Chapitre 7 ~ La Resistencia

18 minutes de lecture

  L’aube déposait une douce lumière sur la poussière du grenier. Les nuages n’avaient pas encore couvert le ciel, d’un bleu pâle. Charlie dormait, sa respiration soulevant doucement une mèche de cheveux tombées sur son visage. Elle avait toujours Peter Pan sur ses genoux, et le livre que Robbie lui avait offert la veille sur l’accoudoir du fauteuil. Le garçon eut un sourire triste avant de se retourner pour descendre les marches sous la trappe. La soirée passée la veille lui avait procuré un sentiment d’appartenance qu’il n’avait plus ressenti depuis longtemps. Depuis cette nuit, la dernière passée avec sa mère, qui gardait en lui une saveur douce-amère.

  Le garçon secoua ses mèches de jais. Il s’interdisait de penser à cette nuit depuis des années. Il n’allait pas commencer maintenant. Il refoula la vague d’émotions qui menaçait de le submerger au fond de lui-même, comme il avait si bien appris à le faire au fil du temps.

  « Ça c’était avant Charlie. »

  Encore cette voix dans sa tête, surgissant beaucoup trop souvent à son goût ces derniers temps.

  « Au fait, tu crois qu’elle va apprécier que tu partes sans un au revoir ? Juste après s’être réconciliés… »

  « La ferme ! songea l’adolescent. »

  Stupide conscience. S’il avait pu tenir ce Jimminy en ce moment même, il n’aurait pas pu résister à l’envie de l’écrabouiller.

  « Me réduire en miette ne changera rien au fait que tu te comportes comme un crétin, rétorqua le criquet imaginaire. »

  Robbie soupira. « Je deviens fou. Complètement barge. »

  Était-il vraiment en train de débattre avec un criquet, dans sa tête ? La solitude commençait à avoir des effets néfastes sur sa santé mentale, s’il commençait à s’imaginer en Pinocchio. Ou alors, c’était l’enfermement à Greywall. Ou bien les deux. Il toucha le bout de son nez, le geste mi-sarcastique dans l’intention, mi inquiet pendant quelques secondes, pour vérifier qu’il avait bien sa taille normale. Il ne manquerait plus qu’il s’allonge, railla-t-il intérieurement.

  « Ton pif est déjà bien assez long, évitons d’en rajouter. »

  Le garçon leva les yeux au ciel, et décida d’ignorer la voix. Il était arrivé dans le couloir qui menait au réfectoire, qui menait lui-même à la cuisine. Il traversa la pièce rapidement ; le temps filait, il n’avait pas de temps à perdre. En arrivant aux abords de la cuisine, il se figea net. À moins qu’il ne commence à entendre des voix ailleurs qu’à l’intérieur de sa tête, il n’était pas seul.

***

  Tiph avait la tête dans le four de la cuisine. C’était une image assez cocasse à voir, mais Fred et Nick étaient trop nerveux pour avoir envie de rire – même si Fred eu du mal de retenir un petit rire en voyant la main de la jeune fille tâtonnait à l’aveugle sur le sol. Ils surveillaient la porte, et étaient censés donner le signal en cas d’urgence. Même si personne n’était supposé arriver avant encore deux bonnes heures, l’idée de ce qui arriverait si jamais ils se faisaient prendre leur permettait de garder leur sérieux.

  Edmund – Ed pour les intimes – se trouvait aux côtés de Tiph, et lui passait les éléments dont elle avait besoin pour réaliser leur farce du jour. D’ordinaire, c’était lui qui agissait au front, pour en assumer pleinement les conséquences si les choses devaient mal tourner. Il va sans dire que ça ne plaisait pas, mais alors pas du tout, à Tiph. Bien que Ed – à 16 ans – soit le plus âgé des quatre, les autres savaient que, bien que plus jeune d’un an, c’était Tiph qui avait l’âme d’une meneuse. Leur instinct protecteur à tous les deux les faisaient souvent se chamailler pour savoir à qui revenait la légitimité de protéger les autres. Cette fois-ci, étant donné la carrure de Ed et la taille du four, c’était Tiph qui avait remporté la bataille.

