Chapitre 5 ~ Présent
Robbie essayait d’avaler la bouillie insipide de Greywall sans faire trop de grimaces. Il sentait le regard de Miss Grant sur lui et tâchait de rester impassible, à l’instar du premier soir passé entre les murs de l’orphelinat.
Trois jours avaient passés depuis, et bien que cela lui soit difficile à admettre, le garçon s’était étonnamment bien acclimaté à Greywall et ses règles. Il était maintenant capable de s’orienter seul dans l’établissement, ce qui s’avérait pratique pour ses tentatives d’évasion futures. Mais aussi et surtout pour éviter Le Bossu. Les orphelins ne lui étaient plus aussi inconnus qu’au premier jour, il pouvait même poser un prénom sur la plupart des visages qui l’entourait. Surtout grâce aux repas et aux douches – si du moins on pouvait appeler ça des douches. Bien que l’accueil fût on ne peut plus accueillant, Miss Grant n’avait pas trouvé utile de le changer de dortoir. Par conséquent, il passait ses nuits seul, le plus souvent à fixer les toiles d’araignées au plafond.
Il s’était habitué au rythme morose des journées : petit déjeuner, corvées, dîner, leçons avec la Momie, souper, couché. Avec un peu de jugeote, il était facile de s’éclipser pendant les corvées ou même avant l’extinction des feux. Même les repas lui semblaient moins horribles au fur et à mesure que les jours passaient. Tout en le mettant à l’aise, cette acclimatation l’inquiétait quelque peu. Il devrait déjà être dehors, pas en train de jouer les pantins pour la direction dans un endroit qui lui donnait des frissons. Quelque chose, en plus de l’avertissement qui résonnait dans sa tête, provoquait un malaise en lui ; cette sorte de déférence avec laquelle Miss Grant semblait le traiter par exemple, alors qu’il n’était qu’un gamin des rues pris à « chaparder » dans la cuisine. Comme si elle savait quelque chose sur lui qu’il ignorait, qu’elle connaissait son histoire… En plus de son nom. Il se sentait pris au piège, un loup en cage, guettant le coup qui viendrait l’abattre. Un loup qui s’était jeté lui-même dans l’antre du chasseur. Il se demandait encore pourquoi il avait décidé de rester, si proche de la sortie, alors qu’il aurait été plus simple, plus sûr, plus réfléchi de partir de suite pour revenir quelques temps plus tard, en toute discrétion… Ce que le garçon ignorait encore, c’est qu’il n’aurait pu s’échapper ce soir-là.
Robbie secoua la tête devant son bol presque vide. Le supplice était bientôt fini. Celui de son repas et de son séjour imposé à Greywall. Si seulement il arrivait à parler à Charlie. Lui parler réellement. Mais depuis leur dernier échange au petit déjeuner, elle ne faisait que l’éviter. Il avait bien essayé de retenter sa chance au dîner, mais en voyant l’expression peu amène de la jeune fille, il avait gardé ses distances ; le garçon ne tenait pas à endurer les coups de la rouquine encore une fois. Une autre approche s’imposait. Qu’il allait mettre en œuvre dès aujourd’hui.
***
Après avoir été contraint lors de sa première séance de corvée d’épousseter les livres de la vieille bibliothèque et d’en être ressorti couvert de davantage de poussière que les livres en question, il avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Robbie utiliserait ce temps à explorer l’orphelinat, et à essayer d’en sortir. C’est ce qu’il fit le deuxième jour. Toujours aussi modèle et obligeant devant le personnel, il fit mine de se rendre à la bibliothèque. Une fois sûr que la voie était libre, l’adolescent rebroussa chemin et commença son exploration interne, tout en veillant à ne pas se faire voir. Il croisa bien quelques orphelins en chemin mais ils ne lui prêtèrent aucune attention. Il parcouru de nombreux couloirs, prenant soin de retenir son itinéraire en détail cette fois-ci, et de se repérer correctement. Il était arrivé dans ce qu’il pensait être à juste titre l’aile est. Une odeur humide lui emplit les narines, lui faisant plisser le nez. Une moue dégoûtée tordit ses lèvres au souvenir de ses ablutions de la veille, mais des pas le fit stopper net. Robbie tendit l’oreille, plaqué contre le mur à l’angle du couloir. Il sursauta quand il reconnut les cheveux flamboyants de Charlie dépasser sa cachette de fortune. Il ne l’avait pas entendue arriver tant les pas de la jeune fille étaient légers.
