Chapitre 9 ~ L'Isoloir
Le déjeuner avait été horrible. L’atmosphère était redevenue étouffante. Personne n’osait respirer trop fort. Chacun marchait la tête baissée dans les couloirs, sans traîner. Même les éducatrices se montraient plus tendues maintenant que Crumpek était de retour. Le presque bonheur que Charlie avait ressenti ces derniers jours au grenier, et surtout les dernières heures de liberté en compagnie de Robbie, s’était éteint. D’ailleurs, où était-il ?
Au fond d’elle-même, elle avait deviné. Si La Resistencia avait dit vrai, et que Benjamin l’avait emmené chez Grant, Crumpek l’avait plus que probablement intercepté. Et ses punitions se résumaient souvent à un seul endroit : l’Isoloir. Elle frissonna et sentit se cœur se serrer dans sa poitrine. Robbie était fort ; elle le savait. Il avait suffisamment de caractère que pour tenir dans l’Isoloir. Du moins, c’est ce qu’elle se répétait pour s’en convaincre. La concernant, l’Isoloir était un véritable cauchemar. Elle ne supportait pas d’y être enfermée. La rouquine s’y sentait étouffer, elle avait l’impression d’être enterrée vivante et de ne jamais plus pouvoir remonter à la surface, vers la vie, vers le ciel, vers son étoile. C’était ça le plus horrible pour elle, avoir le sentiment d’être emprisonnée sous terre, dans les ténèbres. C’en était une angoisse viscérale. Elle ne pouvait plus penser ou réfléchir quand elle se trouvait dans cette pièce froide, humide et sale, une seule pensée l’obsédait et bloquait toutes les autres : sortir.
Charlie se doutait que Robbie n’était sûrement pas aussi peureux sans pouvoir s’empêcher de s’inquiéter.
- Remue-toi, empotée ! Tu crois qu’elles vont s’éplucher toutes seules ?
La jeune fille s’empressa de déposer la pomme de terre qu’elle avait dans les mains dans le seau, et en prit une autre sur le tas en face d’elle.
- Excuse-moi Francine. Je me dépêche, chuchota la rousse.
La vieille cuisinière haussa les épaules et retourna à sa tâche. Le four était dans un sale état. Charlie ne put retenir un demi-sourire bien qu’elle ait un peu pitié de la pauvre Francine. Elle était dure, mais c’était de loin la plus bienveillante de Greywall. La seule à vraiment traiter les orphelins comme des personnes à part entière et pas seulement comme des fantômes sans substance, des animaux blessés dont il fallait bien s’occuper, ou encore de simples morceaux de viande, à l’instar de la directrice. Pour elle, ils n’étaient rien d’autres que réceptacle à sa cruauté et source de revenus, probablement. Mais Francine, bien qu’à demi-geste dans le dos de Crumpek, avait un peu d’affection pour tous ces gosses, même s’ils lui menaient la vie dur par moment. Comme avec le four.
Charlie continuait donc sa tâche, son esprit vagabondant entre Robbie, le grenier, son étoile… Et Crumpek. La jeune fille se demandait – comme souvent lorsqu’elle revenait d’un de ses « déplacements » - où cette sorcière avait bien pu passer son temps. Bien évidemment, et comme chaque orphelin, la jeune fille aurait préféré qu’elle ne rentre pas, jamais. Ce qui ne s’était jamais produit. Et elle aurait donné cher pour n’avoir ne serait-ce qu’un soupçon d’idée sur les activités de la vieille folle.
Tout comme elle aurait donné cher pour savoir ce que devenait ceux qui quittaient Greywall. Comment était la vie à l’extérieur ? Étaient-ils plus heureux, s’en sortaient-ils ? Elle aurait voulu savoir ce que cela faisait d’être libre, de voir à quoi ressemblait le monde, les gens, hors des quatre murs qu’elle n’avait jamais quitté.
