Chapitre 8 ~ Odile Crumpek
Les rongeurs grouillaient dans cette partie de la cave ; leurs pattes griffues produisaient un horrible bruit de succion sur le sol recouvert d’immondices d’où suintait une odeur putride. Il faisait sombre, froid, et l’air était moite ; une moiteur qui collait à la peau. N’importe quel être humain aurait froncé le nez, retenu un haut-le-cœur et tourné les talons sans demander son reste. Odile Crumpek, elle, souriait. Un sourire carnassier et mauvais déformait des traits déjà marqué par le vice et la cruauté.
La vieille femme passa la langue sur ses lèvres retroussées, jaugeant de toute sa hauteur les restes de son repas qui gisaient à ses pieds. Celui-ci avait été particulièrement savoureux, bien qu’il lui eût donné du fil à retordre. Malgré son enfermement en compagnie des rats, il avait encore suffisamment de force en lui pour résister à Crumpek quand elle était redescendue. Il avait de la terreur dans son regard, mais au lieu de la supplication qui était coutumière, c’est la haine et la détermination qui accueillirent Crumpek. Ces derniers l’avaient quelque peu désarçonné – ils servaient cette partie en elle qui résistait encore après toutes ces années – mais elle s’était concentrée sur la peur, qui était plus forte que tout, sur sa propre force, et le garçon avait succombé, à l’instar des autres avant lui.
Après s’être nourrie de sa force vitale, il ne restait au sol qu’un pantin désarticulé. On n’aurait su dire si le corps inerte étendu là avait un jour été vivant ; il ne ressemblait plus qu’à une coquille vide, un carapace de tortue désertée, un corps sans âme.
Repue, en pleine possession de ses moyens, la directrice savourait de se sentir si puissante, si grande, si vivante. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à son prochain repas, sa prochaine victime qui, là-haut, ne se doutait pas de son sort. Elle savait qu’il s’agissait d’un mâle, qu’il était proche de celui qu’elle avait dégusté aujourd’hui après des semaines d’attentes. Un de plus. Bientôt, ce qui avait été commencé, il y a déjà trop longtemps, serait accompli. Ils seront tous détruits jusqu’au dernier et les siens obtiendraient enfin ce qui leur est dû. Elle obtiendrait ce qui lui revenait.
Jetant un dernier regard au corps de sa jeune victime, elle s’éloigna dans les allées sombres et humides que formaient les caves de Greywall. Ses prunelles rougeoyaient dans la pénombre de ce dédale sans fin. Tout en remontant vers la lumière – qu’elle exécrait – elle pensait avec jubilation à quel point ces orphelins étaient stupides, naïfs, faibles. Il était si facile de les emmener, de les torturer, de les tuer. Si facile de leur faire croire qu’ils étaient libres, à dix-sept ans, de quitter cet orphelinat pour mener leur vie comme ils l’entendaient. Si simple de les traîner dans les caves sous l’orphelinat, de les y laisser quelques jours le temps qu’ils s’affaiblissent, puis de les achever en les regardant dans les yeux. Elle se délectait de voir la lumière s’y éteindre petit à petit tandis qu’elle l’absorbait.
Les orphelins – ces pauvres créatures sans défenses – la détestaient, elle le savait, mais elle n’en avait cure. Elle les haïssait davantage encore. Ces sales mioches geignards, plaintifs et bons à rien ; ces misérables déchets de la nature qui s’apitoyaient sur leur sort à longueur de journée car ils étaient « seuls, sans amour ». Qui attendaient qu’un quelconque parent disparu ou inexistant vienne les sauver de cet enfer. Ecœurant. Elle-même n’avait pas de famille. Son être seul éprouvait une répulsion physique à l’idée même de famille. Alors, ces minuscules morveux étaient à la fois nectar et poison ; proie de choix dans leur malheur, abominable dans ce à quoi ils aspiraient. C’est pourquoi Crumpek aimait les laisser mariner quelques jours dans les caves parmi la vermine : dans l’obscurité, affamé, effrayé, elle s’assurait que tous leurs espoirs s’éteignent un à un avant de finalement les briser quand ils apprenaient qu’ils mourraient là, seuls, sans que personne ne le sache. La vérité était sa meilleure carte. C’est la vérité qui les anéantissait à la toute fin.