« Elle cache bien sa force, pensa Robbie en frottant son tibia toujours endolori de la veille. »
Le garçon se redressa ; la rouquine semblait ne pas l’avoir remarqué. Elle marchait rapidement, avec détermination et, remarqua Robbie, l’air de vouloir se fondre dans les murs gris pour ne pas se faire voir. Robbie songea qu’elle aurait pu réussir sans le feu de ses cheveux. Il l’observa disparaître à l’intersection du couloir, et sentit ses jambes l’entraîner à sa suite.
« Je ne suis pas le seul à sécher le nettoyage on dirait… »
Aussi discret qu’une ombre, il la suivit, alternant entre couloirs et escaliers, gravant dans son esprit le chemin emprunté. Arrivés dans un escalier en colimaçon, il la perdit de vue quelque secondes et entendit un claquement. Robbie s’arrêta et tendit l’oreille, puis continua son ascension, lentement. Au bout de l’escalier, s’ouvrait devant lui un couloir nu, terminant sur une grande fenêtre. Un cul de sac. Il rebroussa chemin jusqu’au début des marches. Où était-elle passée ? Aucune porte, aucune ouverture excepté la fenêtre. D’après ce qu’il avait aperçu de la vue, il se trouvait au dernier étage de l’orphelinat. Pourtant, il n’avait pas rêvé, il avait bien entendu un claquement, comme une porte que l’on ferme ou une trappe… Robbie réfléchissait, debout sur la première marche. Une trappe. Cette baraque avait-elle un grenier ? Il leva les yeux en même temps que cette idée germait dans son esprit.
« Dans le mille, Bill, murmura le garçon en souriant. »
Il redescendit les marches, fier de lui, et se dirigea de nouveau du côté de la bibliothèque pour y attendre sagement l’heure du dîner – et se couvrir de suffisamment de poussière pour ne pas attirer l’attention.
Pendant qu’il mangeait, sans appétit, le ragoût qu’on leur avait servi, il mit au point un plan pour prendre Charlie par surprise, et enfin rattraper les bourdes qu’il avait dites ces deux derniers jours. Charlie refusait de lui parler ? Alors, il irait jusqu’à elle.
Il l’observa le plus possible pendant le reste de la journée. Elle s’éclipsa de nouveau au moment du couché ; il remarqua la jeune fille se faufiler discrètement au moment où les orphelins quittaient les sanitaires pour se rendre dans les dortoirs. Risqué. Robbie se demanda si elle se rendait au grenier comme au matin. Et il repensa au soir où Le Bossu lui avait mis la main dessus, la façon dont la jeune fille l’avait retrouvé dans le dortoir vide et comment elle savait qu’il était passé dans le bureau de la Momie juste avant. Sa première impression avait été de croire que la rouquine avait procédé à une déduction logique, mais ayant découvert ce qu’il avait découvert quelques heures plus tôt, il n’en était plus aussi sûr.
Le jour suivant, il suivit Charlie comme son ombre dès qu’il le pouvait. Le garçon crût bien s’être fait repérer une fois. Impression justifiée ou non, la jeune fille ne laissa rien paraître. Robbie voulait vérifier qu’elle se rendait bien au même endroit. Ce fut le cas. Le soir venu, la rouquine s’éclipsa de la même façon que la veille. Parfait. Robbie avait pris sa décision, son « plan » était prêt. Et dès qu’il aurait fait ce qu’il avait à faire, il pourrait préparer sa fuite.
