Chapitre 1 ~ Un nouveau venu

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L’histoire que tu t’apprêtes à lire, cher lecteur, est une histoire surprenante, comme peu ont été racontées. Mais surtout, sache qu’il s’agit d’une histoire vraie. Tu te demandes peut-être, si tu te sers de ta tête et que la curiosité te démange, en quoi tu peux être certain que cette histoire est réellement survenue, aussi réelle que toi et moi, et ce livre que tu tiens entre tes mains. Pour le savoir, il te suffit de lire, et la réponse t’apparaîtra peut-être. On ne peut jamais être complètement sûrs de la véracité de ce qui est raconté de nos jours. Mais laisse-moi te donner un conseil d’ami : garde ton esprit grand ouvert, tu pourrais être surpris des merveilles qui se cachent là où tu t’y attends le moins. Maintenant que tu sais cela, es-tu prêt à connaître cette histoire, hors du commun des Hommes ?

Bien. Alors, commençons.

Le moment précis où notre histoire commence, notre héroïne se trouvait tranquillement assise dans un grenier poussiéreux, un livre sur les genoux, des paillettes de lumières flottant tout autour d’elle et des meubles aux contours fantomatiques tandis que les derniers rayons de soleil jouaient dans les cheveux flamboyant de la jeune fille…

***

  Charlie lisait, pour la énième fois, Peter Pan, calée dans son fauteuil fétiche – bien que défoncé – au grenier de l’orphelinat. Le jour touchait à sa fin, et la lumière dorée qui se reflétait sur les grains de poussières flottant donnait une atmosphère particulière à la pièce ; une aura presque magique. Si bien que la jeune fille avait l’impression que la fée Clochette voletait autour d’elle, répandant de la poussière magique un peu partout. Il ne lui manquait plus qu’une pensée agréable, et elle pourrait s’envoler vers les étoiles. Malheureusement, ce dernier élément était peut-être le plus dur à obtenir. Difficile de développer la moindre pensée agréable quand on a passé sa vie entière entre les murs gris d’un orphelinat miteux, sans avoir aucune idée de qui on était, ni d’où on venait. Même les Garçons Perdus en savaient davantage sur leurs origines ; tombés de leurs landaus sous la négligence de leur gouvernante. Certes, cette réalité n’avait rien de réjouissant. Mais aux yeux de Charlie, cela valait toujours mieux que de ne rien savoir du tout. Sans compter que les Garçons Perdus n’étaient pas coincés dans un orphelinat. Ils étaient libres. Charlie n’avait pas cette chance.

  Le soleil déclinait de plus en plus, plongeant le grenier dans la pénombre et empêchant Charlie de continuer sa lecture. La jeune fille poussa un soupir et se leva pour prendre une bougie. Elle en profita pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. La lucarne donnait vue sur la cour de l’orphelinat. Elle aperçut Otto, Beth et Wes courir gaiment tandis que les éducatrices tentaient de les faire rentrer. Mais Charlie voyait bien qu’elles n’y mettaient pas beaucoup de conviction. C’est qu’il était tellement rare que les enfants puissent s’amuser à Greywall. Cela ne se produisait qu’une à deux fois par mois à vrai dire. À chaque fois que la directrice quittait l’établissement pour qui sait quelles raisons inconnues et mystérieuses.

  Cette femme était un monstre ; les orphelins la craignaient comme la peste. Non pas que les éducatrices et le personnel de Greywall soient des plus affables et prévenants. Mais à côté de la directrice, les autres avaient des allures de bons samaritains. Le fait est que cette dernière, contrairement à ses sous-fifres, semblait avoir été forgée dans les feux de l’Enfer. Comme si elle n’était pas humaine. Sans oublier qu’elle haïssait Charlie, bien plus que n’importe quel autre orphelin de Greywall, et ce, depuis le premier jour. La jeune fille ne savait pas pourquoi – encore une question sans réponses dans sa petite existence – et elle s’en fichait comme d’une guigne. Ce n’était pas comme si Charlie lui vouait une quelconque admiration ou attendait quelque chose de sa part. C’était même tout le contraire.