Crumpek progressait toujours dans l’obscurité, un pâle filet de lumière brillant devant elle. En passant devant l’Isoloir, sa petite salle de punition pour les mioches récalcitrants, elle se demanda de quelle façon elle allait fêter son retour. Elle savourait déjà les mines déconfites et le regard apeurés qui s’afficheraient sur tous les visages lorsqu’elle entrerait dans le réfectoire. Elle imaginait quelques mesquineries, accusations, moqueries qu’elle pourrait mettre en œuvre pour satisfaire ses envies, plus injustes et cruelles les unes que les autres. Ces enfants – le mot en lui-même la répugnait – pour la plupart, n’avaient de toute façon pas assez de cran pour protester, directement du moins. Ils étaient trop faibles pour s’opposer à elle, trop froussards, trop apeurés. Un séjour à l’Isoloir, mérité ou non, suffisait généralement à les remettre à leur place pendant un moment. La terrible directrice les tenait tous au creux de sa main. Tous, à l’exception d’une poignée d’imbéciles qui ne savaient pas à quoi ils s’exposaient.
Ceux qui s’étaient donné le nom ridicule de « Resistencia », comme si une quelconque résistance pouvait quelque chose contre elle. Crumpek ricana. Malgré leurs airs de justiciers, ils la craignaient comme la peste, à l’instar des autres, elle le savait. Mais le simple fait qu’ils aient le cran de la défier elle et les sous-fifres à son service ne lui plaisait pas ; d’autant plus que ces sales mioches se montraient trop ingénieux à son goût pour de sales gamins dans leur genre. Et ils recommençaient toujours, peu importe le nombre de séjours passés à l’Isoloir, ils continuaient de se moquer d’elle. Crumpek bouillonna de haine. Un jour, ils paieront. Leur prétendu courage ne pourra rien contre l’angoisse d’être pris un par un, sans pouvoir prévenir les autres, avec la conscience de leur fin proche et inéluctable.
Mais la haine que la directrice éprouvait contre ces orphelins n’était rien contre celle que lui inspirait cette pouilleuse aux cheveux de feu et aux yeux trop lumineux pour que Crumpek puisse soutenir son regard sans douleur. Charlie. Les raisons étaient à la fois nombreuses et inexplicables. L’incapacité de Crumpek à soutenir ce regard pour commencer. Le fait que cette idiote soutienne le regard de Crumpek sans une once de crainte, d’inquiétude. Elle n’avait pas peur d’elle. C’est cela plus que tout le reste qui la mettait hors d’elle. La rouquine ne faisait jamais rien de travers, en ce qui la concernait personnellement. Mais elle se mettait constamment en travers de son chemin : elle prenait la défense des plus jeunes, sans craindre pour elle-même, elle assumait la responsabilité de choses qu’elle n’avait pas commises, elle contestait une autorité qu’elle avait établie mais qui n’avait pas d’effet sur l’orpheline. Charlie se faisait la justicière des orphelins sans même chercher à se donner ce titre. Cette enfant avait quelque chose en elle qui dérangeait Crumpek au plus profond d’elle-même mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Alors, dès que l’occasion se présentait, elle punissait cette morveuse à l’Isoloir, avec ou sans raison. Cependant, même cela ne lui donnait pas pleine satisfaction. Et parce que cette pouilleuse lui enlevait aussi ce plaisir-là, elle la haïssait encore plus.
En sortant des caves, elle avait décidé que la première chose qu’elle ferait en arrivant dans le réfectoire, en plus de probablement gâcher le déjeuner des orphelins ce matin-là, serait de trouver un prétexte pour envoyer la rouquine détestée dans l’Isoloir. De quoi faire en sorte que sa journée commence à merveille. Et quoi de plus simple que de trouver – de créer – un prétexte ? Il lui suffisait d’une injustice, orchestrée sur un des plus jeunes, pour que cette jeune idiote saute à pieds joints dedans. Crumpek se régala d’avance. Mais avant tout, il lui fallait passer par son bureau, et aller voir la vieille carcasse desséchée qui maintenait l’ordre en son absence. Il était bien trop tôt pour le petit déjeuner, d’autant plus qu’elle avait déjà mangé.
Les orphelins n’étaient pas les seuls à la craindre. Les membres du personnel de Greywall, eux aussi, avaient appris à se méfier d’elle. Les humains sont souvent naïfs et aveugles, mais ils sentent quand ils doivent garder leurs distances. Il est vrai que la plupart des membres du personnel n’appréciait pas vraiment son travail à l’orphelinat, et parfois moins les enfants qui s’y trouvaient ; les temps étaient durs et ils avaient besoin de ce travail. Pour certains, ils étaient là bien avant que Crumpek n’arriva et ne faisaient que répondre à une ligne de conduite régie par la discipline et qui avait dicté leur existence. Cependant, la cruauté de la Directrice les mettait parfois mal à l’aise, bien qu’ils soient tous trop lâches pour oser y dire quoique ce soit. Alors, ils se contentaient de faire ce qui leur était demandés, sans discuter, en essayant dans la mesure du possible de limiter la casse au niveau des orphelins. Et cette insubordination discrète était peut-être la seule chose que Crumpek ignorait dans l’organisation de sa geôle. Ou du moins, pourrait-on croire qu’elle fermait les yeux volontairement sur ces petites digressions, moindre importance à côté de ses plans et de sa personne. (Mais cela, cher lecteur, reste uniquement au rang de la spéculation et ne joue qu’un rôle minime dans les évènements.)