***
Charlie venait de quitter le réfectoire. Robbie la suivit des yeux, puis se leva à son tour. Il déposa son bol – courageusement vidé de son contenu – et se rendit sagement à la bibliothèque. Il réaliserait ce qu’on attendait de lui aujourd’hui, ou ferait au moins mine de le faire. Le but étant de se montrer le plus modèle possible de sorte à mettre toutes les chances de son côté pour l’expédition de ce soir. Le plus dur maintenant, serait d’attendre que la journée passe, interminablement.
À l’heure du repas, il ressortit de la bibliothèque, aussi gris que Greywall tout entier. Il adressa un sourire affable à la cuisinière, et aux éducatrices qui croisaient son regard. Il s’assit à sa place habituelle : à la totale opposée de Charlie. Robbie avait adopté cette place le premier jour, pour éviter de nouveaux coups de pieds douloureux de la jeune fille. Cette place avait également l’avantage d’être suffisamment à l’écart des autres résidents de Greywall ; il ne voulait pas se mélanger à eux. Mais surtout, de là où il se trouvait, l’adolescent pouvait garder un œil sur la rouquine. Même s’il ne l’aurait jamais admis sous son indifférence apparente parfaitement calculée, le silence et l’ignorance de la jeune fille à son égard l’atteignaient plus qu’il ne l’aurait cru. Il pouvait se répéter qu’il voulait lui parler uniquement pour pouvoir filer la conscience tranquille sans rien lui devoir par la suite, c’était avant tout pour elle qu’il avait décidé – stupidement peut-être – de rester. C’était pour elle qu’il avait baissé sa vigilance ce soir-là ; pour elle, à cause d’elle et du paquet qu’il voulait lui donner.
La jeune fille semblait aller bien, on aurait même dit qu’elle avait totalement oublié la présence de Robbie. Pas une fois, en trois jours, la tête rousse n’avait obliqué dans sa direction. Elle aussi se tenait un peu à l’écart des autres, mais pas de la même façon que Robbie. Même éloignée, il existait un lien, dont elle avait conscience ou non, entre elle et les autres orphelins qui les unissait entre eux, forgé par la force des années. Robbie lui, ne voulait pas devenir leur égal. C’est pourquoi il se tenait à l’écart. C’est assis là, seul au milieu des groupes à une exception près, que la honte frappa l’adolescent de plein fouet. Toi et les autres minables… Je vaux mieux que ça. Quel droit avait-il de prononcer ces mots ? Autrefois, il aurait pu se justifier avec l’orgueil de sa situation. Mais aujourd’hui ? Il n’était plus qu’un môme à la rue, obligé de voler ou de mendier pour survivre, sans parents. Un orphelin. Comme tous les visages autour de lui. Comme Charlie. L’urgence, l’impatience d’être à ce soir, lui saisit le cœur. La culpabilité, retenue par sa mauvaise foi précédemment, venait de lui sauter à la figure. C’est ce moment que choisi la voix pour se manifester, cette voix si lointaine désormais.
Reste éloigné de l’orphelinat mon ange, ne t’en approche pas.
L’inextricabilité de sa situation lui fit tourner la tête, lui noua l’estomac. Robbie ne pouvait attendre plus avant d’agir, ne pouvait se cantonner indéfiniment dans cette morosité figée. Trois jours, c’était déjà trop. Son instinct lui hurlait de fuir, de faire quelque chose, avant qu’il ne soit trop tard. Trop tard de quoi ? Peu importait, il ne voulait même pas le savoir. Son regard se porta automatiquement sur La Momie. Son affabilité feinte ne le trompait pas. Ses manières à son égard, le fait qu’elle eut su directement qui il était… Cela cachait quelque chose, quelque chose de mauvais, de malsain. De dangereux. Il le pressentait. Et il n’avait pas l’intention de rester pour découvrir ce que c’était. D’autant que la Directrice était toujours absente ; il devait saisir l’occasion, et le plus tôt serait le mieux. Il ne tenait pas à rester suffisamment que pour rencontrer le monstre qui terrorisaient les orphelins, petits comme grands ; leurs murmures à son sujet suffisaient amplement à se forger une idée. Il avait déjà deux monstres à ses basques, pas la peine d’en rajouter un.
