Chapitre 2 ~ Coincé

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  Robbie se sentait oppressé. Il avait l’impression que l’espace se resserrait autour de lui. Comme si ce qui l’entourait voulait l’écraser et le faire disparaître. Il ne voulait qu’une chose, c’était sortir de ce pétrin dans lequel il s’était royalement – et stupidement – fourré. Quand il avait vu la directrice quitter les lieux, il avait baissé sa garde et s’était précipité tête baissée vers le soupirail de la cuisine sans même s’assurer que la voie était libre, pressé qu’il était de laisser à Charlie ce qu’il lui avait déniché dans l’après-midi. Quel idiot. À peine était-il entré dans la cour que le bossu lui était tombé dessus. Pourtant ce n’était pas la première fois que Robbie se rendait à Greywall en l’absence de la directrice. Mais jamais il ne s’était montré si peu vigilant. Crétin d’enthousiasme. Au moins, sa trouvaille était toujours en sécurité sous sa chemise. Il sentait le paquet contre sa peau tandis que le bossu le trainait à l’intérieur des murs, dans un dédale de couloirs encore plus gris et tristes que les ruelles sinistres dans lesquelles il passait ses journées, jusqu’à arriver dans une pièce étroite où une femme maigre et ridée était assise derrière un bureau imposant mais abîmé.

  Robbie entendit vaguement le bossu et la grand-mère commencer à parler, mais le jeune garçon ne prêtait que peu d’attention à cet échange, bien qu’il en soit le sujet principal. Il cherchait une issue, un moyen de sortir de ce pétrin monumental. Ses yeux fouillèrent la pièce en quête de fenêtre mais ces dernières étaient fermées. Le temps qu’il se dégage de la prise du bossu et tente de les ouvrir, son évasion serait un échec. Il envisagea brièvement de se sauver par le même chemin qu’ils avaient emprunté quelques instants auparavant. Mais deux problèmes se présentaient : la poigne tenace de son geôlier et la possibilité qu’il se perde en tentant de rejoindre la sortie était presque certaine. Il était bien trop occupé à gesticuler autant qu’il le pouvait, plus pour la forme que par espoir de se dégager, il devait bien l’admettre, afin de compliquer la tâche à ce gros nigaud qui l’avait attrapé. Hors de question qu’il se laisse emmener bien sagement. Seulement maintenant, impossible de se souvenir de l’itinéraire suivi pour arriver dans ce bureau qui sentait la poussière et le moisi. Toutes tentatives de fuite étant impossible dans l’immédiat, il se mit à écouter, non de gaité de cœur, ce que les deux antiquités disaient sur son compte.

  La première chose que l’adolescent entendit fut le gros balourd, qui le tenait toujours par le col, le qualifier de « vermine mendiante et puante ». Robbie lui lança un regard, sourcil arqué. Une vermine puante ? Un sourire narquois étira les lèvres du garçon. Au vu de la crasse de ses vêtements, le bossu semblait être tombé dans l’égout le plus proche. Et rien que l’état de ses dents témoignait de l’hygiène du bonhomme. Sans parler de l’odeur. En comparaison, le bureau renfermé et rongé par l’humidité dégageait des effluves délicates et entêtantes. Bien qu’un peu poussiéreux à cause de sa dernière expédition, Robbie prenait toujours soin de son apparence autant que possible. C’était indispensable pour faire des affaires. De plus, certaines habitudes ne se perdent pas, même lorsqu’on est plus qu’un orphelin à la rue.

- Allons, Benjamin. Inutile d’être aussi rude avec ce garçon. Je suis ravie que votre admission dans notre établissement vous donne le sourire monsieur Hunter. Nous sommes enchantés d’enfin vous compter parmi nos pensionnaires.

