22 : Squatteur
Un squat
Quartier Chennevières
Saint-Ouen l’Aumône (95)
Hiver 2006
Un escadron de policiers explosa la fragile porte de l’étage désaffecté d’un immeuble délabré du Val d’Oise. La meute de flics s’engouffra dans cette brèche sous les cris d’effroi des occupants. Un modeste feu de camp en guise de chauffage, de faiblardes ampoules nues pour éclairer un horizon bouché, de vieilles couvertures étendues sur de maigres filins pour préserver un semblant d’intimité, deux ou trois éviers en inox rongés par le calcaire, quelques réchauds à gaz sur lesquels des casseroles cabossées chuintaient l’ébullition d’une eau saumâtre, et puis des matelas fatigués, crasseux, vautrés à même le béton poussiéreux.
A cette heure matinale, la plupart des squatteurs étaient médusés par cette irruption inattendue. Au milieu du chaos, Blitz tenta malgré tout de fuir. Il savait que la cavalerie était là pour lui, parce qu’il avait liquidé une mémé pour lui arracher son sac. Il courait. Et cette maudite fliquette, flanquée d’un grand rouquin endimanché, collait à ses basques.
— Arrête-toi, Blitz, t’as aucune chance...
La minette ne lâchait pas l’affaire. L’escalier en ferraille oxydée, la porte de secours, les toits-terrasses enfin. Ils étaient toujours à sa suite.
— Blitz, déconne pas…
L’homme en fuite se mit à faire feu sur ses poursuivants.
— Fais gaffe, Marina !
La commissaire répliqua et blessa le fuyard à la cuisse.
— Aaah ! Salope…
Son adjoint sauta à la gorge de Blitz et le plaqua au sol pour le menotter dans le dos.
— T’es en état d’arrestation, connard ! Tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi...
Marina les rejoignit.
— Ça va Marco ?
— Putain, il m’a lessivé, cette enflure ! C’est pas humain de me faire courir comme ça avant que j’ai pu avaler mon petit-déj’…
— Vois le bon côté des choses, vieux frère, il ne risque pas de te rester sur l’estomac !
— Tu me dois un pain au choc’, Mari ! Je l’ai serré avant toi.
— La prochaine fois, je te filerai mes bottines à talons pour équilibrer la donne…
— Le côté drag-queen, très peu pour moi ! Allez, magne-toi ordure…
Le trio redescendit péniblement des toits.
— Le Floch, coffrez-moi ça ! ordonna Oettinger.
— Et que fait-on des autres squatteurs ? demanda le brigadier.
— Contactez les foyers alentour pour leur fournir le gîte et le couvert.
Marina s’approcha d’un homme allongé sur une misérable carpette, enroulé dans des frusques élimées qui n’avaient pas été nettoyées depuis des siècles. Un France Soir déchiré était perché sur le visage râpeux du quadragénaire pour protéger ses yeux cernés et bouffis de l’agressive lumière crue. La fliquette le bouscula du pied.
— Debout, fainéant !
Pour toute réponse, elle n’obtint qu’un grognement. Elle insista.
— Debout, sac à vinasse…
— Ouais ça va, ça va ! protesta l’homme qui s’assit sur sa couche.
La commissaire reconnut instantanément ce regard vitreux, presque absent, ces cheveux corbeau cendré, hirsutes, et ces rides qui creusaient des sillons sur une figure burinée.
— Jonathan ? C’est toi ?
L’homme avachi scruta la silhouette longiligne qui s’était accroupie face à lui.
— Marina ?
La jeune femme prit les mains gantées de mitaines de son interlocuteur dans les siennes.
— Mon Dieu, tu es glacé ! Attends…
Elle attrapa au vol un morceau de ce qui faisait office de cloison mobile et en déchira un pan pour le jeter sur les épaules du nécessiteux.
— Viens avec moi, je vais t’emmener à l’hosto. Sinon, tu vas attraper la mort…
Jonathan était pétrifié de froid et ne répondit rien. Marina s’installa sur la carpette pouilleuse, aux côtés de son demi-frère. Elle ne lâchait pas sa pogne. Oettinger réapparut dans l’embrasure de la porte.
— Qu’est-ce que tu fabriques encore, petite sœur ? C’est pas le moment de chercher ton prince charmant au fond des poubelles ! On a du pain sur la planche, Blitz à auditionner…
— Marco, tu ne le reconnais pas ? C’est Jonath'…
— Jonath’ ? fit le rouquin incrédule. Ton frangin ? Ben merde alors !
— Faut qu’on le sorte d’ici, il est en pleine hypothermie ! Tu m’aides ?
Les deux flics soutinrent l’homme courbé, éreinté par son existence déchue, la drogue, l’alcool, jusqu’à la voiture de Marina pour le conduire à la Clinique Médicale du Parc.
— On va te trouver un logement, un boulot ; Marco a des tas de relations… Tu verras, je vais bien m’occuper de toi. Quand tu seras rétabli, tu pourras crécher chez moi. Tu seras le bienvenu, je vais te bichonner, on ne se quittera plus…
Jonathan fixait le pare-brise, impassible. Il n’accorda aucune attention à sa demi-sœur jusqu’au centre hospitalier. Le lecteur CD meublait le silence en égrenant son Message in the bottle, de Police.
***
Clinique Médicale du Parc,
quelques minutes plus tard...
Marina confia son demi-frère au personnel soignant, se chargea des formalités d’admission, puis reprit le chemin du bureau de police de Saint-Ouen. Le lendemain midi, accompagnée de son acolyte, elle se présenta à l’accueil de la clinique.
— Bonjour, pouvez-vous m’indiquer la chambre de Jonathan Mancini ?
— Il a quitté notre établissement à la première heure ce matin.
— Ce n’est pas possible ! Comment avez-vous pu…
— Il nous a signé une décharge, Madame.
— Il vous a laissé une adresse, un numéro de téléphone où le joindre ?
— Non, je regrette, Madame…
La commissaire était désemparée. Elle se tourna vers son ami.
— Je ne comprends pas, Marco, pourquoi est-il parti ?
— Tu lui as tendu la main, Mari ! C’est lui qui l’a refusée…
La jeune femme se blottit entre les bras puissants du grand rouquin.
— Je voulais tant faire pour lui, tu sais ! C’est mon frère…
— Il sait que tu es là désormais. Il frappera à ta porte quand il en éprouvera le besoin. Sans doute est-ce un peu trop tôt pour lui. Il ne voulait peut-être pas que tu le vois dans cet état.
— Je ne l’ai jamais jugé ! Je lui proposais simplement mon soutien…
— Tu ne pourras jamais sauver la terre entière, Mari. C’est à lui de décider.
Marina s’effondra contre cette épaule si chaleureuse, si familière, la seule qui sache vraiment la réconforter.
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