« Ce soir, pensa-t-il. Je mets les voiles. »
Robbie secoua la tête. S’éclaircir les idées et rester calme. Lui, d’ordinaire maître de lui-même, avait le plus grand mal à refréner la panique qui lui enserrait la gorge et grossissait dans son ventre. Il était vraiment temps de partir.
Le raclement des chaises le tira de ses réflexions. Suivant le mouvement, il se leva avec son bol – intacte. La cuisinière lui lança un regard mauvais quand il le déposa devant elle.
- On engloutit tout, ou on a rien du tout !
Elle avait à peine fini de caqueter de sa voix grinçante que l’adolescent avait tourné les talons, en direction de la porte. Tous les regards s’étaient portés sur lui. Pour la première fois depuis le premier petit-déjeuner de Robbie, Charlie le regarda. Il crût percevoir une once d’inquiétude dans ses prunelles derrière l’étonnement et l’agacement. Mais il avait peut-être rêvé. Il eut un bref sourire en coin à son intention, puis haussa les épaules. En passant la porte, il se sentit étrangement mieux. Beaucoup plus détendu qu’il y a peine cinq minutes. Il marchait presque d’un pas léger en se rendant dans ce qui servait de salle de classe pour les leçons de la vieille Grant. Le garçon mis ça sur le compte de sa sortie du réfectoire, étouffant. Un peu maigre. Il avait fallu un seul échange de regard pour qu’il prenne conscience d’à quel point l’attention et la compagnie de Charlie lui manquaient. Il était prêt à supporter d’autres coups de pied furieux si ça voulait dire pouvoir lui parler comme avant.
« Robbie, mon vieux, tu deviens sentimental, lui susurra une petite voix moqueuse dans sa tête. »
L’adolescent soupira en s’asseyant au fond de la salle, place habituelle depuis trois jours. Trois jours où il n’écoutait absolument rien de ce que la Vieille pouvait raconter. La première fois, il avait bien tenté de prêté une oreille à ce qui se disait, par curiosité, mais il avait vite renoncé. Lorsque la matière n’était pas des plus basiques, pour les plus petits, les plus grands avaient droit à une lecture de textes ennuyeux, à des mathématiques outrageusement simples… Rien que Robbie ne connaisse déjà à vrai dire.
Le temps passa à vitesse d’escargot. Il n’écouta rien de ce que Miss Grant racontait à propos de la Grèce antique. Et il n’était pas le seul. La plupart des orphelins étaient avachis sur leur banc, le regard vitreux, certains somnolant même carrément. Même Charlie n’écoutait pas ce jour-là. Droite sur sa chaise, comme à l’accoutumée, simulant la concentration, son regard ne cessait d’aller et venir entre Miss Grant et la fenêtre. Presque imperceptibles, de légers flocons tombaient du ciel, ballotés par le vent. Robbie poussa un léger grognement. Il détestait la neige. C’était froid, humide, et dégoûtant. Pour une fois, il était bien content d’être à l’intérieur, presque au chaud, même si c’était à l’intérieur de Greywall. Il ne sentirait pas la morsure de cette dentelle fondante sur sa peau.
- Monsieur Hunter ? Auriez-vous l’amabilité je vous prie d’accorder un peu de votre attention à la classe ?
Robbie sursauta et détourna son regard de la fenêtre pour le porter sur la Momie. Son grognement n’avait peut-être pas été si léger, finalement. Il avait collé d’automatisme le sourire poli sur son visage et regardait Miss Grant, apparence affable, comme toujours.
- Bien. Maintenant, pourriez-vous répondre à la question ?
Miss Grant souriait elle aussi, mais d’un rictus forcé, froid, bien moins déguisé que l’adolescent.
