5 : Les passagers de la pluie
Pont d'Iéna
Paris 16ème (75)
Février 2002
23:30
Ce soir-là, des trombes d'eau se déversaient sur la capitale. Oettinger était en patrouille nocturne avec Wilfried Furhmann, un inspecteur stagiaire dont il s'efforçait d'être le tuteur. Le jeunot était au volant. Parce que conduire une antique Laguna diesel n'avait rien d'excitant. Et qu'il était fatigué aussi.
— C'est beau une ville la nuit, non ?
— T'as rien trouvé de mieux que de piquer le titre d'un bouquin de Borhinger pour décrire Paris by night ? C'est d'une banalité affligeante !
— Ben tu sais, moi je suis originaire du Ballon d'Alsace, alors...
— Alors au lieu de dire des conneries, concentre-toi plutôt sur la route ! Déjà qu'on n'y voit pas à cinquante mètres avec ce rideau de pluie.
Le break Renault roulait lentement sur le pont. Les essuie-glaces paresseux et le désembuage inefficace du pare-brise n'arrangeaient rien à la piètre visibilité dont jouissaient les occupants du chiche habitacle. Pourtant, l'acuité visuelle du grand rouquin était toujours à l'affût. Cette exceptionnelle faculté naturelle lui permit de voir ce que son collègue n'aurait jamais vu, et de réagir plus vite que son ombre. En quelques secondes, il installa le gyrophare et la sirène s'enclencha instantanément.
— Gare-toi vite le long du trottoir.
Oettinger sortit son flingue de son logement.
— Hey ! Marco, qu'est-ce que tu fous ?
— Stoppe cette putain de caisse, je te dis !
Le vacarme du deux-tons les précédant sur le lieu de l'agression fit fuir la meute qui s'acharnait à coups de battes de base-ball sur la pauvre victime. L'intrépide inspecteur de police n'attendit pas l'immobilisation complète du véhicule pour s'éjecter de l'auto et s'élancer, revolver au poing, à la poursuite des assaillants. Malgré le déluge, l'imperméable bleu marine, le costume de ville et les derbys peu commodes pour courser les malfrats, Marc gagnait du terrain. Arrivé à quelques mètres de l'un d'eux, il fit les sommations d'usage, puis, en l'absence de coopération de l'interpellé, tira sur sa cible. Touché à l'épaule, le délinquant lui échappa néanmoins et s'évapora dans les environs de l'avenue Gustave V de Suède. A bout de souffle, l'inspecteur titulaire revint sur ses pas, retrouvant son stagiaire aux côtés du corps étendu à même le bitume.
— Marco, la meuf est dans un sale état. J'ai contacté le SAMU, il sera là d'une minute à l'autre...
— C'est pas une meuf, Wil', c'est Katia, un travelo !
— Oh la vache ! J'hallucine ! Tu le connais ?
— Ouais... Katia ? Katia ? Tu m'entends ?
Oettinger caressa les longs cheveux du travesti pour dégager son visage ensanglanté, noyé sous la pluie diluvienne. Un simple gémissement en guise de réponse. Mais il reprenait peu à peu ses esprits.
— Qui c'était, ces types ?
— Les hommes de mains de Fredo… répondit Katia en articulant péniblement.
— Ton mac' ?
— Oui...
— Je vais lui faire passer l'envie de cogner, moi, tu vas voir !
Le travelo ne pipa mot. Les secours le prirent en charge rapidement. Marc se dirigea vers leur voiture de service, suivi de son acolyte, et s'installa au poste de pilotage.
— Accroche-toi Wil', on va rendre une petite visite de courtoisie à Fredo le Nabot...
Sirène hurlante, la Laguna redémarra sur les chapeaux de roues.
***
Le break anthracite remonta l'avenue des Nations Unies pour se diriger vers la place du Trocadéro et du 11 novembre, puis bifurqua sur l'avenue Kléber avant de s'arrêter sur le bord droit de la chaussée.
— Il crèche ici, notre client ? C'est chicos dis donc, moi qui squatte à Bobigny...
— Ne te fie pas aux apparences, il niche au dernier étage, sous les toits.
Oettinger se signala à l'interphone anonyme et se fit derechef ouvrir l'imposante porte de style Haussmanien. Accompagné de son acolyte du jour, il monta les escaliers quatre à quatre pour se retrouver sur un palier encombré de vieux prospectus et autres journaux crasseux, jouxtant de maigrelettes plantes d'intérieur défraîchies. Marc tambourina l’huisserie.
— Fredo, Police !
Marilyn Manson se tut et de discrets petits pas résonnèrent sur le parquet grinçant.
— Ouvre, Fredo. Je sais que t'es là à t'envoyer une pouffe contre un peu de shit. Alors ouvre vite, sinon je défonce la porte !
— Voilà, voilà... répliqua une voix de fausset.
Les deux policiers dégoulinaient d'humidité sur le paillasson. On déverrouilla la porte et celle-ci s'effaça sur un quadra en peignoir de soie, chétif et court sur pattes.
— Bonjour messieurs. Je suis désolé, je ne vous attendais pas, je ne suis pas seul...
— C'est-à-dire, Fredo, que c'est un peu le principe de la Police, tu vois ! Elle se pointe toujours inopinément chez les gens. La prochaine fois, on t'enverra un courriel !
Le grand rouquin bouscula sans ménagement l'homme dans le vestibule et le propulsa contre la vitrine qui vola en éclats. Une femme-enfant, alors en train de se rhabiller dans la chambre voisine, poussa un cri d'effroi en entendant le bruit de verre brisé. Fredo s'écroula sur le sol.
