15 - Infiltration lupine 1
Luna leva les mains pour positionner la poignée de son épée au-dessus de sa tête, la pointe dirigée vers le vampire qui lui faisait face, dans une garde cumulant agréablement menace et protection. Elle avait étudié les arts martiaux historiques pour le plaisir, aujourd'hui, elle appréciait pouvoir rajouter une distance entre elle et ses adversaires. Ceux-ci présentaient une musculature plus développée que la sienne, et une expérience bien plus complète du pugilat.
Les infiltrés avaient passé les sentinelles à toute vitesse pour espérer perdre les forces armées, avant qu'elles ne leur tombe dessus. Bien sûr c'était illusoire, puisqu'un groupe équipé et organisé – malgré la relativité de ce terme – avait fini par les arrêter. L'adolescente s'était attendue à affronter des Esprits Rouges, en se fiant aux histoires de son père. Pourtant, les vampires qu'elle affrontait ne ressemblaient en rien à ces combattants d'élite.
L'homme face à elle l'attaqua de front, sans se méfier plus avant de son épée. Lui-même brandissait une sorte d'arme d'hast, avec une lame en forme de serpe. Contrairement à lui, Luna prenait parfaitement au sérieux cette menace. Et son regard sensibilisé aux maniements d'armes longues, l'interrogeait sur la maîtrise de l'homme.
La suite lui donna raison ; en deux passes elle avait détourné la pointe adverse et entaillé profondément sa gorge.
L'odeur âcre et douce du sang lui caressa les narines, réveillant un grognement au niveau de son estomac.
Les deux loups et l'humain mirent en pièce le reste des agresseurs. Le fusil d'assaut de ce dernier déclenchait une détonation terrible dans le goulot boisé où ils se trouvaient.
Luna n'osait pas l'avouer, mais elle appréciait la présence des deux hommes. Parce qu'ils avaient immédiatement décidé de l'accompagner, sans même qu'elle ait à leur demander. De plus, ils se montraient efficaces au combat. Manaa maniait avec destérité son arme à feu, exploitant la surprise des vampires lorsque le premier tir fusa.
L'adolescente s'était permis de s'infiltrer dans son esprit pour le jauger, par précaution, et avait constaté qu'il agissait en toute innocence. Quant au lycanthrope, il savait fermer son esprit aux télépathes, elle devait se fier à ses actes.
Le râle du vampire, à ses pieds, lui rappela sa présence, ainsi que la faim qui se faisait sentir. Elle hésita un peu à avaler le liquide rouge à sa source, rebutée par le fait de devoir prendre cet individu dans les bras et coller ses lèvres contre son cou. Elle avait grandi sans avoir besoin de mordre d'humanoïde et se nourrissait de tout, ou presque. De fait, elle n'avait jamais envisagé le contact avec un autre être humain, au-delà de la relation d'affection ou éventuellement de l'activité sportive. L'adolescente scruta sa peau rêche.
« Oublie tes réflexes d'humains, Lou. Tu es à moitié vampire et cet chose gigotante est en ce moment ta proie. Lâche-toi, suce ce sang qui te nourriras. Tu n'es pas obligée de mordre sa peau. »
Malgré son effort d'auto-suggestion, la jeune fille ne parvint pas à se libérer de son inhibition et se détourna de cette tentation.
Mordre un animal était une chose, facilitée par l'excitation de la chasse. Boire le sang de cet homme en était une autre. Peut-être que si l'un d'entre eux était déjà mort…
À peine pensa-t-elle à cette possibilité, que son regard se posa sur un corps démembré et déchiqueté. De nouveau le carcan d'éducation junsilien et elfique l'emporta sur sa faim ; il lui fut impossible d'envisager de toucher au cadavre. Tant pis, elle devrait se trouver à se nourrir ailleurs.
Redevenu bipède, Orchio déshabillait certains cadavres, en laissant le soin au pîjakil d'achever les survivants. Luna n'était pas très assurée par la mise à mort, ayant plutôt le réflexe de leur donner assez de soin pour survivre, et ensuite de les attacher pour qu'ils ne les poursuivent pas. D'un autre côté, une part d'elle se moquait un peu du sort de ses agresseurs. Et entre les deux, sa conception du monde était indécise.
– Pourquoi les achever ?
Le lycan releva la tête vers elle et la jaugea – visiblement pour adapter sa réponse.
– Explique ça à l'animal. Il a vu des vampires tuer ses maîtres et lui n'a aucun scrupule. Quant à moi, j'avoue que l'absence de survivant m'arrange pour l'infiltration.
– Hm, d'accord.
Cette justification simpliste ne satisfaisait qu'une part d'elle, la sauvagerie encore étouffée, que la métis n'était pas certaine de vouloir relâcher sans contrôle. Par principe, elle se refusait de traiter la vie ou la mort d'autrui avec légèreté, ou juste dans des considérations pratiques de ce genre. Elle regarda où en était le pîjakil et constata qu'il était trop tard pour les remords. Remords inexistants dans la nature de l'animal lupin, qui s'était fait un devoir de se rassasier d'un homme corpulent.
– Que vas-tu faire de ces vêtements ?
– Enfile ça et tu comprendras.
Luna se retourna vers les deux hommes, Orchio – la voix rocailleuse – tendait de façon insistante une veste pas trop tachée de sang à Manaa – la voix ténor. Ce dernier ne traina pas à s'exécuter, sans pour autant avoir l'air de comprendre. Il posa son trench sur sa housse d'armes, au sol, et passa la veste un peu large. Orchio lui fila ensuite un pantalon.