- Je vous prie d’excuser mon audace, Miss Grant, mais pourriez-vous répéter la question ? Je ne suis pas certain de l’avoir entendue.
« Ni le reste d’ailleurs, sorcière, railla-t-il intérieurement. »
- Votre intérêt pour la classe est remarquable, répliqua-t-elle en inclinant légèrement la tête, souriant toujours. Quelle statue est abritée dans le Parthénon situé sur l’Acropole ?
Si la réponse vous échappe, je suis certaine que vos camarades se feront un plaisir de répondre pour vous.
Les quelques ricanements déclenchés par la boutade de la sous-directrice à son égard s’estompèrent d’un coup. Les autres orphelins, mal à l’aise, se trémoussaient sur leur chaise, le regard évitant l’estrade où se tenait la vieille femme.
- Ce ne sera pas nécessaire Miss Grant. Le Parthénon abrite la statue chryséléphantine de la déesse Athéna, sculptée par Phidias. Je crois me souvenir qu’elle mesure 12 mètres de haut.
Les regards convergèrent vers lui d’un seul mouvement. Certains des orphelins avaient la bouche ouverte d’étonnement. D’autres murmuraient autour de lui : « chryséléquoi ? ». Même Charlie le regardait, l’incrédulité clairement affichée sur son visage. Robbie crut même y percevoir une once d’appréciation. Miss Grant, quant à elle, tentait en vain de cacher sa stupéfaction. Le jeune homme voyait dans son regard que la vieille femme s’attendait – espérait – qu’il ne connusse pas la réponse. Sans un mot de plus à son égard, elle reprit sa tirade, l’agitation occasionnée redescendant lentement. Robbie prit conscience sans se le formuler clairement que les choses changeaient. La déférence feinte de la sous-directrice commençait à s’effriter. L’étau se resserrait.
La journée reprit son cours, sans autre incident. Vint enfin l’heure du souper, des ablutions des orphelins, puis de l’heure du coucher, avec son éternel couvre-feu, bien entendu. Le moment de passer à l’action était venu pour Robbie. Son plan consistait à s’éclipser avant Charlie, et de monter l’attendre au grenier. Il se dépêcha de se débarbouiller de la poussière accumulée – c’était d’ailleurs tout ce que les sanitaires de l’orphelinat lui permettaient de faire. Pendant que les autres garçons terminaient et enfilaient de nouveau leur uniforme, Robbie sortit en trainant les pieds et simula un bâillement sonore. Quelques enfants se tournèrent vers lui, puis retournèrent à leurs affaires. Depuis la question de Miss Grant, leurs regards avaient changé. D’indifférents, ils étaient devenus curieux, intrigués, tout en continuant de garder leurs distances. Certes, ils n’approchaient pas car Robbie ne les laissait pas faire. Il en ressenti une pointe de regret qui le surprit et qu’il finit par chasser. À quoi cela aurait-il servi de toute manière ? Il ne resterait pas. Ne pas s’attacher à quiconque était la meilleure chose à faire.
Le garçon sortit des sanitaires lentement, en trainant un peu les pieds, le long du couloir, espérant donner l’illusion qu’il tombait de sommeil. Comme il dormait toujours seul dans son dortoir, chacun n’y verrait que du feu. Il passa devant les sanitaires fermés des filles, d’où des voix lui parvinrent. Parfait. Les filles n’avaient pas terminé, il était dans les temps.
