Le massacre des innocents (+18)

9 minutes de lecture

La nuit était tombée, cachant la terrible boucherie malgré le clair de Lune qui inondait la clairière. Le mal était fait et le diner avait été un supplice. Charlotte et Tribois étaient persuadés que leurs geôliers les forçaient à manger les plats préparés devant eux. Ils en avaient eu la nausée et les servantes avaient dû les forcer à ingurgiter la nourriture, les gardiens les menacer de na pas recracher...À présent, aucun d’eux n’arrivait à fermer l’œil. Les images de l’après-midi revenaient les tourmenter, nouant leurs entrailles et nimbant leur regard d’un voile humide. L’officière, par moment, sanglotait d’impuissance.

Dans leur insomnie, les captifs virent des silhouettes se découper dans la pénombre. Elles s’approchaient à pas de loup, courbées sur ce qui ressemblait à des fusils. Était-ce une nouvelle illusion ? Malgré leurs doutes, ils se tournèrent vers leurs gardes. Il ne fallait pas qu’ils vissent ces éventuels libérateurs. Négligeant la douleur engendrée par les liens serrés, le duo se mirent à s’agiter. Les deux geôliers furent intrigués et commencèrent à les frapper pour qu’ils se calmassent… sans effet. Ils redoublèrent d’effort, mais le duo continuait sa transe. Enfin, les corps inertes des Oyacoulets tombèrent à leurs pieds. Mais leur raffut avait déjà réveillé certains voisins. Les amérindiens commençait à s’agiter sous leurs carbets, cherchaient arcs et flèches, sarbacanes et cognées.

La mort fauchait sans distinction les indigènes dans d’atroces tourments. Sans ménagement, les rares dormeurs étaient descendus dans leur hamac. Les autres étaient abattus dans leur course folle. Des projectiles de calibre quarante-quatre perforèrent les corps, éclaboussant de sang et de cervelle les alentours. Les crosses cognèrent et fracassèrent, des lames coupèrent, fendirent et équarrirent. Les semelles cloutées cabossèrent et écrasèrent. Chacun sembla y trouver l’exutoire à ses pulsions meurtrières, sa rage ou sa colère, son sadisme. Partout, des cris, des hurlements de douleur ou de terreur et des supplications, des êtres sans défense à genoux ou les bras levés, pleuraient ou imploraient la pitié de leur bourreau. Les plaintes lugubres se mêlaient aux détonations tonitruantes en une cacophonie chaotique et crispante… sans échappatoire. Nulle fuite n’était possible.

Des cadavres gisaient, qui éventré, qui le crâne éclaté par un tir à bout portant, qui battu à mort ou simplement piétiné par le passage des porteurs de péril. Les incendies allumés sous les carbets jetaient des reflets effrayants sur les corps ensanglantés. Les toits de feuillage, encore imbibés d’une récente et courte averse, produisaient une épaisse fumée qui occultait le ciel et la Lune. L’astre lui-même avait décidé de détourner le regard. Au sol, les nuages de poudre noire se mêlaient aux ténèbres pour brouiller la vision. À quelques pas du carbet-prison, une silhouette vague tendait la main et implorait un duo de tueurs. Ces derniers mirent l’arme à la bretelle, saisirent leur victime et la jetèrent dans le brasier le plus proche. Les cris aigus de l’infortunée et son corps sombre se tordant dans les vives flammes, tout ce sinistre spectacle était insupportable. Charlotte n’était pourtant pas novice en la matière. Elle avait encore en mémoire les images de l’après-midi, de cette infecte torture psychologique. L’odeur de chair rôtie qui emplissait l’air et se mêlait à celles, plus familières, du feu de bois, de la poudre noire et des résidus de tirs était de trop.

Révulsée, elle détourna la tête. Comme mu par un ressort, tout son corps suivit. Puis la nausée la fit s’éloigner en toute hâte. Elle entra en courant dans la rivière et s’y arrêta, de l’eau jusqu’au sommet des mollets. Son ventre se crispa et sa tête partit en avant. Elle se rattrapa en posant ses mains sur ses genoux à moitié fléchis. Les flots de bile clapotèrent, tandis qu’elle éructait bruyamment. Tribois avait suivi toute la scène avec inquiétude. Ce crime abject lui rappelait ses précédentes expériences. Même s’il y trouvait que cette sauvagerie répondait à celles de leurs ravisseurs, il ne voulait pas que sa compagne soit traumatisée. Son rôle était de la protéger, de lui épargner cette violence débridée. Et il avait failli. Il se rapprocha et posa une main affectueuse au bas de la nuque de sa partenaire. Il chercha ses mots, mais seules d'insignifiantes platitudes émergeaient de son esprit attristé :

— J’sont désolé que…

— R'tye-tei d'ma veie ![1] parvint-elle à articuler, avec difficulté, entre deux spasmes de hoquet.

