3 : Avant le crépuscule
Lorsqu'elle rentra dans la skáli en compagnie d'Örvar, personne ne fit attention à elle. La plupart des membres du clan se préparaient à partir dès le lendemain.
Seul le Konungr la gratifia d'un hochement de tête.
Sigrún fondit sur elle avant qu'elle ne puisse faire un pas pour rendre à Erling ses fourrures.
— Eldrid ! Que t'es-t-il arrivée, ma fille ?
— J'ai... trébuché sur une pierre... en parlant au Konungr.
Sa mère adoptive la contempla d'un long regard scrutateur, l'air peu convaincu. Ses yeux finirent par accrocher la fibule dorée qui scintillait sur son épaule et qui retenait les lourds pans du vêtement prêté par le chef du clan.
— Pourquoi portes-tu sa cape ? Oh, peu importe ! L'essentiel, c'est que tu sois affranchie.
Eldrid se sentit pâlir. Elle n'eut pas l'impression de chercher le Konungr par dessus l'épaule de Sigrún. Pourtant, quelques secondes plus tard, ses yeux étaient soudés aux siens.
— Nous partirons avec Örvar et les autres en bateau, pour le Danemark, à l'aube, ajouta la femme rondelette.
Elle fixa les traits figés de la thraell.
— Qu'as-tu ?
— C'est que... je... il... je...
Les sons s'étranglaient dans sa gorge. La jeune femme pouvait nettement apercevoir Erling s'approcher d'elles. Sa mère adoptive sursauta lorsqu'il abattit une main sur son épaule.
— Vous vous direz adieu demain.
La femme devint livide, et le cœur de la jeune thraell se serra.
— Je... je ne suis pas certaine de bien comprendre... balbutia Sigrún.
— J'ai pourtant été de la plus grande clarté.
Il allait faire demi-tour, lorsque Eldrid tira sur sa tunique brodée d'argent sous les exclamations stupéfaites de sa mère adoptive. Il se retourna d'un bloc, se dégageant de l'emprise de la thraell d'un mouvement sec. Elle qui avait toujours été si révérencieuse en présence du Konungr, avait la sensation d'être au bord de l'implosion. Elle ne supportait pas que cet homme, à qui elle avait dédié tant d'années de sa vie, la rejette ainsi.
— De la plus grande clarté ? répéta Eldrid. Sans vouloir vous offenser, je ne crois pas, non.
Le Konungr plissa le front, tandis qu'une lueur menaçante fulgurait dans son regard. Cependant, il attendait qu'elle s'exprime. Eldrid n'avait jamais eu aussi peur de sa vie, mais elle se refusait à rejoindre les anglais. Örvar avait raison : elle faisait partie du clan, pas seulement parce qu'elle appartenait à leur chef, mais aussi car elle avait été élevée par eux. Ils étaient sa famille, même si un sang différent coulait dans ses veines.
— Vous souhaitez que je rejoigne les miens. Vous m'avez frappée, humiliée ! Tout ça pour que les anglais aient... quoi, au juste ? Pitié de moi ?
— C'est cela.
Le chef du clan s'était raidi. Et la thraell prit conscience du silence qui planait dans la salle.
— Je suis désolée de vous le dire, mais ça ne fonctionnera pas. Ils me tueront. Ils ne feront pas la différence, exactement comme vous autres, n'avez jamais fait la moindre différence quand vous les massacriez eux !
Elle sut qu'elle était allée trop loin avant même de voir le visage d'Erling se décomposer.
Elle crut qu'elle allait mourir pour de bon lorsqu'il l'attira à lui, dégaina son poignard et le posa sur son cou, juste au-dessus de son collier. Elle pouvait sentir une veine y battre follement.
Elle aurait voulu rassurer Sigrún d'un sourire, mais le chef de clan l'emprisonnait dans son regard, aussi sûrement que si l'acier de ses yeux avait été des barreaux. Elle avait l'impression de se noyer, de brûler, d'être transpercée par une lame chauffée à blanc, de se perdre dans les profondeurs du royaume des enfers.
Périr de la main du Konungr serait sans doute une mort bien plus douce que celle que lui réserverait l'ennemi.
— Vous pouvez me tuer pour mon insolence si cela vous chante, Konungr, proposa-t-elle d'une voix tremblante. Je ne serai de toute façon bientôt plus de ce monde, puisque vous vous obstinez à me conduire sous les lames des anglais !
Il la relâcha en soupirant.
— Je suis des vôtres, je ne...
— Tu as tort, thraell, la coupa-t-il.
Il se détourna, et cette fois Eldrid ne le retint pas.
Elle battit en retraite face aux regards chargés d'incompréhension que lui lançaient les siens. La neige l'accueillit, froide et réconfortante face à la chaleur de ses joues empourprées.
~*~
Le cœur lourd, elle regardait le knörr qui emmenait Sigrún. Le bateau fendait les flots avec grâce. C'était une aube brumeuse et glaciale, et les navires ne tardèrent pas à disparaître dans le brouillard. Leurs adieux avaient été brefs. Trop, peut-être : Eldrid sentait déjà peser sur son âme les remords de tout ce qu'elle n'avait pu dire à cette femme qui l'avait élevée, et qu'elle ne verrait sans doute jamais plus.
