14 - Non, une révolution 2
Elliot s'allongea vers son frère et posa sa main sur le front froid. Il ne savait que dire, ni que faire. La peau était à peine tiède.
– Parfois ses paupières s'ouvrent, cependant ses yeux fixent droit devant lui sans vie. Je me dis, alors, qu'il n'est plus qu'une coquille vide et que je m'entête en vain.
Il s'approcha à son tour et vint poser ses doigts sur le cou de son cadet. Sous l'épiderme blafard pulsait doucement son sang sous le rythme de son cœur.
– Entend ce murmure, ce somptueux chant. La vie l'habite encore ! Ceux-là voulaient me contraindre à la faire cesser, assassiner mon propre fils.
Ses propos portaient un entremêlement de sentiments profonds qui émurent Elliot.
Il leva les yeux pour croiser ceux de Dylan.
– Je connais des gens qui pourront le réveiller, père. Je vous le promets.
– Il faudra avant faire payer à ceux qui ont failli, les saigner à vif et laisser leur corps nourrir les charognes.
– Cela en sera ainsi fait, assura de nouveau Elliot avec une froide conviction.
Le pacte conclut, père et fils quittèrent la chambre gardienne de leur échange.
– Père, souffla Elliot, encore influencé par l'ambiance. Pensez-vous qu'un homme seul puisse changer une civilisation ?
Dylan lui répondit d'un regard ambigu.
– Il serait fou de croire que n'importe quel homme en fusse capable. Toutefois, il en est des exceptions.
– Alors je serais cette exception.
– Ne l'es-tu pas déjà un peu ? railla Dylan, rompant la bulle de tension. Ton protégé a été installé dans la chambre verte qui donne sur la cour. Tu pourras ensuite te reposer dans ton ancienne chambre.
Le moribond était allongé dans le lit placé contre le mur. Un plateau, posé sur le guéridon, contenait les restes de son repas : un bol de sang et un pain de seigle. Elliot tira la chaise du petit bureau, à l'autre mur, et s'assit près du lit. Les blessures de l'homme avaient été pansées et un cataplasme lui couvrait la moitié du visage. Il lui faudrait encore quelques jours de soin avant de recouvrer assez d'énergie pour se régénérer. D'ici là, son œil crevé serait sans doute irrécupérable.
– Je sais que je vous impose un effort encore pénible, dit-il en prenant un ton à la fois apaisant et autoritaire. Néanmoins, je dois savoir qui est l'homme avec lequel mon fils est parti.
– Certes, souffla le moribond avec souffrance. Vous ne demeurerez pas longtemps céans, n'est-ce pas ? Je vous dirais, si je le puis, ce dont je crois savoir.
Un spasme de douleur le contraignit à fermer l'œil, Elliot patienta le temps qu'il fallait pour que cela passe.
– Considérez que ce ne sont que des maigres déductions, fondées la plupart sur des impressions. Lors de la guerre, je n'étais âgé que de treize années et m'étais caché pour assister aux affrontements, à défaut de pouvoir y participer. J'ai vu des arbres s'animer pour frapper vilement nos confrères et consœurs, des feux follets nous environnaient de toute part, émanant des fumerolles et étincelles qui venaient perturber les sens des guerriers. À cela, s'ajoutait des ombres sans densité et des illusions qui venaient jeter la confusion. Je fus alors témoin, à son insu, du manipulateur, de ces sortilèges ; c'était un elfe de grande taille aux longs membres, qui s'égayait à la folie dans laquelle il plongeait les nôtres.
»Cette nuit-ci, peu de vampires survécurent. Pour ma part, j'osai suivre l'ennemi – sottement persuadé avoir le dessus – pour connaître son identité. Je le vis alors, avec surprise, disparaître derrière un rocher non loin du palais De La Lune. Je crus à l'époque qu'il s'était évaporé d'une manière connue seulement des sorciers. Aujourd'hui, je m'interroge plutôt sur la proximité de cet endroit avec notre Maître.