C’était souvent les plus âgés de Greywall qui partaient, à partir de dix-sept ans : trop âgés pour avoir une chance d’être adoptés, ils étaient livrés en pâture à la vie sans passer par la case famille. Certain n’y voyait pas grande différence avec l’orphelinat ; les orphelins savaient qu’il n’était pas question de mener la grande vie, de faire ce qu’ils voulaient, avec le bagage qu’ils trainaient derrière eux, c’est-à-dire pas grand-chose. Ils ne partaient que pour changer de maître. Crumpek les considérant comme suffisamment vieux pour continuer de les loger gratuitement, elle les envoyait travailler chez quelque autre pour payer leur croûte. Seul le moyen d’exploitation changeait. Mais Charlie, en sachant cela, ne pouvait s’empêcher de se dire que lorsque son tour viendrait, cela serait comme un nouveau départ, peu importe qu’il soit misérable au début. Elle serait dehors. Il lui suffisait d’attendre ses dix-sept ans.
Il arrivait parfois qu’un des plus jeunes de l’orphelinat se fasse adopter, mais cela ne se faisait que très rarement. Il semblait n’y avoir que peu de bonnes gens aux alentours pour désirer s’encombrer d’un orphelin miséreux. L’âge d’or de Greywall était révolu depuis longtemps, son faste s’était affadi, n’attirant désormais plus que les crapules à son image, grise et terne. Les photos au grenier en témoignaient.
La situation géographique de l’orphelinat n’incitait d’ailleurs pas aux visites, quelles qu’elles fussent. Des fenêtres, les pensionnaires n’apercevaient que champs et sentiers, quelques masures en mauvais état, les premières lumières de la ville n’apparaissant qu’à plus de deux kilomètres. C’est pourquoi la majorité des orphelins n’essayaient pas de s’enfuir, Charlie plus que tout autre. Où serait-elle allée ? Elle n’avait aucune connaissance du monde qui l’entourait, elle n’avait jamais connu que les murs gris de sa prison. Si les orphelins qui possédaient des souvenirs étiolés de là où ils vivaient avant ne parvenaient pas à faire dix mètres sans se faire attraper, soit par Crumpek, soit par Benjamin, ou renvoyé à l’expéditeur par les habitants des bâtisses les plus proches, quelles chances pouvait-elle avoir, elle ? Aucune.
Oh, bien sûr, il y avait eu des tentatives. Vaines certes, mais elles existaient. La première à avoir tenté sa chance juste après l’arrivée de Crumpek, Charlie s’en souvenait, était Rose. Une grande fille élancée, aux cheveux blonds contaminés par le gris des murs et dont les yeux étaient presque aussi translucides que les siens. La rouquine l’avait toujours connue à l’orphelinat. Elle était l’une des plus âgées, l’une de ceux qui tentèrent de se rebeller face à l’avènement du monstre qui avait débarqué. Charlie n’avait que peu de souvenirs de celle qui avait précédé Crumpek. Voire pas du tout. Seule une voix remontait du brouillard de ses souvenirs.
La fuite de Rose avait été ajournée. Elle n’avait pu que traverser la cour avant que la nouvelle directrice ne l’attrape au collet et n’aille l’enfermer à l’Isoloir quelques jours. Puis, à peine sortie, déclarée en âge de payer sa pitance puisqu’elle était ingrate au point de vouloir partir, elle fut envoyée en ville, embauchée par on ne sait quel tyran. Elle n’avait jamais fait parvenir la moindre nouvelle.
Yrene avait très mal vécu le … départ de celle qu’elle considérait comme sa sœur. Elle avait tenté de suivre ses traces et avait subi le même sort que son aînée, à quelques mois près. Toutes deux avaient atteint leur dix-sept ans. C’est ainsi que l’âge de départ de l’orphelinat fut implicitement fixé. D’autres avaient tenté leur chance, sans résultat notoire, si ce n’est un séjour à l’Isoloir et l’assurance d’être partis à l’approche des dix-sept ans, voire seize ou quinze ans, si la directrice jugeait qu’il était temps pour eux de « payer leur dettes ». Elle faisait payer cher aux fuyards leur échec de fuite cependant. Un véritable enfer. L’évasion n’était pas recommandée si vous désiriez couler des jours paisibles sous la poigne de Crumpek.
Mais la donne avait changé. Les échecs de fuite successifs ayant découragés les orphelins, plus aucun d’entre eux n’essayait de prendre la clef des champs, même lorsque la directrice s’absentait. Le premier depuis des lustres à avoir recommencé était Robbie. Pour les autres, le seul espoir qu’il leur restait, c’était de tomber chez un bon employeur, d’avoir de la chance à leur sortie. Charlie se plaisait à se dire que Rose et Yrene s’étaient retrouvées, que tous ceux qui partaient voyaient désormais de nouveaux horizons derrière les nuages gris.