Elle restait seule aux côtés d'Erling Bjarnason et des quelques hommes qui avaient souhaités rester.
Ils rentrèrent dans la skáli. Eldrid préparait le repas - le dernier, elle en était convaincue - en écoutant les hommes mettre au point un plan défensif. Ils avaient convenu d'agir comme s'ils ne semblaient pas au courant de l'attaque imminente, espérant prendre leurs ennemis par surprise.
Elle avait la confuse impression de flotter à mi-chemin entre le rêve et la réalité. Elle ne servirait plus jamais de vin au Konungr. Elle ne le verrait plus jamais tourner sa dague entre ses doigts d'un air concentré. Elle ne verrait plus jamais les murs de bois de la salle commune.
Où qu'elle posât les yeux, elle sentait un pincement de regret sur son cœur. La porte de la demeure s'ouvrit sur Thorkell, qui était allé dehors faire une ronde de reconnaissance.
— Ils nous épient depuis le sommet des falaises. Ce n'est plus qu'une question d'heures avant qu'ils ne se décident à descendre.
Le chef du clan hocha la tête, vidant sa corne à boire. Puis il se leva, marcha jusqu'à un coin de la pièce, et sortit une longue chaîne métallique d'un coffre.
— Thraell, l'appela-t-il d'une voix douce.
Les yeux de la jeune fille s'écarquillèrent.
— Que...
— Tais-toi et approche.
Elle obtempéra, et il lui passa les fers aux poignets. Eldrid tressaillit lorsqu'elle sentit le métal s'enrouler autour de sa chair.
— Que faites-vous, Konungr ?
Sans lui répondre, il l'empoigna par le bras et l'entraîna dehors. Elle trébucha dans la neige.
— Débats-toi, siffla-t-il.
— Quoi ?
Puis, comprenant soudain ce qu'il tentait de faire, elle tira mollement sur les chaînes.
— Ils doivent le voir.
Elle recommença, faisant mine de tenter de s'échapper. Le coup de poing partit, la cueillant en plein estomac. Elle se plia en deux, incapable de respirer, tandis qu'Erling la traînait derrière lui.
Lorsqu'elle retrouva son souffle, elle explosa :
— N'en avez-vous pas assez de me frapper sans cesse pour mettre vos plans à exécution ?
Il lui renvoya un regard glacial. D'une secousse, il l'attira à elle. Elle crut défaillir lorsque ses yeux d'orage rencontrèrent les siens.
— Je te sauve la vie, maugréa-t-il.
— Alors vous auriez dû me laisser partir avec votre frère. Nous ne sommes même pas certains qu'ils nous regardent en ce moment même !
Le coup d'œil qu'Erling jeta vers l'à-pic fut bref.
— Je peux t'assurer qu'ils nous regardent. Et nous n'allons pas recommencer cette discussion, thraell.
— Mais...
— Il suffit.
Le ton était impérieux. Assez pour qu'Eldrid, en temps ordinaire, ne réplique pas. Mais elle était aux portes de la mort, et elle ne comptait faire valoir son point de vue, esclave ou non.
— Je ne veux pas rejoindre les anglais, et vous le savez très bien ! Ne suis-je donc rien qu'une des leurs pour vous ?
Il la dévisagea, une lueur étrange fulgurant au fond de son regard.
— Je te sauve la vie, répéta-t-il en l'entraînant en avant.
Il attacha ses entraves à un poteau qui servait de cible lorsque les guerriers s'entraînaient à tirer à l'arc. Les doigts du chef du clan se portèrent à la base de son cou. Si le mouvement fut brusque, cependant ils frôlèrent avec délicatesse sa peau au-dessus de son collier de servitude.
Elle se sentit défaillir lorsqu'il planta à nouveau ses yeux dans les siens.
— Tout se passera bien. Tu me fais confiance, n'est-ce pas ?
Eldrid acquiesça fébrilement. Elle serait prête à se jeter du haut d'une falaise s'il lui affirmait, contre toute logique, qu'elle ne s'écraserait pas en bas.
— Bien.
Après quoi il se détourna d'elle, repartant vers la demeure.
— Attendez ! Konungr ! s'écria-t-elle.
Elle eut beau s'époumoner, il fit la sourde oreille. Elle aurait voulu lui dire tous ces mots qu'elle avaient contenu depuis tant d'années. Lui dire de ce que chacun de ses regards produisait en elle. Lui dire à quel point elle avait peur de ne plus jamais le revoir.
Il rentra dans la skáli sans qu'elle ne le puisse, les pans de sa cape claquant dans le vent glacé. Était-ce cela, la dernier souvenir qu'Erling Bjarnason lui offrait de lui ?
Les mots lui brûlaient les lèvres. Elle se retrouva seule dans l'air aussi glacé que le royaume des enfers.
Son monde s'écroulerait avant le crépuscule.
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