— Mais vous êtes malades ou quoi ?
Marc ne desserra pas les dents et chopa le gars par le col pour le projeter dans la pièce principale. C'était un genre de fourre-tout mansardé où s'amoncelaient pêle-mêle quantité industrielle de matériel informatique et vidéo.
— Je vois que t'as refait la déco depuis mon dernier passage ! On se croirait chez Darty, tu ne trouves pas Wil' ?
— Ouais, l'odeur nauséabonde de pisse de chat en prime...
— Quand tu kiffes les animaux, tu ne t'arrêtes pas à ça !
— Qu'est-ce que vous voulez, bordel ? s'énerva le propriétaire des lieux.
— On va faire simple, mon Fredo, reprit calmement Oettinger. Je pourrais te coffrer pour proxénétisme, recel, détournement de mineure parce que je suis sûr que la demoiselle avec qui tu baisais n'a pas encore atteint sa majorité sexuelle, et même détention de substances illicites si je mettais à sac ton boui-boui ! A moins que...
— A moins que quoi?
— A moins que tu n'oublies Katia...
— Je ne saisis pas très bien, Monsieur l'Inspecteur...
— Me prends pas pour un cave, Fredo ! T'as envoyé tes sbires lui régler son compte, et si mon collègue et moi n'étions pas arrivé à temps, elle serait à la morgue à l'heure qu'il est.
— Elle me piquait de la tune, cette salope...
Marc dégaina son pistolet et le braqua sur la tempe du proxénète.
— Ta gueule et écoute bien ce que je vais te dire, espèce de sous-merde. S'il lui arrive encore des bricoles et que j'apprends que tu y es mêlé de près ou de loin, je te jure que je m'occuperai personnellement de toi. T'auras même plus tes yeux pour chialer...
— Vous n'avez pas le droit, vous êtes flic !
— Il me suffit de démissionner pour ne plus l'être...
— Je ne savais pas que vous étiez branché travelo ascendant pute de supérette. Je peux vous faire un prix si vous voulez...
Oettinger donna un grand coup de crosse à son interlocuteur. Ce dernier tomba à genoux.
— Respecte-la, connard ! Et considère-la désormais en free-lance. Pigé ?
— Oui, Inspecteur.
— Allez Wil', on s'arrache, ça fout la gerbe ici...
Les deux policiers quittèrent l'appartement et rejoignirent leur voiture de service.
— Marco, je peux te poser une question ?
— Ouais, vas-y.
— Comment ça se fait que tu t'investisses autant pour défendre un travesti ? C'est ton indic ?
— C'est plus que ça, man, bien plus que ça. Il y a des trucs qu'on ne t'apprend pas à l'école de Police. C'est le terrain qui te les enseigne. Et si j'arrive aujourd'hui encore à me regarder dans la glace sans ciller et à être droit dans mes grolles, c'est en grande partie grâce à Katia. C'est la personne la plus entière, la plus généreuse qu'il m'ait été donné de rencontrer. Quand sa mère et elle ont débarqué de leur pays, elles n'avaient plus un rond et savaient à peine parler le français. Dans ce genre de situation, il n'y a que sur le trottoir que tu peux te refaire. Sauf qu'il y a des vautours qui y traînent. Ceux qui font croire aux malheureux qu'en les prenant sous leur aile, tout ira bien. Rien que des foutaises ! Alors oui, je me défonce pour elle, parce que notre mission de service public, c'est de tendre la main à tous ces opprimés et de nettoyer notre capitale de toute cette vermine qui pollue nos rues.
— Marco ?
— Quoi ?
— Je ne pouvais pas rêver meilleur tuteur que toi !
Le grand rouquin sourit.
— Garde la lèche pour ceux qui en ont vraiment besoin, Wil'.
***
Boulevard de Douaumont
Paris 17ème (75)
Le surlendemain
10:30
Marc Oettinger sonna à la porte de Katia Sdresvic. Le travesti, diaphane, mal en point dans une robe vert-de-gris, lui ouvrit. Il ne put réprimer une inflexion de surprise et de contentement.
— Inspecteur ? Ne me dites pas que vous passiez dans le quartier par hasard, ce n'est pas votre circonscription...
— Bonjour Katia. Je venais simplement prendre de tes nouvelles. Tiens, c'est pour toi.
Marc lui tendit le bouquet de fleurs qui lui était destiné.
— Inspecteur, vous avez fait des folies ! Il ne fallait pas... Ne restez pas planté sur le palier comme un garde républicain, donnez-vous la peine d'entrer !
— Merci.
Le rouquin pénétra dans un salon délicieusement kitsch aux allures de boudoir du dix-huitième siècle. Katia l'invita à s'asseoir sur une méridienne en velours doré.
— A me courtiser ainsi comme une demoiselle, je vais finir par croire que vous avez le béguin pour moi.
— Je suis marié et fidèle...
Le policier joignit le geste à la parole en exhibant son alliance.
— Dans une autre vie peut-être ?
— Peut-être...
— Votre jeune collègue n'est pas avec vous ?
— Non, il est de repos.
— Et vous, vous ne vous reposez jamais ?
— Pas tant que toute cette racaille sera en liberté. Mais rassure-toi Katia, en ce qui te concerne, Fredo et ses hommes de mains ne devraient plus venir te chercher des noises. J'y veillerai...
— Et moi qui n'ai rien d'autre qu'un petit café à vous proposer pour vous remercier !
— Ça tombe bien, je ne bois jamais d'alcool pendant le service...
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