Au fur et à mesure que Charlie grandissait, les départs survenaient, à intervalle irrégulier, étant donné le jeune âge de la plupart des pensionnaires. Ils pouvaient s’écouler deux à trois ans avant qu’un des orphelins ne quittent à jamais Greywall. Le dernier en date à avoir pris le large était Nolan. Charlie se souvint de la mine sombre de Max, le lendemain du départ de celui qu’il considérait comme son meilleur ami, son frère, le matin de l’arrivée officielle de Robbie. Elle pensa que c’était un sacré coup de chance qu’il soit arrivé en pleine absence de la directrice, il avait eu une arrivée plus douce que le plupart de ses camarades. Surtout que, cette fois-ci, le hasard avait bien joué ses cartes étant donné le temps que la sorcière avait mis à revenir.
Maintenant que Charlie y réfléchissait, c’était bien la première fois que Crumpek partait aussi longuement. Jamais d’ordinaire, la jeune fille n’avait le loisir de passer plusieurs nuits successives dans son antre. C’était arrivé que le jeune fille puisse y monter trois soirs de suite, mais après la directrice reparaissait. Parfois même Charlie redescendait de justesse. Cette fois-ci, cependant, elle avait presque pu passer une semaine auprès de son étoile, plongée dans ses livres et ses trésors. Et c’est là que l’esprit de Charlie s’arrêta sur un détail, insignifiant peut-être, mais auquel elle prêtait attention pour la toute première fois.
« Ses absences les plus longues suivaient souvent le départ d’un pensionnaire… »
Oui, et alors ?
Il y avait probablement de la paperasse à gérer, des choses à définir avec les employeurs, les nouveaux « tuteurs » de ceux qui partaient… Rien d’inquiétant là-dedans.
Rien d’inquiétant certes, mais Charlie ne put empêcher un certain malaise de grandir en elle, le même type de malaise qu’avait déclenché la directrice lors de son retour le matin même. La jeune fille pressentait qu’elle avait le doigt sur quelque chose, quelque chose d’important, mais elle ne parvenait pas à saisir quoi. Pas encore. Mais ce qu’elle ressentait en y songeant l’emplissait d’inquiétude et, sans comprendre pourquoi, d’un brin d’horreur. C’était comme si son instinct lui criait des choses sans qu’elle en saisisse le sens.
Elle secoua la tête, doucement, pour se ressaisir. Elle délirait, se laisser emporter par le désarroi du retour de la vieille, de la supposée punition de Robbie, et de la perspective de devoir attendre pour retrouver son étoile adorée. Elle avait déjà réussi à tromper toutes vigilances quand Crumpek était présente, mais le lendemain de son retour, elle préférait s’abstenir. Avec un peu de chance, elle apercevrait son étoile de la fenêtre du dortoir quelques instants, son lit se trouvait près de la fenêtre. Rassénérée à cette idée, la jeune fille reporta son attention sur le tas de pomme de terre à éplucher pour le dîner. Perdue dans ses pensées, elle avait tout de même bien avancé. Elle balança celle qu’elle avait en main pour en saisir une autre…
- Francine !
La porte de la cuisine tapa dans le mur, faisant clinquer les casseroles qui y étaient suspendues et sursauter par la même occasion Charlie et la vieille cuisinière. Dans le mouvement, la rouquine s’était entaillé la main. Elle lâcha le couteau et plaqua directement ses deux mains contre sa robe, à la fois pour étouffer la douleur que pour tenter d’endiguer le saignement.
- Madame la Directrice, que me vaut le plaisir de si bon matin ?
- Je vous ramène la racaille responsable de ce foutoir.
Crumpek eut un signe de tête en direction du four, sur lequel la farine avait presque entièrement disparu… Jusqu’au prochain méfait de La Resistencia.
- Je vous le laisse également pour les corvées de la semaine. Je compte sur vous pour lui faire passer l’envie de revenir fouiner sans raisons par ici, Francine.
Le ton de la directrice était doucereux, sans répliques, emplit de menace. On ne discutait pas les ordres de son Altesse des Poussières.