Dans les couloirs froids et mornes de l’orphelinat, Odile Crumpek déambulait en digne bourreau des lieux. Mais quelque chose avait changé depuis son départ et son séjour prolongé dans les sous-sols. Elle pouvait le sentir. L’air, l’atmosphère, était différent. Elle distinguait comme une présence, familière, qui réveillait en elle une pression dans sa poitrine, une attraction vers la source de cette énergie nouvelle. Une énergie qu’elle connaissait tout en la ressentant pour la première fois entre ces murs. Une énergie similaire à la sienne, semblable aux siens, bien que plus ténue. Comme si elle était diluée.
Elle poursuivit son chemin jusque le bureau de Miss Grant. Elle s’était mise à espérer… Se pourrait-il qu’enfin il soit entre ses mains ? Après tout ce temps… Elle jubilait. Elle le ressentait de plus en plus fort à mesure qu’elle approchait de sa destination. Elle se voyait déjà entreprendre sa vengeance, quel supplice elle infligerait à cette erreur de la nature, en partie responsable de sa perte. Crumpek inspira un grand coup. Oui… Il était là, elle en était sûre, elle ne pouvait se tromper, elle reconnaîtrait cette aura entre mille, même affaiblie.
La directrice entra dans le bureau de Miss Grant sans même frapper. Après tout, c’était la directrice. La vieille femme sursauta en la voyant entrer. La pièce entière exhalait cette énergie familière et revigorante, pourtant portée par un être abjecte.
- Madame, souffla-t-elle, nous ne vous attendions pas si tôt dans la matinée.
« Tu ne m’attendais pas du tout, imbécile, étant donné que je ne prends pas la peine de te tenir informée de mes allées et venues. »
Mais Crumpek laissa passer cette impertinence, tant elle était ravie de voir le garçon qui se tenait face à son pantin ridé. Il s’était retourné suite aux mots de Grant, tant bien que mal sous la poigne du concierge repoussant qui travaillait à Greywall, le sourcil droit arqué, les cheveux de jais en bataille, les yeux de glace. À la façon dont il la regardait, elle devina qu’il n’avait aucune idée de qui elle était ; la directrice tout au plus. Mais il ne savait rien. L’incendie n’avait laissé qu’un survivant, et il ne savait même pas qui il était. Un descendant contre nature, inutile et ignorant. Un rictus mauvais déforma ses lèvres.
- Chère Miss Grant, j’espère que vous n’avez eu aucun soucis pendant mon absence. Nos pensionnaires se sont-ils bien conduits ?
- Oui, Madame, je…
- Et ce jeune homme ? Auriez-vous l’obligeance de me dire qui il est ?
Miss Grant eut un sourire qui se voulait modeste pour dissimuler sa fierté, et Crumpek la trouva écœurante de ridicule.
- Il s’agit du jeune homme que Madame recherchait, monsieur Hunter. Nous avons enfin pu l’intégrer à nos pensionnaires.
Hunter… Oui, elle se souvenait maintenant. C’était la maison des Hunter qui avait brûlé ce soir-là. La cachette des traîtres avait été découverte. Crumpek pouvait encore sentir la chaleur de cette nuit, revigorante, et les cris qui sonnaient comme une mélodie à ses oreilles. Cette nuit aurait pu être parfaite si ce bâtard qui se tenait en face d’elle n’avait pas réussi à s’enfuir. Mais elle le tenait enfin, après plus de cinq années à le chercher.
- Monsieur Hunter donc, dit-elle en fixant l’adolescent.
Il avait les yeux de son père, et son attitude, aussi impertinente. La Directrice le vit tressaillir, mais il se reprit rapidement.
« Bien, la lutte promet d’être intéressante avec toi, traître. »
Hunter restait de marbre, son visage ne trahissant que mépris et ennui.
- Pourquoi est-il dans votre bureau aussi tôt Miss Grant ? Il vient d’arriver peut-être ?
- Non, Madame, en réalité il est parmi nous depuis plusieurs jours, il est arrivé le soir de votre départ. Nous étions simplement en train de gérer un petit désagrément…
- Un désagrément ? De quel ordre ?
- Eh bien, Benjamin l’aurait surpris dans la cuisine à une heure plutôt matinale…
- Un sale voleur, grogna le dit Benjamin en coupant la parole à Miss Grant.
- Un voleur ?
