62 : Otage
Bureau de Police
DDPU 95
26, rue Général Leclerc
Saint-Ouen l'Aumône (95)
Fin janvier 2011
Le quatrième jour
10:07
Marina Marquance, flanquée d’une armada de collègues présents aux obsèques de Katia Sdresvic - Grégory Le Floch en tête - franchit les portes du commissariat et fut immédiatement prise à partie par l’inspecteur Durieux.
— Marquance, ça t’arrive d’allumer ton portable de temps à autre ou bien ? Le taulier est furax, ça fait près de deux heures qu’il essaie vainement de te joindre…
Il avait tout du syndicaliste notoire au look de soixante-huitard attardé : un cheveu rare, aussi graisseux que pelliculeux, une barbe de pédago, une grossière chemise prolétarienne jetée sur un futal en velours côtelé… Cette véritable image d’Epinal ambulante du militant gauchiste - pour autant qu'on puisse l'être au sein de la Police Nationale - représentait tout ce que la jeune femme détestait. Son côté lèche-bottes hiérarchique, en vue de se ménager les meilleures grâces tout en feignant de défendre la veuve et l’orphelin sans vraiment s’engager, l’horripilait au plus haut point.
— Michel Durieux, notre éminent représentant syndical, a « oublié » qu’aujourd’hui, Oettinger enterrait sa compagne ! La sonnerie de mon téléphone aurait été des plus incongrues en pleine cérémonie funéraire, ne trouves-tu pas ?
— C’était ce matin ? Mince, j’avais complètement zappé… Je voulais faire une quête auprès de nos camarades, et puis ça m’est sorti de l’esprit. J’en suis désolé !
— Arrête ton cinéma avec tes faux-semblants. Tout le monde sait très bien que tu es le toutou de Revon, et que tu n’as jamais pu encadrer Marco…
— Ce n’est pas vrai ! C’est une calomnie…
— Et puis d’abord, qu’est-ce qu’il me veut, le big boss ? coupa Marina.
— Eagle ! T’as convoqué Eagle pour un interrogatoire, dans le dos du divisionnaire, et tu le fais poireauter des plombes en plus !
— C’est mon enquête, je la mène comme je l’entends. Et j’emmerde la hiérarchie…
— Fais gaffe, Marquance. t’es dans le collimateur des huiles de la technocratie. Pour le moment, t’es encore clean, donc défendable. Seulement, si tu multiplies les conneries, je pourrai plus rien pour toi.
— La seule personne qui t’intéresse ici, Durieux, c’est toi. C’est ton cul que tu souhaites par-dessus tout sauver. Le reste, tu n’en as rien à carrer.
Marina se dirigea d’un pas décidé vers son bureau, mais sa course fut interrompue par le taulier qui l’interpella au passage.
— Marquance, j'aimerais m’entretenir avec vous un instant afin que vous puissiez justifier votre présent retard et m’expliquer la raison pour laquelle, malgré mon interdiction formelle, vous avez convoqué Izmaar Eagle.
La commissaire fit volte-face pour répliquer d’une manière peu affable.
— Monsieur le Divisionnaire, si vous vous teniez un tant soit peu au courant de la vie de l’équipe que vous chapeautez, vous sauriez que l’inspecteur Marc Oettinger inhumait ce jour sa concubine. Vous êtes d’ailleurs l’un des rares haut-fonctionnaires du Val d’Oise à avoir boudé l’événement. Ce n’est pas très bon pour votre avancement…
— Marina, dispensez-moi de cette arrogance si incongrue que vous vous plaisez à afficher en permanence, je vous prie ! Je réprouve de plus en plus votre attitude déplacée. Vous filez un mauvais coton, ma chère…
La jeune femme ne l’écoutait plus.
— Vous ne vous en tirerez pas à si bon compte. Vous me devez des explications, Marquance, vous m’entendez ?