  Les enfants finirent par suivre les éducatrices à l’intérieur, et Charlie se détourna de la fenêtre pour prendre sa bougie et une allumette. La jeune fille alluma la chandelle et la déposa dans une assiette ébréchée qu’elle avait déniché dans un des coffres du grenier, assiette qu’elle déposa sur un petit meuble à proximité de son fauteuil avant de se rassoir pour continuer sa lecture tranquillement. Ce grenier était son antre, son havre de paix. Elle y venait dès qu’elle pouvait. Elle aimait cet endroit poussiéreux remplis d’objets hétéroclites en tout genre ; coffres, vieux vêtements mangés par les mites passés de mode, meubles chancelants sous le poids de dizaines de livres, et une quantité de clichés jaunis par le temps montrant le Greywall d’un autre âge, un âge de prestige et d’opulence dans lequel la plupart des objets figurant sur les photos se trouvaient désormais entreposés dans le grenier, offertes aux mains curieuses d’une orpheline avide d’histoires. Les affaires des orphelins reposaient également dans ce cimetière de souvenirs, oubliés ou simplement à jamais délaissés par un propriétaire depuis longtemps trépassé. Du plus précieux au plus commun des objets, tous trouvaient grâce aux yeux de Charlie. À défaut de pouvoir contempler sa propre histoire, qui était inexistante, elle se plongeait fébrilement dans un passé qui ne lui appartenait pas en guise de compensation. La jeune fille avait cependant dû faire quelques aménagements avant que ce grenier désordonné ne devienne ce cocon rassurant. Elle avait passé des heures à déplacer les meubles et à chiper ce qu’elle pouvait à la cuisine et dans la salle de classe de Miss Grant : pots de confiture, biscuits, bougies, allumettes, un morceau de pain ou de gâteau quand elle avait de la chance, Charlie emportait tout ce qu’elle pouvait dans son repaire. Et à force d’efforts, de fouilles et de chapardages, le grenier était devenu ce cocon rassurant, le seul endroit que la rouquine affectionnait à Greywall. À chaque fois qu’elle en avait l’occasion, elle grimpait ici, et s’évadait entre les pages des livres ou plongeait la tête dans un des nombreux coffres pour en explorer les trésors. Quand la directrice s’absentait de l’orphelinat, comme c’était le cas aujourd’hui, Charlie passait carrément toute la nuit là-haut et ne redescendait qu’au petit matin, en prenant garde de ne pas se faire voir. Car, si personne ne prêtait une réelle attention au grenier de Greywall, qui était isolé dans l’aile nord et donc coupé de toutes les autres pièces de l’orphelinat situées dans l’aile sud, la jeune fille n’aurait pas pris le risque de se faire prendre par les éducatrices ou même par la directrice. Non pas qu’elle eut peur d’elle, mais se voir interdire officiellement l’accès aurait grandement compliqué ses allées et venues et par là même supprimé sa seule échappatoire à l’atmosphère grise et sans joie de Greywall. Jusqu’à présent cependant, Charlie s’était montrée étonnamment habile dans l’art d’échapper à la surveillance des éducatrices. Il faut dire que ces dernières n’étaient pas des plus volontaires pour faire des rondes dans les couloirs, en particulier la nuit, et surtout lorsque la directrice était absente. Et Charlie arrivait même à tromper celle-ci. La plupart du temps du moins.

  Toujours plongée dans son livre, Charlie sursauta d’un coup et releva la tête. Des éclats de voix lui parvenaient de la cour. C’était inhabituel à cette heure. Pour la seconde fois de la soirée, elle reposa son livre et se dirigea vers la lucarne. Il faisait sombre ; la lune ne s’était pas encore levée. Mais elle arrivait quand même à distinguer la silhouette bossue de Benjamin, le concierge, qui tirait derrière lui une autre silhouette, plus frêle que lui, et qui semblait être à l’origine des cris, de plus en plus furibonds. Ils se dirigèrent, avec peine étant donné l’énergie que l’autre appliquait pour échapper à la prise du concierge, devant la porte arrière qui s’ouvrit à leur approche, laissant filtrer un rai de lumière qui éclaira enfin le visage de l’inconnu.

- Robbie ?

  Charlie laissa échapper sa surprise à voix haute tant la situation lui semblait irréelle. Robbie était un orphelin, comme elle, à la seule différence qu’il vivait seul, vagabondant de rues en ruelles pour tenter de survivre, mendiant ou chapardant selon les circonstances. Charlie l’avait rencontré pour la première fois dans les cuisines de l’orphelinat, alors qu’elle était occupée à chiper quelques pommes pour sa réserve et que lui était en train de se glisser à l’intérieur par le soupirail. La méfiance des premiers instants s’était rapidement dissipée, et une sorte d’amitié s’était installée entre les deux enfants. Charlie avait vite compris que Robbie était en quête de nourriture, alors elle gardait toujours quelques vivres de côté pour lui, qu’elle dissimulait dans un coin de la cuisine près du soupirail, pour éviter qu’il ne se fasse prendre. En échange, elle trouvait toujours quelque chose à son intention en guise de remerciement, mais aussi parce que, elle n’avait pas tardé à le comprendre, Robbie détestait se sentir redevable ou dépendant de quelqu’un ; il s’était toujours débrouillé tout seul et n’acceptait pas facilement qu’on l’aide. Charlie l’admirait pour ça, et lui enviait sa liberté. Elle se demanda comment diable il avait bien pu se faire attraper, lui qui était si discret et vigilant d’ordinaire. Mais aussi, elle était triste pour lui. Robbie avait la parfaite allure de l’orphelin perdu et affamé, et maintenant que Greywall lui avait mis la main dessus, il lui serait difficile, voire impossible, d’en partir. Elle le savait d’expérience.

  La rouquine vit Benjamin et Robbie disparaître à l’intérieur de l’orphelinat et la porte se refermer, replongeant la cour dans l’obscurité. Elle se détourna de la lucarne, et souffla sa bougie, laissant la nuit prendre place à son tour dans le grenier. Puis, elle entreprit de redescendre de son antre, et traversa l’aile sud silencieusement, en direction du bureau de la sous-directrice. C’était sans aucun doute là que Benjamin allait conduire Robbie pour décider de son sort, pourtant déjà fixé. Charlie se dissimula alors dans l’ombre du couloir, dans un coin opposé au bureau, elle voulait surveiller la tournure des évènements. Le concierge ne tarda pas à arriver, comme prévu, traînant Robbie derrière lui sans ménagement. Ce dernier se débattait toujours avec hargne, mais Charlie voyait bien que c’était davantage par principe que par réel espoir de réussir à se libérer. Juste avant qu’il ne rentre dans le bureau, la jeune fille aperçut le regard du garçon, semblable à celui d’un animal pris au piège et qui attend le meilleur moment pour attaquer.

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