— Comme tu veux.

Il allait se retourner mais, une nouvelle irruption de fluide lui fit craindre que sa compagne ne tombât. Il lui agrippa les épaules pour la retenir. Elle se dégagea violemment, puis fit volte-face et se redressa.

— P… Pourquoi ils font ça ? Pourquoi ils sont pleins d’mauvaiz’té ?

— Ben dame ! Les indiens valaient pas mieux ! Pas vrai ?

— C’est pas une raison pour faire les g’niafs[2].

— D’la ! J'ont pas d'leçon à leur donner.

Il était évident pour l’ancien baroudeur que le dialogue était impossible. Les hommes de la compagnie étaient comme dans un état second. L’action du combat, ses bruits et ses odeurs, les galvanisaient et les poussaient à la cruauté. Il connaissait, il l’avait vécu à la Légion. Charlotte pouvait-elle comprendre ? Était-ce différent des abordages, lorsqu’elle et son équipage luttaient pour leur vie ? Oui ! Les marins étaient dans leur bon droit, face à des hors-la-loi. Et même si, comme les Oyacoulets, les pirates ne manifestaient parfois aucune pitié, il s’agissait bien de légitime défense. Où était-elle lorsque des gens étaient abattus au saut du lit, assaillis par surprise par une troupe disposant d’un avantage tactique et technologique manifeste ? Où était la civilisation que l’Europe devait apporter aux autochtones ?

— C’est pas une raison ! on pourrait juste décaniller en fouraillant pour les calmer.

— T’inquiète don’ pas qu’ils nous fougaleraient[3] quand même, ces maudits quiaulins !

Mais l’hécatombe touchait maintenant à sa fin. Un à un, encore ivres de sang et de violence, les hommes se rassemblèrent bruyamment pour embarquer. Par un simple regard, la jeune femme signifia à son compagnon, qu’il y avait suffisamment de bateaux pour qu’il ne voyageât pas avec elle. Cependant, le chef d’expédition les retint tous deux sur la berge, quelques sbires à la mine patibulaire et enfiévrée derrière lui. Il jeta les ceinturons des révolvers et la carabine de Tribois aux pieds des deux amants qui, déjà, s’inquiétaient de ce cérémonial étrange.

— Vous deux, vous restez là ! ordonna monsieur Bideau.

— C’t une craque ?! s’écria Charlotte, les larmes aux yeux.

— Tout doux l’hystérique ! répondit le commandant en braquant son arme vers elle. J’ai justement ordre de vous abattre.

— Sapàs ![4]J’vous…

— Ça vous suffit pas d’avoir massacré tout un village de sauvages ? Faut aussi qu’vous nous dessoudiez ? coupa Tribois, en se plaçant devant la jeune femme.

— Justement ! Le sang n’a que trop coulé. Mais je ne peux malheureusement pas vous ramener ; comme je vous l’annonçais, j’ai des ordres stricts. Prenez vos armes et débrouillez-vous pour vous tirer de là : c’est tout ce que je peux faire.

— Nos flingues sont chargés au moins ?

— Je ne sais pas, il vous faudra vérifier. Mes hommes n’ont cependant rien touché. Bonne chance.


Sans attendre de réponse, le petit groupe s’en retourna vers les pirogues. L’ancien légionnaire et la capitaine assitèrent à leur départ sans mot dire. Ils restèrent quelques instants hébétés, comme assommés par ce qu’ils venaient d’entendre. La jeune femme regardait, immobile, leurs sauveurs s’éloigner. Elle semblait sourde aux appels de son compagnon. À cours de solution, il lui administra un léger coup de coude dans le bras. Elle se retourna mollement vers lui, les yeux perdus dans le vague :


— Faut qu’on décampe, lança-t-il.

— Qu’on déc…

— T’as toujours ton bracelet avec la boussole ?

— Que !?

Charlotte restait extérieure à la discussion. Elle entendait bien les mots de Tribois mais était incapable de leur assigner le moindre sens. Tout cela la dépassait, comme emportée par un dirigeable à l’enveloppe crevée. Un regard autoritaire et une secousse la rappelèrent à l’ordre, en vain. Elle restait là, sidérée. Alors, il lui prit le poignet pour l’ausculter et découvrit ce qu’il craignait : les sauvages l’avaient détroussée.