  Le sourire de Robbie s’effaça instantanément pour laisser place à la méfiance tandis qu’il se tournait vers la vieille femme. Monsieur Hunter ? Une désagréable sensation de peur qu’il n’avait plus ressentie depuis quatre ans refit surface dans le creux de son estomac. Un mince sourire sur sa bouche ridée, la vieille poursuivit :

- Notre directrice, madame Crumpek, sera des plus satisfaite quand elle apprendra votre arrivée. Malheureusement, elle est en déplacement, elle ne pourra donc pas vous accueillir elle-même. Mais ne vous en faites pas monsieur Hunter, je me chargerai de tout en son absence.

  Les pensées de Robbie se bousculaient dans sa tête pendant que la vieille parlait. Il s’était trompé. La situation était pire que ce qu’il avait cru au premier abord. Son instinct lui hurlait de fuir, mais il s’efforça de rester calme. Il fallait qu’il se la joue fine s’il voulait se sortir de ce traquenard. Il envisagea un bref instant de nier son identité, mais il sentait que ça ne servirait à rien. Le sang lui battait les tempes tandis qu’il réfléchissait, mais ses idées étaient tout sauf claires. Une phrase, une seule, vive et distincte, tintait comme du cristal dans son esprit, l’empêchant de se concentrer.

  Reste éloigné de l’orphelinat mon ange, ne t’en approche pas.

  « On peut dire que c’est réussi, Robbie, félicitations, soupira-t-il intérieurement. »

  S’efforçant de faire taire ses émotions, du moins temporairement, il chassa le doute de son visage et tâcha de se composer une expression affable, celle qu’il réservait d’ordinaire aux gens de la haute avec qui il lui arrivait de faire affaires parfois. Quitte à être coincé, autant rentrer dans le jeu de la vieille autant que possible. Ça pourrait lui être utile, bien qu’il ne fût pas certain que ses manières aient l’effet escompté sur cette vieille momie. Elle semblait en savoir plus que ce qu’elle voulait bien laissé paraître.

- … et nos pensionnaires participent également au bon maintien de l’orphelinat. Mais nous verrons tout cela en détail demain matin. Vous devez être épuisé. Benjamin, notre concierge, va vous conduire jusqu’au dortoir que vous partagerez avec vos nouveaux camarades.

  La vieille fit un signe de main, et le gros balourd lâcha enfin son col. Robbie se redressa de toute sa hauteur d’adolescent de quatorze ans et épousseta son manteau du plat de la main. Souriant légèrement, il prit la parole pour la première fois depuis son arrivée dans le bureau.

- Je vous suis très reconnaissant de votre accueil, madame… ?

- Oh, aurais-je oublié de me présenter ? Où ai-je la tête ? Je vous prie de pardonner cette bévue, monsieur Hunter. Je suis Miss Grant. Je suis chargée de l’éducation de nos pensionnaires et de la tenue de l’établissement lorsque Madame la Directrice est absente.

- Miss Grant, c’est un plaisir de vous rencontrer.

- Le plaisir est partagé, monsieur Hunter, répondit-elle un sourire doucereux sur le visage. Bien, je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Demain, nous vous fournirons de nouveaux vêtements et vous rencontrerez vos camarades.

  À nouveau, elle fit un signe de la main, et Benjamin cette fois-ci se dirigea vers la porte où il attendit que Robbie le rejoigne. L’expression de son visage montrait très clairement qu’il aurait préféré lui botter l’arrière-train plutôt que de l’emmener gentiment se coucher.

- Je vous en prie, appelez-moi Robbie. Bonne nuit, Miss Grant.

- Une dernière chose, monsieur Hunter.

  Le ton de la vieille était cette fois chargé de menaces derrière son sourire mielleux.

- Il serait fort déplaisant pour vous de penser que votre admission parmi nous n’est que temporaire. Vous faites partie de Greywall maintenant. Plus vite vous l’accepterez, mieux cela vaudra. Me suis-je bien fait comprendre ?

- C’est on ne peut plus clair Miss Grant. Je suis ravi de mettre mon avenir entre vos mains, de façon permanente.