  Elle avait presque achevé de verser la farine dans le sac qu’ils avaient prévu, ne restait qu’à fixer la ficelle pour que le « mécanisme » de fortune qu’ils avaient mis au point ensemble fonctionne le moment venu. L’adolescente terminait son nœud lorsqu’elle sentit la main de Ed sur son épaule. Quelque chose ne tournait pas rond. Elle sortit la tête du four, ses cheveux blonds blanchis par la farine, ses yeux bleus cherchant ceux, noisettes, de Ed. Son regard était sceptique mais pas la moindre trace de panique. Tiph soupira de soulagement, tout en l’interrogeant du regard. « Qu’est-ce qu’il se passe ? »

  Sans un mot, Ed pointa le doigt vers la porte. On entendait pas un bruit, seulement la respiration légère de la Resistencia dans la cuisine. C’est Fred qui rompit le silence, qui devenait pesant.

- Qu’est-ce qu’il attend ?

  Son murmure était à peine plus fort que leur souffle dans le calme impatient qui régnait.

- « Il » ? Comment tu peux savoir que c’est un « il » ? répliqua Nick.

- C’est vrai, c’est peut-être une « elle », enchaîna Fred. Ou alors c’est un monstre. Crumpek est de retour !

- Ça suffit vous deux ! siffla Tiph entre ses dents. Fermez-la, vous allez alerter tout Greywall.

  En réalité, les voix de Nick et Fred n’avaient même pas traversé la porte, mais le nom de Crumpek, maudit et détesté de tous, provoquait une panique sourde chez la jeune fille. Pour elle, le dire équivalait à casser un miroir : cela attirait la malchance à coup sûr.

  Fred ricana un peu, sous le regard noir de Tiph. Ces deux-là étaient comme frère et sœur, avec les avantages et désagréments que cela comporte. Sa peur du nom de la directrice était irrationnelle, et le garçon de dix ans ne manquaient jamais une occasion de se moquer de son aînée quand l’occasion se présentait. Évidemment, lorsque « le monstre » était là, le rouquin rigolait moins. Surtout quand il était question de l’Isoloir.

- Si c’était un adulte, ou Viktor, on serait déjà tous sous les grosses pattes de Benjamin Le Bossu, fit remarquer Ed. Donc, c’est l’un des nôtres.

- Remarque pertinente, comme toujours Eddie. Mais aucun des nôtres ne seraient debout à cette heure-ci. Sauf pour un but précis. Vous voyez où je veux en venir ?

  Sur ces mots, Nick se dirigea vers la porte de la cuisine, aussi discret que possible, derrière laquelle on entendait plus un bruit. Ed tenta de retenir le garçon mais il se déroba à sa poigne et ouvrit la porte d’un coup, à la fois pour éviter qu’elle ne grince et pour surprendre l’intrus. Nick se retrouva nez à nez avec Robbie, les yeux écarquillés, et la main tendue vers la porte comme s’il s’apprêtait à l’ouvrir. Sans lui laisser le temps de réaliser à qui il avait affaire, Nick empoigna Robbie par le col et l’entraîna à sa suite dans la cuisine en refermant derrière lui.

***

  À peine la porte se fut-elle refermée derrière eux, que le grand avait lâché son col et Robbie fut précipité au milieu de la cuisine, et par conséquent au milieu des quatre orphelins déjà présents.

  « Ça commence à bien faire », fulmina l’adolescent. Il se redressa de toute sa hauteur et replaçant son col correctement, tentant de garder un maximum de dignité après cette entrée peu gracieuse. Au moins, cette fois-ci, il n’avait pas fini sur les fesses.