Robbie conserva son rythme d’orphelin épuisé jusqu’à ce qu’il soit certain d’être seul. Alors, accélérant le pas, il se dirigea vers le grenier. La voix éraillée du Bossu lui parvint d’un couloir voisin, mais le garçon bifurqua à temps dans un autre couloir, sans être vu. Tout se passait comme sur des roulettes. Pour l’instant. Il gravit les marches quatre à quatre, ouvrit la trappe au-dessus de sa tête le plus silencieusement possible et se hissa dans la pièce sombre en rabattant la trappe derrière lui. Il resta où il était pendant quelques instants, ses yeux se promenant tout autour de lui, en attendant qu’ils s’adaptent à l’obscurité ambiante. L’adolescent distingua tant bien que mal nombre d’objets entassés dans un bric-à-brac incroyable. Probablement les affaires des orphelins qui se succédaient depuis la jeunesse de l’orphelinat. Il s’éloigna de la trappe, avançant plus avant dans la pièce. Parmi toutes ces babioles, il remarqua un coin plus organisé que le reste du grenier. Un fauteuil, une sorte de meuble déformé à côté, une bougie en fin de vie, des livres. Il sut que Charlie avait aménagé cet espace, il sut que c’était à cet endroit que la jeune fille venait se réfugier quand elle disparaissait. Il se sentit légèrement coupable tout à coup d’être monté ici avant elle, sans sa permission. Il devinait que c’était son jardin secret, son échappatoire, et il se sentait comme un intrus, un voleur de secret. Mais il était trop tard pour faire marche arrière.
Robbie laissa le fauteuil défoncé, et alla se placer près de la fenêtre. Il attendrait la rouquine là. Cela lui laisserait le temps d’avancer dans le grenier avant qu’elle ne le voie. Il ne voulait pas qu’elle crie alors que la trappe serait encore ouverte, ou qu’elle tombe à cause de la surprise de le trouver là. De plus, cela lui laissait une marche de manœuvre si jamais elle décidait de lui foncer dessus pour lui mettre une raclée – possibilité la plus probable parmi les trois qu’il venait d’imaginer.
Il observa la vue que le grenier offrait. Il voyait la cour où Le Bossu l’avait traîné, et plus loin, des prairies et des champs à perte de vue, pour ce qu’il pouvait en juger. Le ciel était trop couvert pour y voir clairement. Il n’eut cependant pas à attendre longtemps. Il entendit du bruit dans l’escalier et le grincement de la trappe. Son cœur battait la chamade. Il regretta soudain de l’avoir attendue, de ne pas être redescendu directement après avoir déposé le foutu paquet qui était responsable de tout. Comment allait-elle réagir ? Et si elle ne voulait toujours pas lui parler ? Robbie redoutait de voir de nouveau le regard froid de la jeune fille. Il recula dans l’ombre, en s’éloignant de la fenêtre, en essayant de rester impassible. Charlie se dirigea vers le fauteuil, un regard rapide vers la fenêtre avant de prendre une allumette et d’allumer la bougie. Le halo de lumière envahit la pièce, éclairant la rouquine et se reflétant dans ses prunelles argent. Quand elle releva la tête, elle se figea, les yeux écarquillés de panique. Elle avait repéré la silhouette dans l’ombre. Robbie s’empressa d’avancer dans la lumière, les deux mains en avant.
- N’aies pas peur, c’est juste moi…
À l’instant où elle le reconnu, ses traits se refermèrent en une expression de colère. Robbie ne put s’empêcher de refaire un pas en arrière. « Aïe, pensa-t-il. »
- Qu’est-ce que tu fiches ici ? lança-t-elle entre ses dents, à mi-voix.
- Je… viens te présenter mes… excuses.
Charlie le regarda en silence, les sourcils arqués, perplexe. Elle attendait.
- Voilà, heu… je suis désolé. D’avoir agi comme un crétin. Et d’avoir dit ces horreurs. Je… Je suis désolé.
Ciel, qu’il se sentait idiot, à se débattre avec ses mots. Il n’arrivait pas à lui dire tout ce qu’il devait dire comme il aurait dû lui dire. Robbie parlait en regardant ses pieds, mal à l’aise, et, comble de l’horreur, il crut même se sentir rougir. Quand il releva la tête, l’expression de la rouquine s’était adoucie, plus de colère, mais toujours perplexe.
- Tu es couvert de poussière, tu es au courant ?
Robbie ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Elle se fichait de lui ?