Crumpek s’était tournée vers Hunter. Ils se dévisagèrent ; le regard du garçon contre le sien était agressif, provocateur. Elle pouvait lire dans ses yeux : « alors c’est elle Crumpek ? Elle dont tous craignent ne serait-ce que l’ombre ? » Elle savait ce qu’on disait d’elle, elle en était satisfaite. Mais que ce garçon la défie ainsi, elle ne pouvait le tolérer. Elle allait lui montrer de quoi elle était capable. Elle lui ferait regretter d’avoir survécu à ses parents, regretter même le jour de sa naissance.
Elle savait que Grant avait traité jusqu’ici le garçon avec courtoisie et presque déférence, celle-ci devant décroitre au fil des jours, Crumpek elle-même en avait donné l’ordre. Désormais, il serait traité comme il se doit, comme une vermine de son espèce le méritait. Un séjour dans l’Isoloir s’imposait. Elle allait le détruire comme tous les autres. Elle le ferait souffrir, le torturerait comme ses parents avant de l’achever, lentement, dans d’atroces souffrances.
- Les voleurs ne sont point tolérés à Greywall, Hunter, tiens-le-toi pour dit.
- Madame la … directrice, tant de familiarité entre nous ne me plait guère, il serait bon de faire les présentations comme il se doit.
Crumpek le fusilla du regard. Elle sourit. Du même sourire carnassier que lorsqu’elle jaugeait sa proie dans la cave. Ce môme serait le prochain sur la liste.
- Je vous propose, madame, de faire connaissance autour d’un bon petit déjeuner. Notre cher Benjamin que voilà m’a grossièrement interrompu pendant la préparation mais nous pourrons passer outre, qu’en dites-vous ?
Il la narguait sans la moindre gêne. Elle ne supportait pas l’impertinence de ceux qu’elle jugeait comme inférieurs. Ce gosse voulait jouer, il allait jouer.
- Robbie Hunter, orphelin depuis ses neuf ans, parents disparus dans un incendie meurtrier et inexplicable. Vois-tu, les présentations sont inutiles ; je connais déjà tout de toi. Ton passé, ton présent, et même ton avenir. Maintenant que tu es ici, Hunter, les cartes sont jouées, c’est moi qui commande. Alors ravale ton arrogance avant que je ne sois tentée de te couper la langue.
Crumpek observa l’adolescent en face d’elle. Elle l’avait déstabilisé, elle le savait. Elle pouvait le voir. Ses épaules s’étaient légèrement voutées, son sourire s’était rétréci, ses yeux, un instant, s’étaient voilés.
Elle jouissait de cette première victoire lorsque son rictus se figea sur ses lèvres. Il riait. Cet effronté osait rire à gorge déployée devant elle, là. Les yeux bleus glace de Hunter se fixèrent aux siens brûlants de rage, reflets de ceux de l’adolescent. Mais le pire ce fut son sourire. Un sourire carnassier, comme si les rôles avaient été échangés, comme si elle était devenue la proie et lui le prédateur. En avait-il conscience ? Elle aurait juré que non. Mais ce sourire lui fit perdre contenance pendant un instant. Jamais, elle n’avait ressenti ça. Jamais auparavant elle ne s’était sentie menacée.
Hunter s’arrêta brutalement de rire lorsque la main d’Odile Crumpek s’abattit sur sa mâchoire avec force. Elle ne lui laissa même pas le temps de relever la tête qu’elle frappa encore. Et encore. Elle frappa jusqu’à ce qu’il titube, sa main se portant sur le premier appui qu’il rencontra pour garder son équilibre tant bien que mal. Elle le regarda porter ses doigts à ses lèvres, ensanglantées. Il s’était mordu la langue sous les coups. La directrice retrouva le sourire.
Hunter tenta de sourire sans grimacer, sans réel succès, mais il garda sa dignité le plus qu’il pouvait.
- Benjamin ?
- Oui, Madame.
- Emmenez donc ce jeune vaurien à l’Isoloir. Je présume qu’il n’a pas encore pu visiter cette partie de notre magnifique établissement, lors de mon absence. Il pourra en profiter pour passer du temps avec les derniers membres de famille qu’il lui reste.
Le concierge saisit le garçon chancelant par le col et le poussa devant lui. Il avait toujours un léger sourire en coin mais sa douleur ressortait sur ses traits.
- Bienvenue à Greywall, Monsieur Hunter, glissa-t-elle avant qu’il ne franchisse la porte.
Odile Crumpek échangea un regard avec Miss Grant, qui baissa la tête. Elles échangèrent quelques mots – ou du moins cette dernière acquiesça-t-elle ses propos – puis la Directrice prit le chemin du réfectoire pour aller saluer ses chers souffre-douleurs tout en pensant à Hunter en train de faire connaissance avec ses frères les rats. Jamais ses retours de la cave ne furent aussi festifs.
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