Charlie, de son côté, s’arrangeait pour rester aussi discrète que possible malgré la douleur lancinante qui irradiait de sa main. Le dos droit, ses mains toujours au creux de sa robe, elle tâchait d’ignorer le sang qui s’étendait sur le tissu. Elle suppliait le Ciel que Crumpek ne la remarqua pas, qu’elle quitta la cuisine sans un regard pour elle. Elle ne la craignait pas ; elle exécrait sa cruauté mais n’avait pas peur de cet être dénué d’humanité. Cependant, la jeune fille connaissait la haine que la Directrice portait à son égard ; elle savait que la moindre occasion était bonne pour la tourmenter. Et elle savait ce qu’elle risquait pour avoir oser se couper dans la cuisine et interrompre son travail. Toutes les réactions de la Directrice en colère menaient souvent à la même pièce. Non, l’adolescente n’avait pas peur de Crumpek. C’étaient les caves, leur obscurité… l’Isoloir qui la terrifiaient. Et elle se demandait si la vieille n’utilisait pas sciemment cette faiblesse.
Charlie laissa couler son regard en direction de son ami, un instant avant que Crumpek ne l’avise. Robbie était droit et fier, comme toujours. Ses traits arboraient cette expression défiante qu’elle lui avait toujours connu : les traits fixes, le regard froid, le sourcil droit arqué. Elle fronça les sourcils en remarquant une légère ecchymose sur sa joue. Elle sentit un creux dans son estomac. Un jour et elle l’avait déjà frappé. Quand ses yeux se tournèrent vers elle, il avait toujours cette impertinence dans ses prunelles bleu glace, cette lueur qui criait au monde sa détermination. Les yeux de Robbie s’adoucirent quand ils s’accrochèrent à ceux de la rouquine. Il lui fit un clin d’œil quand il vit ses sourcils froncés.
Regarder les autres dans les yeux était une action assez banale en soi. Et puis, il y avait ces regards particuliers, qu’on ne peut s’empêcher de chercher, pour s’y plonger encore et encore. Ces regards-là, on a soif de leur chaleur, du réconfort qu’ils procurent. On a soif de leur beauté, et de ce qu’ils transmettent, de ce qu’ils ont à offrir. De tout ce qu’ils cachent et tout ce qu’ils laissent supposer. On a de cesse de les chercher, et on s’y accroche le plus longtemps possible. Voilà pourquoi, pour Charlie, croiser le regard de Robbie n’avait rien de banal. Et, en cet instant, il lui prodiguait le réconfort dont elle avait besoin. La jeune fille parvint à se détendre un peu, son estomac cessa de se tordre, et la douleur de sa main lui sembla même un chouïa moins forte.
L’illusion dura jusqu’à ce que Crumpek ouvre la bouche.
- Et qu’avons-nous là ?
Charlie, toujours assise sur son tabouret, releva les yeux vers Crumpek, qui la surplombait de toute sa hauteur de vipère. La jeune fille garda ses mains contre elle, ignorant sa robe trempée.
- Madame ? dit-elle, d’un ton ferme et poli.
Son regard était impassible. Elle se répéta qu’elle n’avait rien à se reprocher. Mais ses mains ne bougèrent pas d’un iota. Elle savait que la tête et le bout des doigts saignaient toujours beaucoup pour l’avoir lu dans un livre, elle ne s’en faisait donc pas outre mesure pour sa blessure – tant que Crumpek ne posait pas les yeux dessus.
Celle-ci détaillait la jeune fille d’un air mauvais teinté de mépris.
- Dis-moi, Charlie, crois-tu que ce soit en gardant tes mains croisées que ces choses vont s’éplucher ?
- Non, Madame.
Elle aurait voulu lui cracher son nom à la figure de la même manière qu’elle venait de le faire, mais elle se retint. Ce n’était pas le moment.
- Qu’attends-tu donc ? Que je le fasse à ta place ? Ou que Hunter ici présent te remplace ?
Charlie coula un regard rapide vers Robbie, qui avait toujours le regard sur elle, les sourcils froncés, fixant ses mains.
« Oh non, s’il l’a vu, elle peut le voir aussi. » Elle enfuit ses mains davantage dans les plis de sa robe.
- Non, Madame.