  La Momie plissa les yeux sous l’ironie sans se départir de son sourire. Robbie avait la même expression hypocrite que Miss Grant scotché aux lèvres en prenant congé. Mais quand il lui tourna le dos pour suivre l’autre bourrique, ses yeux bleus trahirent le trouble qu’il tentait de combattre. Reste éloigné de l’orphelinat mon ange, ne t’en approche pas. C’est seulement maintenant qu’il était pris au piège qu’il comprenait à quel point cette mise en garde était importante. Il aurait dû être plus prudent. Cependant, trop tard pour avoir des regrets. Suivant le concierge à travers les couloirs, le garçon prêtait attention à tout ce qu’il voyait. Pas question de refaire la même erreur qu’à son arrivée. Et pas question non plus « d’accepter de faire partie de Greywall ».

  Ils déambulaient de couloirs en couloirs, seulement éclairé par la lueur de la bougie que tenait Benjamin, ce dernier marmonnant dans sa barbe. Probablement quelques insultes de plus à l’égard de « la vermine » qui le suivait sans un mot. Robbie considérait sérieusement l’idée de se sauver cette nuit, par le soupirail de la cuisine. C’était la seule sortie accessible sûre qu’il connaissait dans l’enceinte de l’orphelinat. Le seul problème consistait à trouver le chemin de la cuisine. Rien d’insurmontable en soi.

  « Ça ne doit pas être si compliqué de trouver la cuisine dans cette baraque, se dit-il. »

  Au même moment, l’adolescent entendit des pas derrière lui. Quelqu’un les suivait. Mais quand il se retourna, il ne vit que les ombres projetées par les bougies sur les murs. Devenait-il paranoïaque ? Le concierge s’arrêta enfin après une volée d’escaliers près d’une porte que Robbie devina être le dortoir dont lui avait parlé la momie quelques minutes auparavant. Benjamin ouvrit la porte, grommela quelques paroles incompréhensibles, et poussa Robbie à l’intérieur avant de refermer derrière lui. Le garçon tendit l’oreille, mais aucun son de clé ne lui parvint. Il fronça les sourcils. La porte était toujours ouverte. Ça lui faisait déjà un problème en moins.

  Le dortoir était vide. Il laissa son regard glisser sur les dix lits, cinq de chaque côté. Il se dirigea vers la fenêtre, à l’opposé de la porte. Elle donnait sur la façade avant de l’orphelinat, mais elle était trop haute pour pouvoir sauter. Robbie se laissa tomber sur le lit juste à côté. Reste éloigné de l’orphelinat mon ange, ne t’en approche pas. Rien ne servait de repartir tout de suite. Mieux valait laisser passer un peu de temps, histoire que le concierge ne lui tombe pas dessus à l’instant où il passerait la porte. Ça lui laissait l’occasion de faire connaissance avec ses « nouveaux camarades ». Il ricana doucement. Soit, ils étaient tous planqués sous les lits soit, ils étaient invisibles mais il ne voyait personne dans ce dortoir.

  « Quel dommage ! Moi qui me faisais une joie de tous les rencontrer ! »

  Tout était silencieux, à un détail près. Robbie tendit l’oreille. Des tapements, secs et successifs, provenaient de la porte. Il se leva lentement. Les bruits se répétèrent, avec plus d’insistance. Les bruits de pas qu’il avait entendu plus tôt lui revinrent en mémoire. Un de ses camarades fantômes venu lui souhaiter la bienvenue en enfer peut-être ? Quoi qu’il en soit, il n’allait pas attendre là sans bouger. Sur la pointe des pieds, l’adolescent revint près de la porte et posa sa main sur la poignée. Il entendait distinctement le son maintenant, comme un doigt qui tape sur une surface plane. Inspirant un grand coup, Robbie tourna la poignée. Il se retrouva alors face à face avec une crinière rousse flamboyante et des yeux gris lumineux qu’il connaissait très bien.

  - Charlie ?

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