  Il toisa le grand qui lui avait ouvert, d’un regard mauvais teinté de perplexité, un sourcil arqué comme à son habitude. Même droit comme un « i », Robbie ne le dépassait pas.

- Regardez donc, murmura-t-il si bas que si Robbie ne l’avait pas vu remuer les lèvres, il aurait cru avoir halluciné. Ne serait-ce pas Monsieur Hunter ? Le chouchou de Grant.

  Les derniers mots furent crachés avec hargne et mépris.

- Je ne suis le chouchou de personne.

- Qu’est-ce que tu fiches ici, le nouveau ?

- Lâche-lui la grappe, Nick, c’est bon.

  Robbie bouillonnait intérieurement. Il détestait par-dessus tout être pris pour ce qu’il n’était pas. Il se tourna vers celui qui s’était adressé au dénommé Nick – nom qu’il se promit de retenir. L’autre se trouvait aux côtés d’un garçon roux au visage constellé de taches de rousseur, et d’une fille blonde qui les regardait avec impatience et dont les cheveux étaient blanchis par endroits. Le rouquin s’appelait Fred, Robbie le savait pour avoir saisi son nom au vol dans les douches, et il l’avait retenu parce qu’il était le seul avec Charlie à avoir les cheveux de feu.

  La fille soupira et se détourna d’eux, pour aller près du four. Robbie essaya de voir ce qu’elle faisait mais il entendit le ton monter d’un cran derrière lui.

- Arrête de le défendre Eddie, il pourrait très bien essayer de nous retarder pour que Benjamin nous choppe…

- Il vous entend, le coupa Robbie, d’un ton légèrement venimeux. Et si j’étais toi, Nick, je parlerais moins fort.

  Robbie avait craché le prénom du garçon avec le même mépris que son « monsieur Hunter » précédemment. Nick fit volte-face vers lui, et se rapprocha d’un pas dans sa direction.

« Mais qu’est-ce que je lui ai fait à lui ? » pensa l’adolescent sans bouger d’un millimètre.

- C’est une menace, le nouveau ?

- Considère ça comme un conseil d’amis.

- On n’est pas amis.

- C’est juste une façon de parler. Ni vous ni moi n’avons envie que Le Bossu débarque maintenant, je me trompe ?

  Nick se tourna vers l’autre garçon, celui qu’il avait appelé Eddie.

- Il a raison sur ce point, tu ne peux pas le nier, lui dit ce dernier.

  Malgré son animosité, Nick acquiesça, se rangeant au côté de celui que Robbie se représenta comme le leader. En l’observant, Robbie remarqua qu’il avait en effet l’air plus vieux de quelques années que Nick qui, lui, semblait avoir le même âge que Robbie lui-même à peu de choses près.

- Ce n’est pas terminé, relança le garçon. On ne sait toujours pas ce qu’il vient faire ici, maintenant.

  Cette conversation ne menait à rien. Le temps passait, sa fuite reculant de plus en plus, et Robbie avait de plus en plus de mal à garder son calme ; il trépignait sur place, en se demandant brièvement ce qu’il avait bien pu faire pour que ce type le haïsse tant. Il s’apprêtait à rétorquer quelque chose de cinglant quand la fille réapparut auprès d’eux, lui coupant la parole avant même qu’il n’eut ouvert la bouche.

- Si, Nick, c’est terminé. J’ai terminé ce que nous avions à faire – et pas grâce à vous.

  Ed lui lança un regard désolé, mais Robbie vit bien que la jeune fille cherchait simplement à détourner l’attention des garçons, pour qu’ils – en particulier Nick – le laisse tranquille. Ce dernier affichait la même mine déconfite et coupable que Ed. Elle se tourna ensuite vers Robbie, qui était loin de se sentir coupable : il arborait son éternelle expression arrogante et narquoise, le sourcil droit relevé, les lèvres légèrement étirées en un sourire moqueur mais froid. Elle le fixa un moment, comme si elle tentait de sonder son expression ou ses pensées.