- Au travail, siffla « Madame » entre ses dents. Francine, je repasserai voir comment celui-là se comporte. Ne le ménagez pas.
Sans attendre de réponse, elle fit mine de tourner les talons et de partir. Charlie, n’en croyant pas sa chance de s’en tirer à si bon compte, entama un soupir de soulagement en décoinçant légèrement ses mains de leur cachette. Son soupir resta coincé dans sa gorge. En réalité, sa respiration se coupa net lorsque Crumpek ressurgit en face d’elle sans prévenir, lui saisissant le poignet avec force.
La jeune fille eut un mouvement de recul, mais elle ne put se dégager de la poigne osseuse qui la tenait. Elle ne pouvait qu’observer le visage de la directrice se rapprocher de la main blessée, les narines dilatées comme celle d’un animal, les lèvres retroussées et un éclair écarlate dans ses yeux brûlants. Cette expression affreuse ne dura qu’une fraction de seconde, mais elle sembla une éternité à la jeune fille, qui dévisagea la directrice avec scepticisme et incompréhension, une once d’horreur au creux du ventre, tandis que le masque habituel était revenu sur les traits de Crumpek.
- Qu’est-ce que c’est que ça ?
La rousse ne parvint pas à articuler un mot. Elle avait encore ce visage monstrueux imprimé sur la rétine. Avait-elle simplement rêvé ? Ou la directrice lui avait-elle vraiment… reniflé la main ? Elle repensa aux histoires sur les vampires qu’elle avait lues au grenier. Mais, justement, ce n’étaient que des histoires… Les vampires n’existaient pas, du moins pas à Greywall. Et l’expression de ses yeux…
La poigne se resserra autour de son poignet. Charlie serra les dents pour retenir la douleur.
- Vas-tu répondre, souillon ?
Les yeux de Crumpek ne rougeoyaient plus, mais ils lançaient des éclairs.
- Il me semble que le mot commun utilisé est « coupure », Madame.
Charlie savait qu’elle n’arrangeait pas son cas, mais le contact brutal de cette femme ajouté à ce qu’elle avait vu plus tôt lui mettait les nerfs en pelote. Elle savait qu’elle avait perdu cette bataille de toute façon, alors autant jouer le tout pour le tout, la tête haute. Elle tenta encore de se dégager mais elle ne parvint qu’à faire saigner sa blessure un peu plus.
- Ne joue pas les savantes avec moi, petite pouilleuse. C’est ainsi que tu réalises tes corvées ? Tu cherches à empoisonner la nourriture avec tes immondices ? Ou es-tu trop bonne à rien pour faire quelque chose correctement ?
- Je me suis coupée quand vous êtes entrée, un simple accident. Rien n’a touché les pommes de terre. Et si vous daignez me lâcher la main, je pourrai nettoyer tout ça et continuer mon travail.
C’en était fini des « Madame ». La nature de Charlie avait repris le dessus. Peu importait qu’il s’agisse d’elle ou d’un autre orphelin, la cruauté et l’injustice de la Directrice, elle ne pouvait le supporter. C’était pour cette raison qu’elle finissait souvent à l’Isoloir, bien qu’elle haïsse cela du plus profond de son être. Elle ne pouvait se taire. Plutôt mourir – ou en l’occurrence subir quelques heures d’enfer total – que de ne pas tenir tête à cette mégère. Voilà à quoi se résumait la vie de Charlie.
Crumpek, à ces mots, la lâcha brusquement, un horrible rictus tordant sa bouche. La rousse recula d’un pas, et saisit le vieux torchon que lui tendit Francine. Elle la remercia d’un signe de tête, ne voulant pas attirer d’ennui à la brave cuisinière. Elle aperçut la mine de Robbie, mi-amusée mi-inquiète. Il avait compris qu’elle était dans de beaux draps. Elle haussa les épaules en reportant rapidement son regard sur Crumpek. Ne pas détourner son attention sur les autres, ne pas leur attirer d’ennuis.
- Tu sous-entends donc, ma chère enfant, que je suis responsable de ton incompétence ?
Le ton était redevenu douceâtre, plus menaçant que lorsqu’elle montrait ouvertement sa rage. Charlie n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche pour répondre sous le ricanement de la Directrice.
- Je pense, Francine vous serez d’accord je présume, que cette enfant mérite une leçon.