La brunette claqua la porte vitrée de son bureau, s’installa dans son fauteuil et mit sous tension son ordinateur. Un cliché d’Alex apparut en fond d’écran. Une photo qu’elle avait prise depuis la coulisse d’un concert amateur qu’il avait donné avec son groupe l’année précédente. Où pouvait-il se trouver à présent ? Dans quel endroit la star montante du hip-hop pouvait-elle le retenir prisonnier ? Comme prévu, son frère d’armes l’avait contactée vers les trois heures du matin sur son portable. Il disait avoir réussi à faire parler ses étranges interlocuteurs, mais avant de dévoiler les renseignements qu’il était parvenu à recueillir, il voulait les vérifier par lui-même. Ça la rendait folle d’être ainsi écartée des investigations concernant son fils. L’instinct maternel hypothéquant son sommeil depuis sa disparition, elle aussi avait continué son enquête une bonne partie de la nuit. Après avoir rangé l’appartement de son acolyte, elle s’était rendue au commissariat pour affiner ses recherches. Quelque chose la turlupinait. Si la drogue et l’appât du gain avaient sans aucun doute motivé le double meurtre de Saint-Ouen, l’assassinat de Samir Assouyef et l’enlèvement de Melody Leprince, elle ne parvenait pas à comprendre le lien qui unissait le Caïd de Sarcelles à la vengeance que perpétrait Joseph Cash à l’encontre de Marc. Ils avaient certes partagé la même cellule, seulement, Eagle n’avait pas vraiment le profil-type du larbin de service. Avait-il une dette envers l’ex-flic déchu ? Marina se mit à fureter machinalement dans la chemise cartonnée dans laquelle elle avait compulsé toutes les données relatives au Prince du rap. Soudain, un papier chiffonné habillé de lettres découpées dans un journal et signé « C » attira son attention. Qu’est-ce qu’il fichait dans son dossier ? Elle ouvrit son tiroir métallique pour ganter ses mains de latex avant de s’en saisir et de le parcourir des yeux.
« Madame la Commissaire, votre entêtement n’a d’égal que votre inconscience… Cela confine même au harcèlement. Si j’étais à votre place, je laisserais Izmaar Eagle tranquille. Votre obsession à vouloir l’expédier à tout prix à l’ombre risque fort de vous coûter cher : la vie de votre fils ne tient qu’à un fil. Réfléchissez, Madame. Ceci est le conseil de quelqu’un qui admire votre pugnacité. Votre job ne mérite pas une telle implication personnelle, ni une telle abnégation, ne croyez-vous pas ? Votre dévoué C. »
La jeune femme blêmit et se mit à trembler de tout son être. Comment cette lettre « anonyme » avait-elle pu atterrir sur son bureau ? Elle se débarrassa de ses gants jetables, décrocha le combiné téléphonique et composa le numéro du poste du brigadier-chef.
— Le Floch, j’écoute !
— Le Floch, c’est Marina. Avez-vous connaissance du lieu où Joseph Cash serait actuellement détenu ?
— Dans l’attente de son jugement, il a été renvoyé à Fleury, sous étroite surveillance. Pourquoi cette question, Marina ? Quelque chose vous préoccupe ?
— J’avais simplement besoin de vérifier sa détention pour la confronter à mon intuition. Je vous remercie.
— Vous êtes sûre que tout va pour le mieux ? Vous avez une drôle de voix…
— C’est juste de la fatigue. Ça va aller, ne vous inquiétez pas.
La commissaire raccrocha prestement pour ne pas éveiller davantage les soupçons de son trop bienveillant collègue. Elle se leva brusquement et abandonna son bureau pour rejoindre la salle d’attente. D’impatience, le Caïd de Sarcelles martelait le linoléum de ses éperons, arpentant la minuscule pièce comme un lion en cage. La vue de celle qui l’avait convoqué le mit dans une rage tonitruante.