- Toi, évite de toucher au four, finit-elle par lâcher.

  Les deux sourcils de l’adolescent se relevèrent sous la surprise. Qu’est-ce qu’ils étaient venus faire ici ces quatre-là ? Il regrettait un peu de s’être si peu intéressé aux autres lors de son séjour. Mais étant donné qu’il ne comptait pas rester, ce se serait révélé inutile.

  « Toujours la même mantra que tu te répètes inlassablement, mon vieux. À croire que tu te trouves un prétexte pour justifier le fait que tu te sois comporté comme un abruti. Ou peut-être que tu n’as pas envie de partir autant que tu le dis… »

  « Je t’ai pas sonné toi, rétorqua-t-il à son Jimminy interne. »

  Ne pas partir ? C’était ridicule. Il ne devait pas, ne pouvait pas rester, Robbie le savait. Une fois de plus, la voix claire tinta dans son esprit, limpide. Depuis quatre ans, il l’entendait encore comme si c’était hier.

  « Reste éloigné de l’orphelinat mon ange. Ne t’en approche pas. »

  Son cœur se serra en songeant à son incapacité à suivre la dernière consigne, transmise ce dernier soir, fatal. Fatal pour eux, mais pas pour lui. Et c’est comme ça qu’il les remerciait, qu’il la remerciait…

- T’as entendu Tiph, le nouveau ?

  La voix de Nick le tira de ses pensées. Robbie le regarda, il avait l’air agacé et sceptique, comme s’il se demandait si Robbie n’était pas plus atteint qu’il ne l’avait cru au début. Les autres affichait la même expression. L’adolescent haussa les épaules.

- Je ne suis pas venu pour le four, aucune inquiétude à avoir, répondit-il distraitement.

  Les autres se regardèrent mais ne dirent rien. Leurs yeux en disaient déjà bien assez. Robbie se détourna d’eux pour enfin se diriger vers le soupirail, son ticket de sortie. Il avait perdu beaucoup trop de temps. Mais une fois de plus, le quatuor le détourna de ses intentions.

- Les gars, on a un problème.

  C’est Fred qui avait parlé, d’une petite voix fluette frôlant la panique. Tous les quatre convergèrent vers lui. Les yeux du garçon étaient écarquillés, ses tâches de rousseur ressortant sur son visage pâle. Tiph, Ed et Nick saisirent immédiatement ce qu’il se passait. Robbie comprit avec un temps de retard. Le Bossu.

- Vous savez quoi faire les garçons, chuchota Tiph.

  Aussitôt, Ed, Fred et Nick se dispersèrent dans les coins sombres de la cuisine, aussi silencieux que des ombres.

- Toi aussi, planque-toi, ajouta la jeune fille à l‘intention de Robbie.

  Mais Robbie ne l’écouta pas. Il avait déjà tourné les talons, vers le fond de la cuisine, derrière les deux tables massives. C’était maintenant ou jamais. Il entendit vaguement derrière lui un des garçons appeler la fille, lui disant de le laisser, mais il ne se retourna plus. Il sentait ses membres devenir flageolant sous la panique et l’empressement. Ces derniers temps l’adolescent réagissait mal aux situations de stress, lui qui était si pragmatique d’ordinaire. Il faillit trébucher dans un pied de meuble mais évita la catastrophe des casseroles renversées de justesse.

  Il arrivait au niveau de la deuxième table lorsqu’il entendit la porte de la cuisine s’ouvrir. Le manque de délicatesse du Boussu lui servit d’avertissement, et il se baissa de suite sous la table, à l’instar du premier soir. Mais un pressentiment lui souffla qu’il n’aurait pas autant de chance qu’avec Charlie ce soir-là. Il secoua la tête, essayant de garder la tête froide.

