17 - Le calme du tireur d'élite 1
Eux partis, Manaa allégea sa tension et s’écarta du tas d’immondices.
– C’était une rencontre très enrichissante, commenta-t-il avec un sourire aimable à l’intention de l’adolescente.
– Oui.
Elle ne savait pas très bien quelle attitude adopter vis-à-vis du subalterne de l’ignoble Schillig, celui-là semblait à l’aise, malgré sa grande veste élimée tachée de sang et sa housse d’armes.
– Tu vois, je ne m’attendais absolument pas à ça quand j’ai été embauché par l’Inexistante, mais finalement, ce monde me paraît encore plus passionnant.
Il se passa la main dans sa fine barbe.
– Bon, je pense surtout à ces quatre adolescents, pas vraiment à la folie crasseuse qui anime cette ville. Je ne m’étais pas du tout imaginé trouver des ghettos ici.
Cela avait aussi perturbé Luna, qui se référait aux récits de son père. Or, ce dernier mentionnait les villes vampires comme des lieux de luxe et de grandeur. Les orgies qu’il dépeignait ne se déroulaient pas dans le chaos le plus total au milieu des avenues et de la nuit.
– Je ne sais pas pourquoi c’est comme ça. C’est si différent de ce que mon père racontait.
Elle s’arrêta un instant et reprit :
– Vous n’avez pas peur ? Vous venez de commencer dans l’Inexistante, non ?
– Je dirais que j’ai plus d’appréhension que de peur et ma formation m’a enseignée à exploiter cette montée d’adrénaline sans me laisser aller.
La maturité de l’expérience et de l’âge frappa Luna, qui vit le jeune homme, en fin de vingtaine, sous un angle différent. Elle ne l’avait pas vu combattre ni tirer, n’entendant que le son de ses armes dans la dernière échauffourée, et attribuait sa venue comme le fruit d’un idéalisme justicier. Cependant, il paraissait sur ses gardes et assuré à la fois, confiant en ses capacités. Pourtant, il devait avoir l’impression d’être un mouton environné de loups. Sans parler du manque de luminosité, pour lui qui n’y voyait qu’à la lueur des flambeaux décoratifs dans les rues.
– Pour répondre à ta deuxième question, j’ai moins d’un mois d’expérience au sein de l’Inexistante. Ce qui correspond aussi à la date à laquelle j’ai découvert l’existence de ce monde-ci. Tout ceci est nouveau pour moi et avec la nouveauté s’accompagne toujours l’inquiétude. Mais j’aime être dépaysé, sinon je ne serais pas là aujourd’hui.
– Justement, pourquoi m’avez-vous accompagné ? Ce n’est pas votre supérieur, Schillig, qui vous a envoyé, il hait papa.
L’ombre d’un rictus passa rapidement sur la jointure des lèvres de Manaa, qu’il contint rapidement.
– Le commandant Schillig, commença-t-il en choisissant ses mots, n’était pas sur les lieux. J’ai agi selon mon code de l’honneur et…
Il se passa la main sur le menton, les sourcils froncés.
– Je suis navré de vous l’annoncer, votre mère m’a protégé lors de l’attaque et a été blessée…
Il leva la main en signe d’apaisement.
– Un collègue s’est chargé de la soigner, justifia-t-il, c’est un elfe nocturne spécialisé dans les soins, je suis sûr qu’elle ira bien. Cependant, avant de perdre connaissance, elle a manifesté son inquiétude pour vous. La moindre des choses que je pouvais faire pour elle était de vous ramener, ton petit frère et toi, sains et saufs.
– Maman est tombée dans les pommes ? répéta Luna, blême.
– Sous le choc, sans doute, tenta-t-il de la rassurer.
– Vous ne le croyez pas, ça se voit.
Le deuxième ancrage rassurant de son adolescence venait de s’effondrer. Luna eut subitement le sentiment d’être égarée, seule dans un monde hostile, sans repères. Son père avait beau être en forme, il était en cavale quelque part dans le territoire, et donc psychologiquement inaccessible. En face d’elle, l’inspecteur semblait vraiment navré de la douleur qu’il lui causait.
– Ce qui est vrai, est que je suis parti juste après son évanouissement, alors que mon collègue venait d’accourir auprès d’elle. Mon témoignage ne permet pas de connaître l’état de votre mère à l’instant présent.