- Je suis assorti au décor, finit-il par dire avec un coup d’œil aux toiles d’araignées dansant entre les poutres.
Paroles qu’il regretta aussitôt en voyant Charlie lever les yeux au ciel d’agacement. Il ajouta précipitamment :
- D’accord, désolé, c’était idiot.
- Comment tu as su pour le grenier ? Et pourquoi ici ? Il y a moins de poussière dans le réfectoire, au cas où tu n’aurais pas remarqué.
- Tu refusais de me parler…
- On se demande pourquoi tiens, répliqua Charlie.
- Tu as raison, je l’ai peut-être mérité… Bon pas peut-être, je l’ai bien cherché. Je voulais m’excuser, te parler seul à seule. Alors, ben, je t’ai suivie jusqu’ici…
- Tu m’as vue ? demanda-t-elle, méfiante.
- Oui, dans le couloir est. Je me suis dit que j’allais te faire une surprise.
- Tu pouvais pas me parler à ce moment-là ? Tu préfères me filer une crise cardiaque en pleine nuit ?
La jeune fille recula un peu, et se laissa tomber dans le fauteuil défoncé. Elle regardait toujours Robbie, droit dans les yeux. Il avança un peu lui aussi, en passant la main sous sa chemise. Il sortit le paquet qu’il gardait sur lui depuis trois jours, enveloppé de papier grossier maintenu par de la ficelle. Un objet plat et rectangulaire. Il avait réussi à le dissimuler au Bossu quand il était venu lui apporter son uniforme, en le glissant sous le matelas d’un des lits. Dès qu’il s’était de nouveau retrouvé seul, il avait remis le paquet sous sa chemise, désormais grise et informe, grossièrement coupée. Il le tendit à Charlie qui le prit lentement, sans comprendre.
- Quand le Bossu m’a mis la main dessus, je voulais te donner ça. Je l’ai retrouvé en faisant des affaires dans les ruelles. Je me suis dit qu’il serait mieux entre tes mains. C’était à ma mère.
Robbie avait parlé à voix basse, pendant que Charlie enlevait le papier du bout des doigts, révélant une couverture en cuir noire, usée sur les coins, patinée avec les années. Les yeux de Charlie s’agrandirent. Un livre. Elle releva la tête.
- Je peux pas accepter.
Robbie sourit légèrement. Il s’attendait à cette réaction.
- Après les risques que j’ai pris pour le récupérer, et te l’apporter, tu ne vas pas me le rendre quand même ?
- Mais pourquoi tu me le donnes à moi ? Garde-le, si c’était à …
- Je le connais par cœur. Autant le transmettre à quelqu’un qui pourra l’apprécier, et j’ai cru comprendre que tu aimais les bouquins.
Robbie eut un coup d’œil sur l’exemplaire élimé de Peter Pan sur l’accoudoir.
- Il est à toi. Je préfère le savoir entre tes mains plutôt que là où je l’ai retrouvé.
Charlie ne dit rien, mais Robbie lut dans son regard sa gratitude, son étonnement, et autre chose qu’il ne parvint pas à traduire, mais qui lui réchauffa le cœur. La jeune fille se leva d’un coup, sans prévenir. L’adolescent la vit partir dans les allées du bric-à-brac ; il entendit du bruit, comme si elle déplaçait des objets. Elle revint bientôt, en marche arrière, précédée d’un raclement discret sur le plancher. Il eut un regard vers la trappe, se demandant si on pouvait entendre quelque chose d’en bas.
Reportant son attention sur la jeune fille, il vit qu’elle avait ramené un autre fauteuil, encore plus vieux que le sien, et l’avait placé en face du premier, de l’autre côté de la petite table avec la bougie. Il était déchiré par endroit, plus petit que celui de Charlie, d’une couleur qu’il devinait bleu pâle sous la poussière. La rouquine s’était rassise dans le sien, le regardant du coin de l’œil. Il comprit. C’était un gage de paix. Lentement, il s’assit à son tour, les coudes sur les genoux, face à Charlie qui lui sourit en relevant la tête. Un sourire mesuré, mais un sourire quand même. Laissant le poids des quelques jours précédents quitter ses épaules temporairement, il lui rendit son sourire, soulagé, heureux qu’elle l’ait accepté dans son antre, qu’elle ait accepté son présent.