  Reste éloigné de l’orphelinat mon ange, ne t’en approches pas… L’orphelinat ne t’en approches pas reste éloigné de l’orphelinat approches pas de l’orphelinat reste éloigné…

  Les mots rebondissaient et se mélangeaient dans son esprit tandis qu’il progressait à quatre pattes, vers le bout de la pièce, étonnamment silencieux pour son état de fébrilité intense. Il y était presque. Enfin, sa poitrine commença à se gonfler sous l’attrait que la liberté exerçait sur lui. Un poids de plomb l’étouffa plus violemment encore lorsqu’il vit ce qu’il avait devant les yeux. Le soupirail, encore synonyme de liberté quelques jours plus tôt, et par lequel l’air frais de l’extérieur circulait à l’intérieur, n’existait plus. Là où se trouvait l’ouverture seulement couverte par une grille fragile et rouillée, il n’y avait plus qu’un mur plein.

  Sous l’incrédulité, le désespoir, et l’enchaînement des émotions des dernières minutes, Robbie commença à rire, doucement, mais il rit quand même. Alors que d’autres auraient hurlé d’anéantissement, lui riait. Ils avaient muré le soupirail. Et lui était sous la table, à quatre pattes comme un enfant de trois ans, pendant que le Bossu avançait dans la cuisine, en plein dans sa direction. Il était pris au piège.

  « Dire que l’autre géant pensait que c’était moi qui leur tendais un piège », ricana-t-il.

  Il entendait le Bossu grommeler derrière lui. Il se surprit à espérer que les quatre autres étaient bien caché et ne se feraient pas prendre. Il était sûr que Benjamin ne quitterait pas la cuisine tant qu’il n’aurait eu ce qu’il était venu chercher. Le seul moyen de sortir pour Robbie était de passer par la porte, le soupirail étant condamné à jamais. Il rit encore à cette pensée. Comment avait-il pu être aussi naïf ? Cependant, pour les autres, il existait une chance de s’éclipser dans le dos du Bossu, si celui-ci était suffisamment occupé à l’arrière de la cuisine. Ou alors de forcer le concierge à quitter les lieux. Il décida alors de donner un coup de pouce à la chance ; Benjamin arriverait de toute façon bien assez tôt à son niveau, il était hors de question qu’il le surprenne dans cette posture. Sa fierté ne le supporterait pas. Autant en profiter pour donner un peu de spectacle.

- Je vous trouverais sales gamins fouineurs, attendez que je vous mette la main dessus…

  Robbie intima aux autres mentalement de pas bouger, pas encore. Il était surprenant de voir à quel point sa panique d’il y a à peine quelques instants s’était estompée, se muant en une détermination froide et calculée. Il resta encore un peu accroupi au sol, attrapant une casserole sale qui traînait dans le coin – il était répugné de devoir la toucher mais passa outre – et la jeta devant lui, dans la direction opposée au coin où les autres avaient trouvé leur cachette. Le Bossu fonça rageusement sur la casserole et la ramassa. Robbie en profita pour se relever, et se placer debout près de la table.

- Bonjour, mon brave, lança l’adolescent, avec toute la présomption dont il était capable. Avez-vous une envie particulière pour votre petit-déjeuner ?

- Sale vermine des bas étages, rat d’égout, attend un peu que Miss Grant te rende la monnaie de ta pièce.

  En disant ces mots, le vieux bonhomme infecte fondit sur le jeune homme, et l’attrapa par sa tignasse de jais. Robbie ne put s’empêcher de grimacer sous la douleur et le dégoût de sentir les ongles du Bossu pénétrer son cuir chevelu. L’odeur que la brute dégageait lui agressa les narines et lui donna la nausée ; il avait oublié à quel point elle était pestilentielle. Malgré cela, Robbie resta digne.

- C’est très aimable de votre part de me proposer de partager un déjeuner avec la sous-directrice. Voulez-vous vous joindre à nous ?