– Rassure-moi, ce n'est pas une question de mode ? plaisanta l'inspecteur en retirant son vêtement du bas, sans gêne pour l'adolescente.
Celle-ci s'en moquait, la pudeur n'appartenait pas à la mentalité de ses parents. Elle s'amusa surtout de la situation pour oublier le carnage, en relevant le symbole de super héros sur le boxer. Ce fut avec un demi-sourire aux lèvres, qu'elle se rapprocha, en regardant les vêtements en question. Dès qu'elle fut à portée de nez, elle comprit l'intention du lycanthrope : les tenues vampiriques masquaient l'odeur, typiquement junsilienne, mêlée d'humain et de pétrole, de Manaa.
– C'est loin d'être parfait. Cependant, il faudra faire avec, conclut Orchio.
– Certes, cet ensemble ne met pas tout à fait en valeur ma silhouette, répliqua l'inspecteur avec légèreté. Tu m'expliques ?
Orchio s'adressa à Luna.
– Ton avis ?
– De loin ça devrait faire le leurre, répondit-elle, avant d'expliquer à Manaa. Les vampires ont un bon odorat, pas aussi bon que celui des lycanthrope, précisa-t-elle pour Orchio, mais assez pour que ton parfum détonne. C'est comme si tu te baladais avec un panneau disant « nourriture ».
Manaa hocha la tête et jugea sa nouvelle tenue avec un nouveau regard. Orchio parla.
– Toi aussi fillette, tu pues le pétrole de Junsîl. Tu vas attirer l'attention sur toi, avant même qu'ils ne repèrent ta nature elfique. Enfile ça.
Il lui tendit une veste bleue, à dentelles élimées, et un pantalon assorti, éclaboussé de sang.
– C'est impossible de trouver un ensemble propre, se justifia-t-il. Tu pourras toujours changer quand on sera dans une ville.
Luna haussa les épaules. Si mettre les vêtements d'un mort ne l'enchantait pas, retrouver son frère était une priorité et la coquetterie se retrouvait remisée au placard. L'ancienne propriétaire des habits avait de plus grandes mensurations que Luna tout en étant plus petite. L'un dans l'autre, cela se jouait à trop peu pour être inconfortable.
– On a assez perdu de temps, dans quelle direction ?
Avec son flair aiguisé, Orchio servait de guide, plus rapide qu'avec une méthode de pistage. Il leva le nez et huma l'air, s'approcha un peu de la végétation et désigna une direction.
La jeune fille appela mentalement sa monture, en tentant de coincer son épée dans sa tenue, avant de penser à chercher une fourreau adapté sur les corps.
« Ils n'en sont plus à ça près, je suppose. »
Partant sur cette réflexion hésitante, elle dénicha une attache en cuir, qu'elle eut tôt fait d'ôter de la ceinture de l'ancien propriétaire et y passa son épée. Elle se rendit compte, l'instant d'après, qu'elle n'avait rien pour l'accrocher sur elle et dut récupérer la ceinture avec. Ce n'était pas encore parfait, puisque la lame dénudée manquait de la couper si elle n'y faisait pas attention. Heureusement, son pantalon d'emprunt était d'un tissu assez épais.
Manaa l'attendait près de leur monture, l'inspecteur éprouvait une méfiance instinctive envers le gros loup et préférait garder ses distances, sans la jeune fille à proximité. Le pîjakil avait encore un peu de sang sur les babines, qu'il léchait de contentement. Lui ne manifestait aucune appréhension ou hostilité envers ses nouveaux maîtres. Au contraire, il semblait apprécier Luna. L'adolescente vint le gratter derrière les oreilles, appréciant au passage la douce épaisseur de sa fourrure.
Son cousin lui avait souvent parlé de ces animaux et de leur capacité à accepter le lien télépathique. Puisant dans sa détermination, elle s'était élancée au-devant de lui, lui offrant ses émotions d'apaisement. Le pîjakil avait souffert de la mort des ses anciens maîtres, auxquels il était lié d'affection et de loyauté. Il avait accueilli les nouveaux arrivants comme une menace et seul le lycanthrope l'avait empêché de les attaquer immédiatement.
La jeune fille était parvenue à abaisser ses réticences et, petit à petit, il s'était laissé séduire par sa personnalité. Cela n'avait pas été évident ; d'abord, Luna lui avait transmis des mots, comme un dialogue mental avec sa famille. Cependant, l'animal de les comprenait pas et lui répondait par de la confusion. Elle modula sa pensée avec des émotions, faisant appel aux sens de l'animal, ce qui se révéla plus efficace. Ce qui était plus évident à dire qu'à deviner. Toutefois, Luna estimait fièrement qu'elle y était parvenue rapidement.
Une fois juchée sur la selle elfique, en tissu et écorce souple, elle aida Manaa à monter. Dans d'autres circonstances, elle aurait été embarrassée de la promiscuité induite par sa manière de l'enlacer pour se maintenir ; pour l'heure, elle concentrait sa conception d'elle-même sur l'efficacité, dans laquelle la pudeur n'avait aucune place.
Le lycan partit de nouveau en tête, il s'enfonça dans les fourrés de sorte que seule sa queue, droite à l'horizontal, dépassait encore. Luna indiqua mentalement sa volonté au pîjakil et il avança à la suite.
(suite du chapitre dans la partie 2)
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