– Je ne peux pas la contacter ici !
La complainte de la jeune fille s’adressait au vide, à son désespoir de ne pouvoir s’assurer de la santé de sa mère, de devoir cumuler l’indécision complète sur l’avenir de sa famille. Du haut de ses quinze ans, elle était trop jeune pour assumer un tel fardeau.
– En guise de consolation, je peux t’assurer que ton dernier frère, Tatian, était sain et sauf à ce moment-là. Et il n’y avait plus de danger pour lui.
Manaa était embarrassé et peiné pour elle. Il se rapprocha et lui saisit les bras sous les épaules.
– Courage Luna, tu es forte et tu t’en sortiras. Ceci est un mauvais rêve et comme tous les rêves il prendra fin : ton père vient de libérer ton grand frère, et avec les dernières avancées de l’enquête, il y a des preuves concrètes, et s’il est innocent, il sera relâché. Quant à Rodyle, nous allons tous les trois le sauver, d’accord ?
– Et maman, si elle ne peut pas être soignée ?
– Il faut croire qu’elle le sera. Tu ne pourras pas réussir cette mission si tu doutes.
– D’accord, mais les ragots ? Même si papa est innocenté, le mal a été fait.
– Tu ne sais pas de quoi l’avenir sera fait. D’après ce que j’ai compris de tes parents, ils ont la capacité de se relever et de recommencer leur vie. Regarde, ils l’ont déjà fait par le passé. Si cela te semble insurmontable, oublie le futur et concentre-toi sur l’instant présent. Avance petit à petit et tu auras bien mieux le contrôle sur la situation à venir. Que peux-tu faire maintenant ?
Luna haussa les épaules.
– J’en sais rien, pas grand chose, je ne sais même pas où sont papa et Sephenn et je ne pourrais pas soigner maman. Je n’y connais rien en justice et ce monde ne veut pas de moi.
Il l’agaçait un peu avec ses assurances, que savait-il d’elle ?
– Tu ne vois pas ce que tu peux faire, parce que tu vises trop grand. Pour l’instant, tu peux aller à la rescousse de ton frère, n’est-ce pas ?
– Oui, bien sûr, oui ! C’est ce que je vais faire, mais ensuite ?
– Oui, ensuite, que veux-tu faire ? Rentrer retrouver ta mère ?
– Oui, non, je… non.
Oui, bien sûr, elle aimerait retrouver sa mère, s’assurer de sa bonne santé, veiller sur le petit Tatian, contacter son oncle voir comment elle pouvait aider son père à être innocenté. Mais il y avait ces quatre adolescents et ce Tathlyn qui avait tant vanté Elliot. Son père était dans les territoires. Libre.
– Non, répéta-t-elle avec une assurance retrouvée. Je vais aller retrouver mon père. Normalement, maman sera en sécurité, cette fois.
Elle jeta un regard soupçonneux à Manaa.
– Cette fois, la menace sera prise au sérieux, confirma l’inspecteur, rassuré par sa reprise de confiance.
– Donc, je vais rejoindre mon père et voir ce dont il a besoin. J’ai bien retenu qu’il n’y avait rien à attendre de l’Inexistante, nous devrons nous aider nous même.
Manaa ne releva pas le sous-entendu insultant, avec indulgence. Orchio revint sur ses entrefaites, il eut un geste de suspend en percevant la tension qui s’estompait encore. Constatant que les regards qui se tournaient vers lui étaient plus détendus, il ne s’en formalisa pas.
– Ils sont dans une bâtisse un peu excentrée du centre-ville, dans des quartiers moyens. Je n’ai pas pu les épier, en revanche, j’ai écouté un peu ce qui se disait autour. J’ignore comment ils réagiront à l’annonce de l’intervention de ton père. Comme tu es en contact avec ton frère, je propose qu’on se rapproche de la bâtisse tranquillement, pour ne pas se faire prendre et tu nous préviens dès qu’ils le déplacent. Nous devrons aviser ensuite.
– Ça me convient.
La discussion avec l’inspecteur avait aidé Luna à retrouver sa détermination ; la morsure de l’incertitude avait été rangée parmi les angoisses de l’adolescence et elle était prête à repartir à la chasse.
(suite du chapitre dans la partie 2)
Annotations
Versions