- Ravale tes allures de grand homme, fiston. Un mendiant, c’est tout c’que t’es, et les mendiants c’est à l’Isoloir qu’on les met.

  « Cause toujours espèce de porc, rira bien qui rira le dernier, pensa l’adolescent. »

  Mais pour l’instant, Robbie était loin de rire. Il serrait les dents sous la poigne du concierge. Ce dernier lui avait lâcher les cheveux pour le saisir par le col, et le poussa sans ménagement devant lui, direction la sortie de la cuisine et vraisemblablement le bureau de Miss Grant, pour un entretien on ne peut plus matinal. Robbie avait conscience qu’il venait de franchir une limite. Les apparences mielleuses commençaient à se fissurer, il savait que son entrevue avec Grant, ce jour-là, n’aurait plus la courtoisie des premiers jours, mais il s’en contre-fichait. Il en était même content ; c’en était fini des faux-semblants.

  « On commence enfin à te traiter comme un orphelin de Greywall, bienvenue Monsieur Hunter, se moqua la voix Jimminy. »

  Robbie réfréna une autre envie de rire et soupira. Un orphelin de Greywall. La réalité de cette phrase lui noua le ventre. Mais au moins, Charlie ne lui en voudrait pas trop, en principe. Il était soulagé que son stratagème ait fonctionné, les quatre autres seraient saufs pour cette fois, même Nick. En espérant que cet énergumène aie compris maintenant quel était son camp. Il jeta un œil discret dans les coins sombres en passant devant mais il ne vit rien, Le Bossu le forçait à avancer trop brutalement.

  En passant la porte de la cuisine et en traversant le réfectoire, essayant d’oublier la grosse patte crasseuse qui lui enserrait la nuque, il se demanda une fois de plus ce que le quatuor fabriquait dans la cuisine à cette heure. Il se demanda aussi pourquoi le Bossu avait débarqué ; à entendre les autres ce n’était pas prévu, ils pensaient même que c’était Robbie qui avait l’intention de les vendre. Était-ce quelqu’un d’autre qui avait vendu la mèche ou est-ce qu’on l’avait surpris dans les couloirs de l’orphelinat et l’avait suivi ? Robbie n’en avait aucune idée. Mais il avait bien l’intention de creuser la question.

  Son esprit revint finalement sur le soupirail condamné. Il avait été si proche de réussir, si proche d’une liberté qui n’existait plus.

  Reste éloigné de l’orphelinat mon ange, ne t’en approche pas.

  Le cœur de l’adolescent se serra, encore une fois, une boule douloureuse dans la gorge.

  « Pardon, maman » pensa-t-il, avant que le bureau de La Momie ne l’engouffre dans ses effluves écœurantes.

***

  Le petit-déjeuner, ce matin-là, fut particulièrement morose pour La Resistencia et pour Charlie. La rouquine était descendue du grenier sans encombre, inquiète et déçue de ne pas voir Robbie en se réveillant. Elle alla chercher son bol de porridge auprès d’une cuisinière profondément énervée et agressive – et étonnamment, recouverte de farine. La rouquine haussa les épaules et alla s’assoir à sa place habituelle.

  Ce matin, elle n’était pas seule sur son coin de table au fond du réfectoire. Tiph, Ed, Fred et Nick étaient assis là aussi, la mine déconfite et coupable. Ils se déridaient par moment en jetant un coup d’œil à la cuisinière, souriant fièrement. Alors, Charlie comprit. C’était un coup de La Resistencia. Évidemment. Mais il était inhabituel de les voir aussi calmes à table, d’autant plus que la Directrice était toujours aux abonnés absents. Ils levèrent les yeux d’un seul mouvement quand Charlie s’assit, Fred lui adressant un léger sourire qu’elle lui rendit.