— Pour qui vous prenez-vous, Madame, pour me supplicier de la sorte ? A l’évidence, vous ne savez pas qui je suis, ni de quoi je suis capable ! éructa-t-il en tendant vers la fliquette un doigt inquisiteur.
Marina dégaina son arme de service et mit en joue le Prince du hip-hop.
— Te supplicier ? On n’est pas en représentation publique, Eagle. Epargne-moi ta théâtralité et laisse les effets de manche à ton avocat. Je sais au contraire ce dont tu es capable. Je sais que c’est toi qui as fait enlever mon fils. Et c’est pour ça que tu vas me conduire jusqu’à lui.
La star du show-biz' essaya vainement de se dégager de l’emprise de la jeune femme déterminée.
— Vous délirez complètement, Madame la Commissaire. Baissez votre flingue, ce n’est pas un jouet…
— Ta gueule, Bensoussan !
— Je ne m’appelle pas Bensoussan…
— Les mains en l’air, et vite, enfoiré ! Tu peux laisser ton costard de frimeur au vestiaire. Ici, t’es un moins que rien. Une misérable vermine que je pourrais écraser d’un geste. Allez, bouge connard.
Eagle précéda Marina pour traverser les couloirs du commissariat. Le personnel policier était scotché par le spectacle hallucinant qu’orchestrait l’OPJ. Plus petite et menue que son otage, elle le suivait sur la pointe des pieds en pressant son revolver contre sa nuque pour l’obliger à avancer.
— S’il y en a un seul d’entre vous qui moufte, je le bute ! C’est compris ?
Le divisionnaire voulut s’interposer.
— Qu’est-ce que vous foutez, Marquance ? Vous avez perdu la tête !
— Ne vous mêlez pas de ça, Revon…
— Calmez-vous, Marina. Tout le monde ici comprend très bien à quel point la disparition de votre gamin a pu vous affecter. Je suis même sûr que Monsieur Eagle ne vous tiendra pas rigueur de cet incident si vous le relâchez dans la minute.
— Notre célébrité va me conduire tout droit à Alex. J’ai brisé dans l’œuf son chantage de pacotille. J’ai renversé les rôles, ce n’est plus lui le maître du jeu.
Le Caïd de Sarcelles se tenait à carreau. Il savait que la meuf qui le menaçait de son arme de service ne plaisantait pas. Il n’avait pas mesuré son côté animal, l’instinct de louve qui la guidait pour délivrer son rejeton.
— Vous fabulez complètement, Marquance, s’insurgea le taulier avec humeur en esquissant un pas vers l’improbable couple.
— Restez à votre place ! Je n’hésiterai pas à refroidir cette pourriture si vous vous avisez d’intervenir.
Revon recula et intima l’ordre à son équipe de ne pas obstruer le passage vers la sortie. La fliquette et le Prince du hip-hop quittèrent le commissariat pour gagner l’exubérant coupé de Marina.
***
— Bensoussan, prends le volant !
— Cessez de m’appeler comme ça, ça me saoule…
— Tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, Caïd. Démarre !
— Et on va où ? Parce que je ne sais pas où il est, votre ado…
— Moi, je le sais. A proximité de l’endroit où tes hommes ont fait griller Samir Assouyef.
— Parfait, dans ce cas, vous n’avez plus besoin de moi…
— Oh que si, tu me seras très utile : tu seras mon bouclier humain.
Marina tenait toujours en joue son otage. Eagle se résigna donc à obtempérer.
***
— Le Floch, prenez une équipe avec vous et suivez Marquance. Dès que vous en aurez l’occasion, vous l’arraisonnerez.
— Très bien, Monsieur le Divisionnaire.
— Et moi, je compte pour du beurre peut-être ?
— Si mon service part en couilles, Durieux, c’est en partie à cause des velléités syndicalistes que vous essaimez partout sur votre passage. Alors, faites-moi plaisir, retournez gratter du papier, vous n’êtes bon qu’à ça…
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