Avec pour seul éclairage la lumière de l’incendie, un mouchoir humidifié dans la rivière sur le visage, il parcourut le camp en feu. Il étudia les corps qu’il put approcher. De temps à autres, un bruit autre que le crépitement ou le grondement des incendies lui faisait lever la tête. Avec anxiété, il vérifiait que sa compagne était encore là et sondait l’obscurité en tendant nerveusement l’oreille. Ce n’était qu’après de longues secondes à n’avoir rien vu ni entendu, qu’il se remettait en quête du fameux bracelet de cuir portant la montre et la boussole de Charlotte.


Finalement, il le retrouva. Une adolescente gisant derrière un rideau de flammes le portait à son poignet. Pis ! le corps se trouvait sous un carbet dont la charpente embrasée menaçait à tout instant de s’effondrer. Pourtant, Tribois n’hésita pas une seule seconde. Arrachant un bout de toile, il courut le tremper, puis le jeta sur ses épaules et sa tête. La jeune femme le regarda, d’abord abasourdie. Soudain, l’angoisse l’étreignit lorsqu’il traversa le brasier et se porta auprès de l’objet tant convoité. Il se brûla en tentant de défaire les attaches. Un grincement sinistre résonna alors au-dessus de sa tête. Le cœur de sa compagne se serra. Elle s’approcha et le rappela. Mais son cri se perdit dans les tourbillons bruyants d’air surchauffé. Sans autre idée, elle se mit à s’agiter pour attirer son attention, tenta de le rejoindre mais fut arrêtée par la chaleur et la peur.

Le baroudeur, lui, ne se laissa nullement impressionner. Il saisit la morte par les aisselles et entreprit de la traîner hors de son logis. L’officière se raidit, saisie par la crainte qu’il échoue et l’espoir qu’il sorte de ce piège. Son corps entier était tendu, crispé, son ventre serré ; elle se rongeait autant les sangs que les poings. Une première poutre tomba et bloqua le corps inerte. La jeune femme, en spectatrice impuissante laissa échapper un cri d’effroi. Impossible de l’enlever sans risquer d’horribles brûlures. Tribois tira de toutes ses forces, en vain. Sa compagne l’appelait, l’implorait de revenir. Il recommença, sans plus de succès. Il avisa alors une hache, miraculeusement intacte. Il l’attrapa d’une main et, de l’autre déplia le bras de l’enfant. Puis, il donna un violent coup dans l’aisselle. À ce moment, l’abri s’effondra dans une plainte lugubre, faite de craquements secs, de chocs sourds et d’un feulement de rage. Charlotte se cacha les yeux, dont les larmes séchaient immédiatement.

Par chance, le carbet s’était plus ou moins abattu en son centre, épargnant l’ancien légionnaire, qui s’échinait sur l’articulation pour la découper. Il chassait de sa conscience la chaleur des flammes qui venait lécher ses guêtres et entamaient son châle de fortune. Suant à grosses gouttes, il cognait et cognait encore malgré la douleur. Enfin, l’attache céda et il partit à la renverse, effectuant un roulé-boulé à travers le rideau incandescent. Charlotte, horrifiée par le spectacle de son ami en feu, le poussa comme une furie vers la rivière. C’est alors seulement qu’il sentit l’odeur de roussi et les morsures de l’incendie. Il se plongea donc résolument dans les flots, sous le regard transpirant d’inquiétude de l'officière.

Ce n’est qu’après sa réapparition à la surface, que la jeune femme se rassura. Elle décida de s’attaquer à son bracelet. La tâche était ardue. Le métal des boucles était encore très chaud. De plus, manipuler un bout de cadavre avait un côté répugnant. La coupe grossière laissait apparaitre des morceaux d’os éclatés et des lambeaux de chairs déchirées ; par endroits, le moignon avait même commencé à cuire. Enfin, elle continuait à sentir les effluves nauséabonds de cochon grillé qui émanaient des corps en pleine combustion. N’y tenant plus, elle abandonna l’idée et se précipita sur le dégrad, où elle resta pliée en deux, la bouche grande ouverte et le cœur au bord des lèvres. Tribois, sortant de son bain, posa sa main aux poils roussis sur son épaule :

— Ça va pas, Marinette ?

Incapable de prononcer le moindre mot, elle secoua violemment la tête. Le garde du corps porta alors son regard un peu plus loin et, à la vue du bras posé au sol, comprit de quoi il retournait.

— Reste-là, j’vont m’en occuper. Ensuite, on déquille de c’t enfer.

[1] Retire-toi de ma voie !

[2] Ouvrier maladroit.

[3] Poursuivre

[4] Vauriens !

Annotations

Vous aimez lire Romogolus ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0