  Elle commença à manger, se demandant où pouvait bien être Robbie. Elle espérait qu’il n’avait pas essayé de sortir, qu’il ne lui était rien arrivé. Sans savoir exactement pourquoi, elle se sentait anormalement inquiète ce matin. L’absence inexpliquée de Robbie, les mines boudeuses du quatuor. Le fait qu’elle n’ait pas parlé à son étoile la veille, malgré la soirée magique passée avec Robbie, n’arrangeait rien. Elle se réconforta en se disant que de toute façon il y avait bien trop de nuages pour apercevoir le ciel. Mais son malaise persista.

  Les voix à côté d’elle la tirèrent de ses pensées.

- Qu’est qu’elle lui fait vous croyez ?

  C’est Fred qui avait posé cette question aux trois autres. De qui parlait-il ?

- Il passe un sale quart d’heure c’est sûr.

  Charlie fit un rapide tour du réfectoire. Tout le monde était là ; tout le monde sauf Robbie.

  « Oh non. Qu’est-ce qu’il a encore fait ? »

  Elle se souvint qu’il voulait essayer de partir de Greywall avant le retour de la Directrice. Son estomac se contracta.

- Il nous a sauvé la peau sur ce coup, dit Ed.

- Oui… souffla Nick, mal à l’aise. Il avait l’air aussi surpris que nous de l’arrivée de Benjamin.

- Tu te rends compte que si tu lui avais pas cherché des noises aussi longtemps, ça ne serait peut-être pas arrivé ?

- Ça suffit les garçons, les interrompit Tiph. Trop tard pour avoir des regrets. Mais toi, Nick, t’auras intérêt à te rattraper après l’avoir traité comme ça.

- À vos ordres, patronne, répondit ce dernier en levant les yeux aux ciel.

  Ed lui fila un coup de coude, ils se regardèrent, sérieux, puis sourirent tous les deux.

- On a besoin de lui dans La Resistencia.

  Ses trois amis regardèrent Nick, incrédules. Charlie aussi d’ailleurs. Elle suivait la conversation comme si elle en faisait partie.

  « Robbie, dans La Resistencia ? Aussi rebelle soit-il, il n’acceptera jamais. »

  Trop indépendant, trop rancunier, trop égoïste par moment. Surtout avec son obsession de quitter Greywall à tout prix, il n’accepterait pas, les chances étaient minces.

  Nick semblait avoir suivi son raisonnement car il déclara :

- Bien qu’il n’ait pas vraiment l’air de vouloir rester parmi nous. Et il n’a pas l’air de m’aimer beaucoup.

- Quel sens de l’observation et de déduction Nick, tu m’épates, vraiment, répliqua Tiph en ayant l’air faussement impressionnée, une manière chez elle de montrer son ironie.

- Je sais, je suis un petit génie dans mon genre, répondit-il.

  La blondinette leva les yeux au ciel pendant que le garçon aux cheveux châtains continuait sur sa lancée.

- Et puis, je suis certain que… Oh merde.

  Il était devenu blanc comme un linge. En parlant, son regard s’était levé un instant au-dessus de l’épaule de Tiph, là où d’ordinaire se trouvait Miss Grant. Charlie remarqua alors ce qui lui semblait étrange sans qu’elle se le dise clairement, ce qui l’avait mise mal à l’aise dès son entrée dans le réfectoire. Miss Grant n’était pas là. Même si d’après ce qu’elle avait saisi, elle était en train de réprimander Robbie pour elle ne savait quelle raison, à cette heure, la sous-directrice aurait dû être dans le réfectoire. Or, à sa place se tenait une tout autre personne, bien plus horrible, dont la seule présence avait jeté un froid sur les conversations qui animaient la salle. Les orphelins semblaient s’être arrêtés de respirer. Tiph, sans même se retourner, s’était raidie sur sa chaise, à l’instar de Charlie.

  Cette soudaine pétrification accompagnée de l’angoisse palpable bien coutumière des résidents de Greywall ne pouvait signifier qu’une seule chose.

  Crumpek était de retour.

Annotations

Vous aimez lire Océane.b ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0