- Au fait, qu’est-ce qui t’as dit que je viendrais ici ce soir ?
Robbie fut surpris.
- Mon intuition, je suppose. Comment tu as trouvé cet endroit ?
- Comme toi, en traînant dans les couloirs à l’heure des corvées. On est plusieurs à faire ça, sécher les corvées, mais bon, tant qu’on se fait pas prendre et qu’on traîne pas dans les pattes des éducatrices ou de Benjamin…
Charlie haussa les épaules.
- Quand Crumpek est là, c’est moins évident. Je viens pas aussi souvent d’habitude.
- La Sorcière dont tout le monde a peur ?
- Tu feras moins le malin quand elle reviendra, lança Charlie, désinvolte.
- Il faudrait qu’elle revienne cette nuit dans ce cas.
Les yeux de Charlie se couvrirent d’une once de tristesse pendant une fraction de seconde, mais la jeune fille la chassa aussitôt. Robbie crut avoir tout gâché encore une fois, mais elle ne dit rien, se contenta de ramener ses jambes sous elle, et de prendre doucement Peter Pan – pour finir sa lecture devina-t-il en la voyant l’ouvrir vers la fin. Il haussa les épaules et finit par se lever.
Il déambula dans les allées d’objets, commentant la plupart d’entre eux avec son ironie et sa moquerie habituelle. Il revenait vers Charlie en continuant son énumération, lorsque celle-ci releva la tête vers lui :
- Ça t’ennuierait d’arrêter de critiquer tout ce que tu vois ?
Il comprit le message ; c’était son antre, plein de poussières, d’objets perdus, cassés et inutiles à ses yeux, mais des trésors aux siens. Il acquiesça avant d’aller trop loin, levant ses deux paumes en signe d’excuse.
- Comme il vous plaira, milady, répondit-il en inclinant légèrement la tête.
- Garde ça pour Miss Grant, rétorqua-t-elle, mi-moqueuse, mi agacée. D’où tu les sors d’ailleurs tes manières de gentleman ?
- J’observe. Les ruelles de Greywall ne sont pas mes seuls lieux d’activités, tu sais.
Robbie se rassit, ses yeux bleus effleurant le gris stellaire des prunelles de la rouquine. Après un instant de silence, Charlie demanda d’une voix murmurante :
- C’est comment à l’extérieur ?
- T’es vraiment jamais allée dehors ?
L’adolescent était incrédule mais pas totalement surpris quand il vit Charlie secouer la tête, ses cheveux roux suivant le mouvement.
- C’est différent, reprit-il d’une voix posée, pensive. Il jeta un regard circulaire dans la pièce avant de poser les yeux sur le livre posé sur les genoux de Charlie.
« C’est à la fois mieux et pire que dans tes livres. Mieux, car tu n’es pas prisonnière des pages. Pire, parce qu’il n’y a aucune couverture à rabattre sur les évènements trop horribles pour être lus. »
Charlie regarda Robbie ; le garçon vit son étonnement de le voir se confier, l’avidité d’en savoir plus, et une inquiétude dont il ne pouvait qu’imaginer les méandres et essayer de rassurer.
- Mais vous devriez vous en sortir à merveille, Miss’.
Il esquissa un sourire que Charlie lui rendit pleinement. Ils passèrent ainsi la nuit à parler de tout et de rien, la future fuite de Robbie temporairement mise de côté, les disputes des derniers jours complètement oubliées. Pour l’heure, ils profitaient de l’instant, du sentiment d’être ailleurs qu’entre les murs gris de l’orphelinat, les menaces effacées. Cette nuit passée dans un grenier poussiéreux aux allures de paradis perdu scella leur amitié.
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