Interrogation pertinente pour Elliot, qui écoutait attentivement.
– La guerre cessa deux jours plus tard, soudainement, à défaut d'adversaire à combattre, nous laissant un amer goût de défaite malgré sa disparition. Beaucoup des nôtres étaient victime de malédiction : folie, coma, perversion de leurs corps et d'autres, dont je ne me souviens pas. Les Maîtres ordonnèrent leurs exécutions, au prétexte que nous ne pouvions les soigner. Je tentai de parler de l'elfe, j'en fus empêché par un Esprit Rouge, qui sut me convaincre que cette vision était le fruit d'une illusion.
»J'oubliai un peu l'histoire, jusqu'au mois de la floraison des histagules, de cette année, où je fus de nouveau témoin d'une scène étrange. Sachez que j'étais marié à Lisbeth, petite-fille de Maître Kys'haxa, j'avais reçu son nom de famille en héritage, je résidais par conséquent dans le palais. Je surpris, une heure avant le crépuscule, une discussion entre mon grand-père par alliance et un autre homme. Celui-là arborait une apparence de jeune homme, aux cheveux bleus, une taille plus réduite et des oreilles de mevale. Pourtant, je reconnus dans son air notre ennemi. Je ne dispose d'aucune preuve pour étayer mes affirmations, je ne puis me fier qu'à mon impression.
»C'est cela même que je perçus ce matin, lorsque ce jeune homme reparut dans l'oubliette. Je ne sus par quel méthode s'y prit-il, toutefois, le gardien manœuvra le mécanisme de la cage de votre fils à sa demande, sans réagir. Il regarda votre garçon et lui tendit la main, sans mots dire. Tous deux quittèrent les lieux et le gardien replaça la cage. Vous arrivâtes plus tard, en combien de temps, je ne saurais l'estimer.
– Un jeune homme, cheveux bleus et oreilles de mevale ; apparence probablement modifiée par une illusion, récapitula Elliot.
Le moribond opina.
– Quelle était la teneur de son entretien avec Maître Kys'haxa ?
Il ferma les yeux.
– Si mes souvenirs sont exacts, ils s'entretenaient au sujet des récoltes. Oui, cela me revient ; le Maître doutait de notre capacité à survivre, sans l'apport nourricier des champs et des élevages. L'autre parlait d'esclaves pour nous obéir, des humains, nains, elfes, lycanthropes et iijkas, à enlever pour qu'ils œuvrent à notre place. Que les vampires étaient l'espèce supérieure, qu'ils nous fallait dominer et non point nous avilir aux tâches basses. Ce discours-là.
– Comment le prenait le Maître ?
– Il accueillait chaque affirmation comme Eau de Xshe.
– Qu'avez-vous fait ensuite ?
Un gloussement naquit entre les lèvres du vampire, vite remplacé par une quinte de toux.
– Ne pouvez-vous le déduire ? J'allai en référer au Maître, exprimant la nature de mon écoute et mes doutes quant à sa teneur. Je me vis accusé de crimes inconnus, mon mariage rendu caduque et ma vie soumise au fil des jeux.
– Je vois, fit Elliot avant de résumer. Cet homme disparut aux alentours du palais peu avant la fin de la guerre, aujourd'hui il y vient et va, dans le mystère des simples habitants.
L'homme confirma d'un tressaillement du menton.
– Si je rencontre votre Lisbeth, souhaitez-vous lui porter un message ?
Silence, toux, soupir.
– Dites-lui que mon crime fut la maladresse, que je l'implore d'accorder à mon sang le bénéfice du doute. Mon nom, Insfald.
– Je le ferais. Je vous remercie de ces informations précieuses. Reposez-vous maintenant.
Deux obligations, une direction unique. Elliot savait désormais où était sa cible, il demeurait méfiant toutefois à l'égard de ce mage elfe, dont il ne savait quoi attendre, et se questionnait sur son intérêt pour Sephenn.
