Seule face à la solitude

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Sur la terrasse qui faisait le tour du premier étage, Ambroisine goûtait à la fraicheur matinale. Son arrivée, la veille, avait été pénible. Elle s’était sentie comme opprimée, écrasée par la moiteur étouffante et la chaleur assommante de l’après-midi. C’était la première fois depuis plusieurs jours qu’elle pouvait réellement se poser, qu’elle prenait la mesure de la réalité du long voyage entrepris depuis la métropole, son ciel grisé par les pluies d’automne et la fumée des industries. Qu’elle changement ! Où que portât son regard, rien ne lui rappelait la France. Tout était différent. Les petites maisons basses réservées aux gardiens du bagne ou aux employés de la Compagnie, leurs toits de tôle ondulée peinte en rouge brique et éclaircie par le Soleil brûlant, les rues propres mais non pavées ni goudronnées, les profonds fossés en briques qui les bordaient et la cime des arbres tropicaux qui entourait cet écrin de civilisation, comme une île au milieu de flots moutonneux. Et ce large fleuve dans lequel le ciel d’un bleu limpide se reflétait lui évoquait davantage une frontière infranchissable qu’une voie de communication, un trait d’union entre les peuples. Quel dépaysement, quel sentiment d’isolement, de solitude ! Appuyée sur la rambarde, la jeune femme ressentait déjà le mal du pays.

Et que dire de l’accueil ? Oh, le personnel s’était montré tout à fait courtois ! Même si elle n’avait pas compris un traitre mot de leur propos. Un employé, certes sous-directeur adjoint, avait pallié à l’absence de son mari. Il lui avait certes expliqué – avait tenté de la rassurer – que les voyages sur le Maroni étaient soumis aux aléas du niveau de l’eau, que le retard de monsieur le Duc n’était donc pas encore inquiétant. Malgré les hauts murs ceignant la propriété et les quelques arbres du parc, des bruits lui parvenaient : un gardien criant sur un détenu récalcitrant, une discussion animée entre deux créoles, un échange entre des oiseaux exotiques… et la sirène d’un navire descendant le Maroni. Aucun d'eux ne lui évoquait le moindre attachement. Au fond d’elle, l’élégante se sentait étrangère à cette maison, à ce pays, aux gens qui le peuplaient. Une larme roula le long de sa joue poudrée. Elle s’empressait de l’effacer quand elle entendit le bruit sourd de semelles en cuir sur le plancher.

— Par tous les saints, mademoiselle, les domestiques de ce pays ne sont d’aucune efficacité ! se plaignit Gisèle, déjà rouge et ruisselante de sueur. Il faut bien s’y reprendre à trois fois avant qu’ils ne comprennent ce que vous attendez d’eux. Et vous verriez leur manque d’empressement ! Pourquoi diable monsieur le Duc n’a-t-il pas fait venir du personnel de métropole, à la place de ces nègres ?!

— Les nègres sont plus habitués que nous à ce climat délétère. Pensez que leurs ancêtres ont toujours connus cela. Ils doivent donc avoir développé des aptitudes que nous autres européens n’avons pas et sont donc plus indiqués que nous pour le travail physique, sous ses latitudes. Et s’affairer dans nos appartements doit être bien moins fatigant que trimer dans les champs.

— Reconnaissons tout de même que nous n’avons pas hérité des plus vaillant.

— La Guyane n’a jamais eu de considération. Il se dit que les esclaves qui y étaient amenés étaient les invendus des Antilles. L’explication doit provenir de là. Cependant, je vous rappelle que les indigènes et les chinois[1] n’ont pas donné de meilleurs résultats. Bien au contraire !

— J’ai cependant ouï dire que nous pouvions recourir aux services de déportés…

— Des bagnards ? Mais enfin, Gisèle, vous avez perdu la tête ma pauvre fille ! Hors de question que ces vauriens approchent à mes affaires ! Ne vous avisez surtout pas d’en embaucher un.

Ambroisine s’était retournée vers sa dame de compagnie avec un visage furieux. Face à elle, la vielle femme se rappela le sacrifice qu’elle avait dû consentir et, la fatigue du voyage aidant, elle ne put retenir plus longtemps sa colère :

— Dois-je vous rappeler, Mademoiselle, que je fus la seule employée de votre famille à accepter de vous suivre dans ce pays maudit ?

— Et je vous en sais gré. Votre présence m’est rassurante et votre compagnie, charmante.

— Mais cela ne vous autorise pas à vous montrer condescendante à mon égard. Je pourrais choisir de repartir. Les plus jeunes de mes enfants souhaiteraient certainement éprouver la présence rassurante et la compagnie charmante de leur mère.

— Oh, mais il n’a jamais été question que vous les abandonniez ! Je vous rassure, vous pourrez toujours les faire venir, ici.

— Dans ce pays de perdition, où circulent criminels endurcis, terribles bêtes et maladies incurables ? Il n’en est pas question !

— Alors cessez de récriminer ! Moi aussi, j’ai tout abandonné. Et contrairement à vous, aucun retour en arrière ne m’est possible. Dîtes-vous bien que vous n’êtes pas la plus à plaindre !

