6 - Dans le noir 1
Sephenn ne trouvait pas le sommeil. Il avait faim et était déjà endolori après quelques heures coincé dans sa cage. Nyctalope, il découvrait l’obscurité totale inconnue jusqu’alors. Elle faisait monter en lui une angoisse qu’il était parvenu à ravaler au prix de grands efforts. Les pierres épaisses ne laissaient filtrer aucun bruit. Les gémissements des autres condamnés, amplifiés par ses oreilles sensibles d'elfe, combinés à l'air froid stagnant, mettaient ses nerfs à rude épreuve. Plus d'une fois, Sephenn s'était pris à mordre le tissu en coton de son tee-shirt, jusqu'à le trouer de ses canines, pour bloquer les pleurs qui lui montaient à la gorge.
Il avait, depuis longtemps, renoncé à se libérer de la cage. Non seulement le métal était solide, mais il absorbait l'énergie magique dès que Sephenn tentait de la concentrer pour lancer un rayon lunaire.
La fureur éteinte avait laissé place à la culpabilité et la honte. Culpabilité de s'être fait mener dans le territoire de sa proie, lui donnant l'avantage. Honte d'avoir trahi la prudence des chasseurs. Honte d'être pris de panique dans cette cage étroite, suspendue dans ce cachot coupé du monde, loin de la visibilité et de l'explosion de son dans lesquels Sephenn avait grandi.
L'adolescent avait tenté de communiquer avec les autres prisonniers. Mais, après d'infructueuses tentatives, dont les seuls retours étaient des insultes, il renonça.
Dans sa lutte contre l'angoisse, Sephenn mit du temps à réaliser qu'au milieu des gémissements, une voix ténue l'appelait. Il se redressa et tendit l'oreille.
– Psst, jeune homme, psst.
Haletait un homme à sa droite, vers le haut, de manière à ce qu'il ne puisse voir celui que l'appelait.
– Qu'est-ce qu'il y a ? interrogea Sephenn en s'accrochant aux barreaux de la cage, plein d'espoir.
La voix aspira difficilement.
– D'où viens-tu ? parvint-elle à prononcer.
– Attendez, vous avez du mal à parler, je vais faire quelque chose, dit Sephenn.
Sephenn colla son visage contre les barreaux, afin d'estimer au mieux sa position par-rapport à son interlocuteur. Il projeta ensuite sa télépathie vers sa cible et prit contact avec l'esprit du prisonnier.
– Voilà, nous pouvons parler sans être interrompu par les autres. Et ce sera plus reposant pour vous, dit mentalement Sephenn.
Paniqué par le contact mental, auquel il n'était pas habitué, le vampire sursauta et trembla de tous ses membres. Son souffle, déjà irrégulier, s'agita de plus belle. Le jeune télépathe tenta de l'apaiser, inquiet que l'inconnu perde conscience sous le choc ou pire encore.
– Je suis télépathe, vous ne craignez rien, insistait-il.
Dans le même temps qu'il projetait des messages calmants au moribond, Sephenn s'efforçait de chasser l'angoisse qui lui nouait le ventre, car le contact télépathique transmettait aussi bien les pensées explicites que les émotions. Enfin, la confusion provoquée par la panique s'apaisa dans l'esprit de l'inconnu et son souffle reprit une certaine régularité.
– Comment ? murmura-t-il, trop épuisé pour élever la voix.
– Il vous suffit de penser, j'entends ce que vous voulez me dire.
– Je vois, pensa l'inconnu.
Il était dans un tel état de de débilité corporelle, que ses pensées étaient aussi difficiles à formuler que ses phrases. Mais au moins, il économisait son souffle.
Que pouvait-il avoir subi pour être dans un tel état ? L'inanition suffisait-elle ? craignit Sephenn, combien de temps faudrait-il pour être aussi mal en point que lui ?
– D'où viens-tu ? reformula l'inconnu.
– De Junsîl, répondit Sephenn.
– Junsîl ? interrogea l'inconnu. Cet endroit où vivent les sans-âmes ?
– Les sans-âmes ? s'étonna à son tour Sephenn. C'est là où vivent les humains. Sans magie.
– Sans magie, répéta l'inconnu qui remettait de l'ordre dans ses pensées. Les sans-âmes, c'est cela. De chez moi, nous appelons ceux qui ne perçoivent, ni ne maîtrisent quelque sorte de magie, des sans-âmes.
Un fatras de souvenirs envahit l'esprit de Sephenn par le biais de la télépathie, le jeune homme en retira des informations qui lui étaient compréhensibles sans connaître le monde de l'homme. Aussi étrange que cela puisse paraître à Sephenn, le vampire venait d'une autre terre que l'Arranë. Son père lui avait dit qu'il existait d'autres vampires, avec d'autres cultures et d'autres mœurs, au-delà de l'est du continent. Mais, pour le jeune métis qui avait grandi exclusivement parmi les humains sans magie, Arranë et les clans vampires étaient déjà un monde exotique, dont il ne faisait que rêver. Voilà qu'il rencontrait un vampire d'une autre région, au cœur du territoire De La Lune.