Elle avait craché le mot « enfant » avec la même répugnance que son prénom un peu plus tôt. Encore une fois, elle ne laissa pas le temps de répondre à sa question qui n’en était pas une. Charlie, qui savait ce qui allait suivre, tenta en vain de contrôler les battements de son cœur, les soubresauts de son estomac. Son corps réagissait sans même écouter sa tête qui l’exhortait au calme. Son aversion était aussi bien physique que mentale. Mais elle n’en montrerait rien, ou elle tâcherait de son mieux de cacher sa peur, autant bien par fierté vis-à-vis de Crumpek que parce qu’elle savait qu’elle était observée. Plus tard, elle pourrait se laisser aller au désespoir. Elle se redressa, et ne tressaillit même pas – en apparence – lorsque Crumpek lâcha la phrase qu’elle redoutait depuis que la porte avait claqué contre les casseroles.
- Quelques heures dans l’Isoloir ne sauraient être que bénéfiques, pour lui apprendre la prudence.
Son cœur se glaça, mais fidèle à elle-même, elle ne laissa rien paraître. La jeune fille eut le temps de voir le regard désolé de la cuisinière. Elle lui adressa un faible sourire. Elle évita néanmoins soigneusement le regard de Robbie, inquiète de ce qu’il pourrait lire dans ses yeux à elle, de comment elle réagirait. Tout ce qu’elle vit, avant de quitter la cuisine, ce furent les poings du garçon, tellement serrés que les phalanges en étaient blanches.
Charlie aurait pu suivre Crumpek les yeux fermés ; elle connaissait l’orphelinat presque par cœur, et le chemin de l’Isoloir encore plus. Bien qu’elle eût voulu retarder au plus le trajet, elle marchait d’un bon pas, assuré, sur les talons de la vieille folle en face d’elle, résistant à la tentation de poser le pied sur sa robe noire pour la voir trébucher. Mais en plus d’être d’une mesquinerie crumpekienne, cela n’aurait servi qu’à empirer sa situation, elle s’abstint donc. Elle remarqua que la Directrice se montrait bien silencieuse, elle qui se plaisait d’ordinaire à narguer ses victimes jusqu’au bout, et Charlie se demanda – avec le côté de sa tête encore libre de panique – ce que voulait dire la réaction de Crumpek face à sa main ensanglantée. Son instinct tenta de nouveau de la mettre sur la voie, mais il n’en eut pas le temps.
La rouquine fut saisie de frissons, le froid mordant la plaie encore vive. L’odeur humide lui fit froncer le nez. Les murs suintant d’humidité et de champignons. Et, devant elle, l’Isoloir, gueule béante, prêt à l’engloutir pour ne plus la laisser sortir. La panique qu’elle avait tenté de retenir s’écoula lentement dans son corps, plus glaciale encore que la température environnante, descendant jusqu’au creux de ses os. Son corps entier refusait d’avancer davantage. Elle s’arrêta, tremblante, les yeux écarquillés fixant la bouche noire que formait la porte.
« Non, non, non, non, pitié, … »
- Te voilà arrivée, bonne à rien. Regarde, tes frères t’attendent déjà, ils peuvent te sentir… susurra Crumpek à son oreille.
Elle lui arracha le torchon des mains, laissant sa blessure à l’air libre, humide, de la cave, et la poussa sans ménagement à l’intérieur. Crumpek claqua la porte derrière elle, plongeant l’Isoloir dans l’obscurité la plus totale. Charlie était tombée à genoux sur le sol terreux, aussi froid et humide que l’air qui l’entourait. Elle était déjà transie. Autour d’elle, elle pouvait sentir les grouillements des rats qui la reniflaient, l’agaçaient, tandis qu’elle entendait Crumpek qui s’éloignait en riant, remontant le chemin, remontant vers la lumière, vers la vie.