La suivante fut estomaquée par l’aplomb de sa patronne. Elle connaissait le caractère compliqué de la cadette du général Marin de la Tour. Et n’eut été la confortable prime promise, jamais elle n’aurait accepté de l’accompagner pour ce long et périlleux périple. Mais après plus d’une semaine de voyage à devoir supporter ces jérémiades et ces caprices, ces sautes d’humeurs et les brimades associées, elle songeait à rendre son tablier. Cette jeune personne à qui on avait tout cédé ne connaissait rien au respect et se permettait de rabaisser quiconque osait lui résister, c’est-à-dire prononcer le mot « non » ou émettre un avis différent du sien. Non, eut égard aux services rendus à la famille pendant des décennies, Gisèle méritait plus de considération. Sa paume fendit l’air et s’abattit sur la joue humide de l’aristocrate. Encore sous le choc de ce geste inconsidéré et qui, in fine, n’avait rien arrangé à sa rage, elle attendit la réaction de sa victime. Ambroisine porta sa main à son visage endolori puis darda d’un regard embué plein de reproches. Empourprée tant par la colère que la honte et le chagrin, elle décampa sans demander la moindre explication. Elle s’engouffra dans sa chambre et en chassa la petite domestique créole affairée à défaire une des deux imposantes malles de sa nouvelle maîtresse. Après avoir fermée toutes les issues, elle s’affaissa sur le lit à baldaquin et enfonça sa tête sous un oreiller. Cet affront serait lavé, oui ! Elle se le jura. Même si, au fond d’elle, l’aristocrate savait qu’elle avait mérité ce soufflet, qui n’était, du reste, que le dernier en date d’une très longue liste inachevée.

La jeune blonde fut tirée de sa conspiration par une nouvelle série de coups contre la porte. Plus tôt, le personnel avait essayé de s’enquérir de son état, de savoir s’il pouvait revenir à sa tâche. Chaque fois, elle l’avait éconduit avec d’odieux propos et même quelques menaces. Cette fois, elle réussit à comprendre que le déjeuner était servi. Elle n’avait pas faim mais elle savait que Gisèle ne lui laisserait pas passer une absence à un repas. Et puis n’était-ce pas le meilleur moment, alors que sa suivante serait concentrée à remplir sa panse, pour lui annoncer les conséquences de son geste ? Ricanant en son for intérieur, elle remit de l’ordre dans sa tenue, aplatit un faux pli de sa robe puis mit fin à sa réclusion. Elle parcourut avec lenteur le petit corridor et prit encore son temps pour descendre l’escalier. Lorsqu’elle pénétra dans la salle à manger, elle eut la satisfaction de voir qu’on l’y attendait. Elle ignora les servantes et vint s’assoir en se pavanant d’un train de sénateur.

En fine tacticienne, Ambroisine ne fit pas commentaire sur les mets présentés. Aucun ne lui donnait la moindre envie. Qu’étaient ces espèces concombres miniatures canelés au bout éffilé ? Malgré leur goût insipide et leur aspect gluant, elle se força à les avaler sans un mot. Elle entama de même le plat de résistance, une viande en sauce avec du riz et des haricots rouges. On eut dit le repas de deux trappistes en leur monastère. Et soudain, d’un ton léger, elle rompit le silence :

— J’ai décidé de partir à la rencontre de mon mari, sur le fleuve. Je suis persuadée qu’après son long voyage, l’initiative saura lui plaire.

Gisèle manqua de s’étouffer. Sous le regard amusé de la chipie, elle toussa dans sa serviette avant de répondre, avec une mine écarlate et déconfite.

— Mais enfin, mademoiselle, vous n’imaginez pas tous les dangers que vous courriez ?

— Comme vous y allez, ma bonne amie. Nos deux anges gardiens nous accompagneront !

— Nous ?

— Il est hors de question que j’entreprenne cette promenade sans vous avoir à mes côtés. Que penserait-on de moi, sinon ? Non, je ne prendrais pas le risque d’entacher ma réputation ; cela retomberait immanquablement sur la maison. Ce n’est pas souhaitable.

Maintenant livide, le visage de la dame de compagnie s’était décomposé. Sa patronne jubilait.

— Je… mon contrat n’incluait pas cela.

— Nous n’allions pas détailler tout, d’autant qu’en pareille contrée, il faut prévoir une place à l’imprévu. De toute façon, si vous ne daignez pas m’accompagner, je me verrais contrainte d’en référer à Père pour qu’il réduise cette riche prime qu’il vous a si généreusement – mais inconsidérément – octroyée. Du reste, je ne vois pas ce que nous risquerions : le pays est pacifié et il ne s’agit que de quelques heures à quelques jours de navigation. Vous avez vu comme moi le Maroni, c’est un fleuve large et tranquille : ce sera comme les promenades que nous faisions jadis sur la Seine.

— Dois-je vous rappeler que le grand Hugo perdit sa fille Léopoldine sur ce fleuve ?

— Oh mais contrairement à cette pauvre malheureuse, nous n’embarqueront pas sur un frêle esquif. Je compte bien jouer du poids de l’entreprise de mon futur mari pour réquisitionner le navire qui nous amena ici.

— Avec cette amazone bourrue ! N’est-ce pas vous qui me parliez de préserver votre réputation ? Pourquoi ne demandez-vous pas plutôt à monsieur Trigournot ?

— Parce que cet homme me semble bien falot ! Vous l’avez vu comme moi, hier. À part se confondre en excuses, qu’a-t-il fait ? Non, je demanderai à la capitaine Levavasseur de nous conduire. Au besoin, je lui rappellerai que mon futur époux saura se montrer fort reconnaissant à son égard.

— Je vois que, Mademoiselle a tout prévu ! feula Gisèle, mauvaise.

— Évidemment. C’est pour cela que j’ai exigé que l’on ne me dérange pas, ce matin. Vous ferez mandez monsieur Tribois après le repas.

[1] Vingt-sept chinois furent engagés comme travailleurs libres et amenés en 1820 pour cultiver le thé sur la rivière Kaw. Travaillant dans de très mauvaises conditions (en dépit d’un contrat prévoyant leur bon traitement), sans considération ni objectif de l’administration locale, les quatre survivants furent finalement rapatriés en France, en 1833, pour retourner ensuite en Asie.

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