plus juste. Le soldat se rend au mot « dette » et la guérisseuse referme grossièrement la plaie.
– Tous ici sont témoins de votre engagement Alicia Bore, déclare le soldat, je prends votre frère comme garant.
Tous deux acquiescent.
– Voilà une situation qui ne s'est jamais vue, murmure quelqu'un à voix basse.
Ce que tous ignorent est que cette rencontre n'est qu’un des prémices d'un autre événement inédit.
***
Rapport d'arrivée de Vincent Vouillard au portail xx – 24 août 20xx
Sont arrivés ce jour deux exilés envoyés par la Ragguî, motif abscons, mais ressortissants inoffensifs. Il s'agit d'un couple mixte, elfe diurne originaire de Vallynä et vampire originaire du clan De La Lune. Si je comprends bien, leur mariage est à l'origine de l'exil car leurs deux nations sont en tensions et le désapprouvent. Il semblerait qu'elles ont fait pression sur l'état neutre de Ragguî.
Noms : Alicia Bore, âgée de 20 ans, apatride. Elliot, 18 ans, apatride et déchu de son patronyme pour cause de reniement.
Etat : bonne santé physique et mentale, de ce que je peux en juger. Inquiets et désorientés, le vampire fronce les narines à chaque appareil motorisé et l'elfe se bouche les oreilles. Comportements normaux. On sent de l'amertume et de l'énervement chez le vampire, pas d'agressivité. Une grande politesse et un regard perturbant.
Pas de possessions à déclarer, si ce n'est leurs vêtements. Nous les échangeons contre des habits locaux.
Je les confie à Schillig pour les mener à l'internat.
Carnet de Bord d'Urilch Wænt – Président du Conseil d'administration raggîen
Aujourd'hui, une situation difficile s'est imposée à nous et bien que je sois convaincu d'avoir pris la décision la plus sensée considérant les éléments présents, je sais qu'elle a créé bien des ressentiments, surtout auprès des principaux concernés.
Il y a quelques jours un jeune couple inhabituel est arrivé en Ragguî, recherchant une protection contre leurs nations respectives. Il s'agit d'un membre du clan De La Lune et d'une Vallynaya, autant je ne crois jamais avoir entendu parler de couples vampires-elfes toutes nations confondues, autant je dois dire que celui-ci est la pire des configurations possibles. Les clans vampires et la Vallynä se déchirent depuis… toujours il me semble. Ils partagent la même île, les premiers en sous-sols et les seconds à la surface, la cohabitation pourrait pourtant bien se dérouler. Cela n'est pas.
Toujours est-il que ces deux nations surent s'entendre pour rejeter ces deux jeunes gens. Et j'entends par-là les rejeter totalement de l'existence s'ils le pouvaient ! Conscients que la Ragguî ne consentirait jamais à faire une exception, car nous tenons fermement à la protection des individus demandant l'asile, ils demandèrent chacun de leur côté l’exil dans l'autre monde.
Ah, les débats qui animèrent le conseil ce matin ! Du fait de notre statut de nation bâtarde, nous sommes tributaires des états alliés sans lesquels nous n'existerions pas, et le conseil d'administration ne peut se passer de l'intervention des consuls. Évidement ceux des clans vampires et de Vallynä envenimèrent les échanges, inutile de m'appesantir dessus. Le consul lycanthrope ne se rendit guère plus utile, se contentant de railler son incompréhension du problème. Il clamait à raison que ces jeunes gens n'ont commis aucun crime ni délit selon aucune loi connue. Les consuls humains et elfes nocturnes préféraient penser au bien-être du couple nonobstant la justice. Quant aux autres consuls elfes diurnes, ils préférèrent ne pas s'immiscer de trop, afin de garder de bons termes avec Vallynä.
Je dus trancher et souscrire à l'exil du couple. Si aux yeux du peuple, je cède aux pressions, ces lignes témoigneront que ma résolution a pour seule ambition la sécurité de ces jeunes gens. En effet, la Ragguî à l'heure actuelle ne saurait offrir une protection optimale à qui que ce soit poursuivi de la haine de deux nations.
Nos frontières sont poreuses et n'importe quel assassin peut rentrer dans le territoire, caché parmi ses compatriotes. Nous savons faire face à la puissance de frappe et l'acharnement vampirique, nous protéger de la télépathie et la magie des Vallynayas, mais comment protéger deux personnes des deux en même temps sans mobiliser d'imposantes ressources ?
Le pire, je crois, est que le garçon est – ou devrais-je dire était – l'héritier du Maître De La Lune, ce qui canalise encore plus de ressentiments envers lui.
Je souhaite à tous deux de trouver leur place dans Junsîl, cet autre monde avec lequel nous échangeons. Nul vampire, nul elfe ne pourra s'y rendre sans contrôle, et les humains sans pouvoirs magiques ne se soucieront pas de leurs origines.
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