Une affaire de famille

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Les douleurs mystérieuses avaient fini par cesser. Ambroisine s’était réveillée, dans son lit, en parfaite santé, sans aucune trace de sang sur les joues ou sur son cou… Était-ce un mauvais rêve dû à l’excès d’alcool ? Elle n’avait pourtant pas tant bu. Et si quelqu’un l’avait droguée ? Après tout, l’attitude de ses deux compagnons justifiait cette hypothèse… mais elle ne s’était pas absentée de la table. Peut-être une denrée faisandée, alors ? Le serveur amérindien l’avait gratifiée d’un sourire bien énigmatique… Elle chercha à en savoir plus à la réception de l’hôtel et apprit que seuls des créoles y étaient employés, mais aucun au service en salle. On la dissuada d’aller interroger les cuisiniers et lui promit de mener l’enquête dans la journée. Intriguée, la jeune femme préféra se concentrer sur sa journée. Elle avait une dernière occasion pour convaincre son neveu et elle tenait à en profiter.

Ceinturée de bâtiments aux murs blancs éblouissants, la place du Gouvernement[1] était le centre névralgique de la colonie. C’est là que se trouvait l’hôtel du gouverneur et la salle de réunion du Conseil général, installée dans les anciens bâtiments des jésuites. L’hôtel des postes, téléphone et télégraphe, lui, venait de remplacer la direction de l’artillerie. Tout naturellement, le seul notaire du pays y avait également placé son office. Il occupait une construction en bois de style colonial qui avait été auparavant la capitainerie militaire. Au milieu de la place, l‘imposante fontaine de Montravel et ses chérubins impressionna Gonzague ; ce monument célébrait l’adduction d’eau dans la cité et donc, en quelque sorte, son entrée dans la modernité. Il resta quelques instants à le contempler, pendant qu’Ambroisine se rappelait comment Schlippendorf en avait profité pour étaler sa science lors de leur précédente entrevue avec le notable. Aucun d’eux n’avait remarquer qu’une troisième personne, en costume claire et salacot immaculé, restait en retrait.

Le fringant jeune homme n’avait pas retrouvé toute sa superbe après sa courte nuit, les vapeurs d’alcool ne semblaient pas totalement dissipées. De temps à autres, il se massait les tempes et maudissait la chaleur moite. Parviendrait-il à mener le jeu jusqu’au bout ? Malgré son état, la duchesse tenta de lui faire entendre raison, avant qu’ils n’entrassent chez le notaire :

— Gonzague, je souhaiterais vous entretenir d’un sujet important.

— Si vous comptez me dire que votre mariage est frauduleux, c’est un peu tard !

Surprise, la jeune femme écarquilla les yeux, son corps se raidit et elle recula d’un pas, interdite. L’autre afficha un sourire mauvais et exulta :

— Ah ! vous vous demandez bien comment j’ai pu l’apprendre ! Eh bien grâce à l’ami Fritz, pardi. Et il m’a montré une preuve irréfutable : la page originale du registre de la paroisse que vous avez falsifiée de vos mains ! Croyez-moi, votre perfide imposture est bientôt terminée ! Remerciez-moi si je n’en fais pas mention devant maître Griffert.

Le jeune homme, en plus de prononcer ses mots en claironnant, les avaient accompagnés de gestes du poing mimant le marteau pilon. Toutefois, il en fallait plus pour que la jeune femme perdit réellement pied ; elle resta calme, se ressaisit et, le visage fermé, se contenta d’une simple question :

— Vous a-t-il montré le dit-registre d’où provenait cette page prétendue falsifiée de mes mains ?

— Non, évidemment, mais…

— Alors pourquoi vantez-vous son irréfutabilité ? Quelle preuve avez-vous que ce n’est pas un faux grossier, que mon écriture est bien celle apposée dessus ?

— Allons, que voilà une bien étrange manière de vous défendre ! Quelle preuve avez-vous, vous, de votre innocence ?

— Pourquoi devrais-je fournir la moindre preuve, puisque, de votre côté, vous n’en avez aucune à m’opposer ?