Charlie ne cria pas, n’appela pas. Avec les années, elle avait appris que cela ne servait à rien. Et elle ne ferait pas ce plaisir à Crumpek. Désorientée, dans le noir ambiant, tremblante, elle ramena sa main contre son ventre et serra autant qu’elle le pouvait, pour la protéger, pour stopper le saignement, elle n’en savait rien, elle n’était plus en état de réfléchir. Les larmes débordèrent de ses yeux. Elle voulait s’exhorter au calme, se détendre un peu, mais elle ne le pouvait pas, elle étouffait. Elle avait l’impression que les ténèbres l’étranglaient, lui entraient dans chaque pores de sa peau pour la dévorer. Les rats, qu’elle ne craignait pas en eux-mêmes, se transformaient en monstres dans son esprit ivre de peur, prenaient la forme du visage de Crumpek qui lui reniflait la main comme un animal, une bête hideuse, tout droit sortie des Enfers.
La jeune fille se releva tant bien que mal, courbée en deux, trébuchante, et se traîna sur la couchette miteuse et moisie, infestée de bestioles. Ne pas rester par terre avec eux. Elle se roula en boule, pleurant toujours, incapable d’arrêter ses pleurs, sa main blessée contre elle, son autre main sur son visage, elle tentait de lutter contre sa panique qui gagnait du terrain, l’engloutissait presque totalement. Elle gardait les yeux grands ouverts, elle ne pouvait pas les fermer et se retrouver une fois de plus dans le noir, elle écoutait le moindre bruit, inquiétant dans cette noirceur sous-terraine. Son corps entier aspirait à la lumière et se recroquevillait intérieurement face à cet endroit hostile entre tous. Elle avait l’impression que la pièce se refermait sur elle un peu plus, des murs de ténèbres dont elle ne pourrait sortir. Elle pleurait toujours ; elle avait froid ; et, elle avait mal. Les rats sentaient l’odeur du sang.
Suppliante, tout en ayant conscience que ce fut vain, elle murmurait entre deux sanglots, priant qu’on vienne la délivrer, n’importe qui, tant qu’elle ne resta pas là.
« Non… s’il-vous-plaît… non, pas ici …, s’il-vous-plaît, s’il-vous-plaît, laissez-moi sortir… ».
* * *
Robbie haïssait cette femme – si étant que c’en fut une. Elle l’inquiétait également, pas comme elle terrifiait les autres orphelins. Mais sa façon de l’appeler Hunter, les choses qu’elle savait et qu’elle lui jetait à la figure – contre celles qu’elle taisait… Il n’était pas à l’aise avec elle. Il y avait quelque chose de malsain qui émanait d’elle, de malsain et d’anormalement familier.
Il pouvait sans mal comprendre cette terreur que les autres éprouvaient, mais le concernant, sa haine outre-passait la peur. Sa cruauté. Son égo surdimensionné. Ce côté familier qui le dérangeait au plus haut point. Sa façon de s’adresser à lui, de parler de sa mère, de cette nuit… Comme si elle y était. Son bleu sur la joue, sa langue égratignée.
Il bouillonnait. Mais il ne pouvait laisser exploser sa rage maintenant. Prudence. Il le devait à sa mère.
Sans compter que cette mégère venait de lui offrir un prétexte pour la haïr davantage encore. La peur-panique qu’il avait perçue dans les yeux de Charlie, bien qu’elle ait tenté de lui cacher, lui donnait encore des frissons. La délectation avec laquelle Crumpek avait prononcé la sentence le faisait encore trembler.
L’Isoloir, il venait d’en sortir. S’il n’avait pas particulièrement aimé l’expérience, il voyait cependant une opportunité, une façon d’exploiter cette pièce sombre et humide. Il avait déduit, grâce aux rats, qu’il devait exister une ouverture quelque part dans cette pièce, que l’Isoloir ne devait être qu’une partie des sous-sols de l’orphelinat, sous-sols qui devaient forcément mener quelque part – un quelque part hors de l’enceinte de Greywall. Du moins l’espérait-il. Et le meilleur moyen de découvrir un passage, et peut-être une sortie, c’était d’explorer dans le moindre recoin l’Isoloir et les caves. Et donc, d’y être envoyé le plus souvent possible.
Il comptait jouer sur la certitude de Crumpek en sa punition ultime. Il allait la retourner contre elle, sans même qu’elle ne le soupçonne. Et le plus tôt il aura commencé, le mieux ce sera. D’autant plus qu’il avait une sorte de sauvetage à réaliser. Penser à Charlie, à ce qu’elle devait ressentir seule là-dedans… Un seul regard et il avait compris l’horreur que la pièce sombre au sous-sol exerçait sur son amie, et cela lui déchirait le cœur. Sans compter qu’en plus, elle était blessée. Il étouffa sa rage et s’efforça de réfléchir.