L'homme étant fatigué, Sephenn jugea plus sage et peu fructifiant de polémiquer sur le terme de sans-âmes pour désigner les humains de Junsîl.
– J'ignorais qu'il y avait des vampires chez les sans-âmes, pensa l'inconnu.
– Je ne suis pas originaire de la Junsîl, expliqua Sephenn. Mes parents y ont été exilés avant ma naissance.
– Pourquoi ?
– Mon père était l'héritier du clan De La Lune, mais il a choisi d'épouser une elfe, s'opposant aux siens.
– Mi-elfe, mi-vampire… fit l'inconnu. La télépathie…
– …Me vient de ma mère, confirma Sephenn. Pour tout vous dire, je suis ici car j'ai poursuivi un vampire qui a fait accuser mon père d'un viol. Or, je n'ai pas le droit d'être dans le territoire des vampires. Mon existence est un crime à leurs yeux.
– Oui, oui, pensa l'inconnu. Les vampires d'ici n'aiment pas les elfes.
Alors que la majorité des vampires que Sephenn avait croisé jusqu'à présent considérait son métissage avec dégoût, l'inconnu ne semblait pas en être affecté. Tout au plus, trouvait-il la situation avec une pointe de curiosité, vaincue par la fatigue.
– Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Sephenn.
Il entendit l'inconnu remuer un peu, tandis qu'il fouillait dans sa mémoire, exercice qui se compliquait au fur et à mesure qu'ils discutaient.
– Je vins porter un message de la part de Sire Sagremore, à l’intention de sire Dylan De La Lune, finit-il par répondre.
Le cœur de Sephenn fit un raté en entendant le nom de son grand-père. Son visage lui revint en mémoire.
– Mon message transmis, poursuivit l'inconnu, il m'exhorta de retourner chez moi, ramener sa réponse. Hélas, je fus intercepté par les Esprits Rouges. Ma rencontre avec Dylan De La Lune devait demeurer secrète, je ne pus trouver d'explications satisfaisantes à ma présence sur leur territoire sans autorisation. Dylan parvint à réduire ma peine, mon supplice prendra fin d'ici peu.
Un soupçon d'espoir envahit le corps de Sephenn, peut-être pouvait-il espérer de l'aide de Dylan De La Lune ! Ou pas. C'était son grand-père qui l'avait envoyé ici…
– À propos de supplice, qu'est-ce qui nous attend ? interrogea encore Sephenn, appréhendant la réponse.
– On nous envoie en spectacle, affronter diverses créatures, d'autres prisonniers ou encore des volontaires qui veulent s'amuser à nos dépends. Cela varie. On me laissa entendre, au début, qu'ils offraient liberté à ceux qui leurs plaisaient. J'ai cessé d'y croire. C'est une mise à mort longue, mais ma première condamnation promettait une souffrance et une humiliation bien pire, tandis qu'aux combats, je peux boire quelques gouttes de sang, par-ci par-là, et me revigorer un peu. C'est la seule nourriture à laquelle nous avons le droit.
– Cela ressemble aux jeux du cirque des Romains, pensa Sephenn.
– Les Romains ? interrogea l'inconnu qui avait entendu la réflexion du jeune homme.
– Un peuple humain, d'il y a à peu près 2000 ans, répondit Sephenn. Au fait quel est votre nom ?
– Aldor Ivankov, répondit-il. Je viens de la cité d'Halèsbourg, dans la province de Rhidanie. Au-delà de la mer Zyihn, qu'ils appellent mer des Esprits. S'il-te-plait, ne l'oublie jamais.
Chacun de ses mots s'accompagnaient d'une myriade de souvenirs, dans lesquels Sephenn ressentait toutes les émotions d'Aldor. Toute sa nostalgie et sa souffrance l'envahirent, lui coupant le souffle. Désireux de répondre à son souhait, Sephenn s'ouvrit entièrement aux images, qui coulaient en flots tumultueux de la mémoire du vampire moribond. Saturé de sensations, le jeune homme perdit la notion du temps et de l'espace, tandis qu'il inscrivait les souvenirs d'Aldor au côté des siens.
– Comment t'appelles-tu petit ? demanda Aldor quand il sentit Sephenn revenir à lui au bout de ce qui semblait une éternité pour le jeune homme.
– Sephenn Bore, fit-t-il encore ébranlé sous le coup.
Sephenn sentit la douleur de son propre corps refluer, l'angoisse qui s'était éteinte, lors de son échange mental, revint lorsqu'il reprit conscience de l'étouffante obscurité. Ce qu'il venait de faire le perturbait un peu : il n'aurait jamais cru qu'il était possible de mémoriser les souvenirs d'une vie entière d'un autre individu et, pourtant, il venait de le faire. Il pouvait se remémorer l'enfance d'Aldor Ivankov aussi bien que sa propre enfance, bien que Sephenn ne comprenne pas la signification de tous les souvenirs qu'il possédait, désormais. Grâce à eux, il savait maintenant ce qu'Aldor savait de Sagremore Des Lunes, et surtout, quel était le message qu'il avait remis à Dylan De La Lune.
(suite du chapitre dans la partie 2)
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