— Vous renversez la charge de la preuve ! Dois-je vous rappelez que vous étiez…

— Rien du tout ! Je n’étais rien de plus que la fille du général de la Tour, gouverneur militaire du Strahl. Je n’avais aucun pouvoir sur les hommes de la Compagnie et encore moins sur un homme de Dieu.

— Même pas celui de la séduction ? D’autant que vous l’auriez tué ensuite pour vous assurer qu’il ne parlerait pas.

— C’eut été malvenu de ma part d’en user dans les circonstances. Quant à tuer quelqu’un de sang-froid, par les saintes inventions de Watt, quelle odieuse calomnie !

— Mais vous aviez intérêt, ou plutôt votre père, à ce que cette union ait lieu. Et puisque le décès de mon oncle n’était pas connu des autorités, il vous était facile d’arranger les faits à votre avantage et à celui de votre général de père. Un général plutôt ambitieux, me suis-je laissé dire.

— Vous vous laissez dire bien des fadaises, mon cher neveu ! Encore une fois, expliquez-moi de quelle façon j’eusse pu fomenter toute cette affaire alors que je n’appris le décès de monsieur le Duc qu’à mon arrivée aux placers ? Allons, je vous écoute !

En réalité, la jeune femme n’avait aucune intention de laisser son interlocuteur échafauder la moindre conjecture. Elle reprit la parole, après n’avoir laissé qu’un silence de pure courtoisie :

— Je crois plutôt que cette calembredaine à propos d’un mariage arrangé par mes soins et selon ma volonté sert davantage vos desseins que les miens. Votre misogynie patentée, ce vil venin que vous éventez à foison depuis votre arrivée, en est la manifestation. Peu vous importe que ce mariage fût inventé ou non : vous ne voulez pas qu’une femme porte le titre de duchesse et possède le moindre pouvoir de décision. Mais si le Duc vous a écarté de son testament, il devait bien avoir ses raisons… L’incompétence ? Peut-être. L’inconsistance ? Surement. Vous êtes un panier percé, une dilettante trop occupée à dépenser ses deniers, et même ceux des autres, dans le jeu. Le lupanar est votre bureau, crapule !

— Cessez donc cette hystérie, petite peste pernicieuse ! Je n’ignore rien de vos tristes tractations avec l’Allemagne à propos de l’or du Counani. Et vous me reprochiez de dépenser l’argent des autres ? Mais vous bradez la fortune de la France !

— Est-ce là tout ce dont vous êtes capable, Gonzague, des insultes et des accusation calomnieuses ? Quel brillant jeune homme vous faites ! Se faire ainsi jouer par une femme. Votre for intérieur doit en être tant bouleversé que vous voilà rendu à inventer une histoire de sordide trahison ! Pauvre petit prince écarté du pouvoir, vous êtes pathétique ! Et donnez-moi une dernière raison de ternir la réputation de celui dont vous vous esbaudissez depuis hier, à un point tel que vous lui mangez docilement dans la main sans la moindre…

— Taisez-vous donc, je ne saurais supporter davantage votre verbiage nauséabond. Votre voix de crécelle me vrille les tympans et me perce le crâne. Garder vos élucubrations pour vos juges, vous en aurez bien besoin pour sauver votre tête et protéger votre famille de la honte et du déshonneur de votre conduite.

Rouge de colère, Gonzague avait déjà posé sa main gantée sur la boule de bronze poli servant de clenche à l’imposante porte en bois d’angélique. Il s’apprêtait à l’ouvrir et à s’engouffrer dans la bâtisse pour couper court à la discussion. Ambroisine se cala entre le battant et lui, plantant un regard autoritaire dans le sien, empreint d’une sourde angoisse.

— Pas si vite, jeune pleutre ! Je crains que vous n’ayez d’autres choix que de m’écouter jusqu’au bout. Et remerciez le Ciel que je sois rentrée seule du fleuve, car si la capitaine Levavasseur m’accompagnait encore, je n’ai nul doute que vous en auriez pris pour votre grade et même quelques promotions !

— Me menaceriez-vous ? Et dire que vous me fustigiez à l’instant d’être tombé bien bas.

— Des menaces ? mais vous n’y êtes absolument pas ! La capitaine et mon fidèle Tribois veillaient tous les deux à ma sécurité. Malheureusement, les Oyacoulets, de terribles sauvages cannibales, me les ont emportés.