Des choses étranges semblaient s'être déroulées en son absence et toutes n'étaient pas de bonne augure.
Elliot actionna avec émotion la poignée de la porte de sa chambre et une forte odeur de renfermé s'engouffra dans le couloir, lorsque le battant s'écarta du mur. Pourtant, les gongs glissèrent sans bruit, trahissant leur entretien récent.
La nostalgie vint le prendre, à la vue du nid de sa jeunesse. Son lit à baldaquin, aux draperies grises brodées d'argent et de bleu, trônait toujours de toute sa majesté sur la droite, par-rapport à l'entrée. En face d'elle, se présentait la cheminée, gravée de nymphes et de fleurs, surplombée d'un long miroir à la bordure ciselée d'argent aux motifs de lune. En revanche, les commodes, de la même qualité, étaient masquées par un amoncellement de tableaux, en les examinant Elliot reconnut ceux sur lesquels il apparaissait.
Une fois qu'il eut accolé les portraits au mur, Elliot ouvrit un tiroir et en retira un gilet de soie capitonnée, brodée d'argent et de perles. Il se souvint l'avoir porté à son dernier bal, avant l'exil. Les tissus étaient couvert d'une fragrance de fleurs diverses, issues des petits sacs, destinés à chasser les insectes et la moisissure.
Enivré par ses senteurs si naturelles, il retira prestement ses habits junsîliens et les jeta dans un coin, sans vergogne. Une bassine d'eau chaude et une serviette en coton patientaient, sur le rebord de la cheminée, son bon vouloir, Elliot se fit une joie de les honorer. Il se passa le pain de savon au lait, parfumé au thym, sous le nez et retint un sourire entendu. D'ordinaire, les chasseurs évitaient de se répandre sur la peau du parfum, de quelque sorte que ce soit, avant une chasse. Cependant, dans son cas, Nysciane avait dû estimer que l'odeur piquante et exotique d'essence, typique de la Junsîl, était plus préjudiciable que le thym. Le brin de toilette lui fit le plus grand bien, il frotta vigoureusement sa peau avec le gant en crin pour en retirer les relents de prison et de goudron.
Propre et fleurant bon, Elliot enfila sa vieille chemise de nuit, dont la tournure lui sembla un peu vieillotte, peut-être un peu serrées aux épaules. Il se glissa dans le lit et tira les tentures pour étouffer autant que possible la luminosité et les sons extérieurs, qui filtraient à travers les rideaux. Malgré la fatigue et le peu de temps qui lui était octroyé, l'ancien exilé avait trop de sujet de réflexions pour s'endormir immédiatement. Ses souvenirs l'envahissaient, les plus anciens entrelacés aux plus récents.
Alicia, sa belle Alicia. Déjà trois jours éloigné d'elle. Dans l'action, le visage de sa belle était passé au second plan, tout son être empli de la santé de son fils. Désormais au repos, sa femme et ses autres enfants venaient occuper sa conscience. Il s'enfonça dans les oreillers, décidé de profiter d'avoir toute la place pour dormir et récupérer.
Une heure plus tard, il était toujours éveillé, avec un tiraillement de frustration. Il lui manquait quelque chose pour s'endormir. Il sortit du lit et fouilla la pièce des yeux, en quête de ce qui lui manquait ; son regard se posa sur ses habits junsîliens. Il alla se saisir de sa chemise et la renifla.
Derrière l'essence et la transpiration se trouvait une douce fragrance, pleine de chaleur et de soleil.
L'odeur d'Alicia.
Aussi faible soit-elle sur un vêtement qu'elle n'avait jamais porté, elle fit un grand bien à Elliot. Vingt années à dormir auprès de sa femme, à respirer son odeur, il n'aurait jamais cru que ça lui manquerait à ce point !
Ainsi donc dut s'endormir Elliot De La Lune, pour sa première nuit depuis deux décennies dans la demeure familiale, avec près de lui sa chemise.
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