— Ceci est bien triste et vous m’en voyez navré mais…

— Veuillez ne pas m’interrompre ! Votre grand « ami Fritz », le seul alors à avoir pouvoir et autorité, exigea qu’une expédition punitive fût menée contre le village. Cela tombait en effet sous le sens, car leur proximité avec les placers constituait une sévère menace pour notre activité. J’avais espoir que mes deux anges gardiens me soient rapportés. Mais l’équipée s’en est revenue sans eux, sans même leur corps ni le moindre osselet. Ne trouvez-vous pas cela étrange ?

— Si vos Oyalouquet les ont consommés, ils ont dû ne rien en laisser. Je ne suis pas surpris. Vous essayez de vous prouver l’invraisemblable. Pauvre enfant, le Soleil des tropiques vous a décidément bien malmenée. Et ma misogynie est bien étrangère à ce jugement. Allons, ne retardez pas d’avantage le moment fatidique.

Tout en se moquant, il tenta de l’écarter avec son bras. Mais Ambroisine résista et chassa son membre vigoureusement avant de repartir à l’assaut, ces yeux dardant son opposant d’éclairs :

— Veuillez m’épargner votre cuistrerie, je vous prie. Vous qui êtes certainement le plus à même de reprendre les rênes des affaires de votre oncle, pouvez-vous m’expliquer pourquoi mes protecteurs furent les seuls à tomber lors des deux attaques ?

— Le hasard, certainement, mais… dois-je vous rappeler que je n’y étais pas ?

— Exactement, mon petit Gonzague : vous n’y étiez pas ! Aussi, vous ne pouvez savoir si j’ai intrigué pour faire croire à une union avec votre oncle sur les placers, vous ne pouvez valider l’authenticité de la feuille que Schlippendorf brandit sous votre petit nez busqué hier et vous ne pouvez que vous en remettre qu’à moi quand je vous parle de son éventuelle duplicité.

— Mais pour quelles raisons remettrais-je en doute ses propos ?

— Mais pour quelles raisons remettriez-vous en doute mes propos ?

Cette dernière question avait laissé le jeune homme interdit. Son cerveau encore embué de relents éthyliques peinait à trouver une porte de sortie. On eût dit un boxer qui vacillait après avoir reçu un puissant uppercut. Ambroisine décida qu’il fallait maintenant achever l’adversaire :

— Monsieur de Schlippendorf vous a-t-il entretenu de son projet de liaison par dirigeables ?

— Je ne suis pas certain de pourvoir aborder le sujet avec vous.

— Cessez donc d’être condescendant ! Faut-il donc que vous vous réjouissiez d’être le dindon de cette grotesque farce ? Puisqu’il vous a mis dans la confidence, vous n’êtes pas sans ignorer qu’il compte faire appel à l’entreprise allemande du comte von Zeppelin ?

— Si elle est la seule à proposer une solution qui réponde à nos besoins, je ne vois pas où se situe le problème.

— Mon pauvre ami, à votre avis, accepterait-on que l’ennemi de quarante ans ait impunément accès à des technologiques de pointe ? Évidemment non ! Il est patent que l’Allemagne a d’importants intérêts dans cette affaire, un gain aux dépens de notre pays. Et comment croyez-vous que ce contrat serait accueilli à la cour de France ?

— Et si cela permettait de faire redescendre les tensions entre nos deux pays ? Après tout, le commerce ne scelle-t-il pas les amitiés ?

La duchesse le regarda avec stupéfaction. Rapidement cette expression se mua en un incommensurable mépris.

— Prenez donc le titre de duc s’il vous sied, jeune falot, mais vous seriez bien avisé de laisser la propriété des mines aux personnes compétentes pour assurer leur pérennité, lâcha-t-elle, sur un ton glacial.

Et elle ouvrit la porte de l’étude et fit mine d’attendre son neveu et le rappela même à l’ordre. Mais lorsqu’il se fut assez rapproché, elle s’engouffra à l’intérieur et lui claqua la porte au nez.


[1] Aujourd’hui place Léopold Héder.

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