Il fallait soit qu’il prenne sa place, soit qu’il la rejoigne. L’adolescent avait déduit – à juste titre – que la première solution était à la fois la plus probable et la plus réalisable. Difficile d’aller la chercher de lui-même, sans connaître le chemin suffisamment, et sans moyen de lui ouvrir la porte. Et continuer de faire croire à Crumpek que l’Isoloir avait également un pouvoir sur lui était indispensable. Seule solution donc, faire une bêtise suffisamment grave pour être assigné à l’isolement. Et Robbie savait exactement comment s’y prendre, le plus tôt possible. Les heures passaient pour Charlie, et il ne supportait pas de la savoir là-dedans, en ayant vu la peur noircir ses yeux si clairs, sa main en sang, dans cet endroit nauséabond.
Il serra le poing et continua sa tâche à la cuisine, à savoir terminer de récurer le four qu’il n’avait pas saccagé. Francine, la cuisinière, était silencieuse, et terminait d’éplucher les pommes de terre que Charlie avait commencées. La vieille femme se lamentait parfois tout bas sur le sort « de la pauvre petite ». Il n’était pas difficile de comprendre que la vieille cuisinière, sous ses airs revêches, avait bon fond. Et il se promit de faire un effort pour avaler sans rechigner les plats qu’elle leur servirait à l’avenir. Puis il pensa à sa « bêtise ». Il tiendrait sa promesse à partir du lendemain.
L’heure du dîner arriva enfin. Il fut le premier à prendre son bol de pomme de terre bouillie et à aller s’assoir. Maintenant, il devait attendre un peu.
« Tiens bon, Charlie. J’arrive. Tiens bon. »
« On devient sentimental, ça se ramollit du cœur mon vieux. »
Robbie était tellement concentré qu’il ne réagit même pas aux moqueries du criquet.
L’adolescent surveillait la porte d’entrée. Il regardait défiler les orphelins les uns après les autres. Les membres de La Resistencia lui adressèrent un signe de tête qu’il leur rendit, en guise de salut. Lorsque le plus jeune, Fred, fit mine de s’approcher pour s’assoir avec lui, il lui fit non de la tête, doucement. Le rouquin le regarda, puis il comprit, hocha la tête et s’assit plus loin, une expression intriguée sur le visage.
« Mauvais coup en préparation, pas d’interférences, compris. »
Presque tous les orphelins était attablé devant leur bol, quand celle qu’il guettait fit enfin son entrée. Il avait espéré sans vraiment y croire, que peut-être, par chance ou clémence, Charlie serait autorisée à sortir au moins pour le repas. C’était sous-estimer la cruauté de La Directrice. Cette dernière fit son entrée, un sourire mauvais collé sur les lèvres, se délectant sûrement des prochains tourments qu’elle infligerait pendant le repas. Robbie la suivit du regard avec tant de haine, qu’il était surpris qu’elle ne sente pas la brûlure de son regard sur elle. Il n’avait toujours pas touché à son bol.
Crumpek se dirigea à l’autre extrémité de la salle, auprès de Francine, échangea quelques mots avec elle, probablement à son propos. Enfin, elle le regarda. Leurs deux regards s’affrontèrent, feux arctiques contre flammes de l’enfer. Sans quitter son adversaire des yeux, Robbie pouvait sentir tous les regards se tourner vers eux, d’abord sur la Directrice, puis sur lui. Ils attendaient, figés, de voir ce que le nouveau allait faire. Car c’était clair qu’il allait tenter quelque chose. Robbie, sans bouger ses yeux d’un cil, sourit à Crumpek. Cette dernière ne souriait pas, loin de là. Elle avait l’expression mauvaise de quelqu’un qui sent son pouvoir menacé pendant quelques secondes. Il pouvait sentir sa haine à son encontre, son dégoût même. Elle le défiait de la défier là, devant tous ses « sujets ». Il en essuierait les conséquences.
« Bien, à nous deux, vieille limace desséchée. »
Robbie, sans quitter des yeux Crumpek, sans se départir de son sourire provocateur, se leva. Il avança vers celle qui lui avait déclaré la guerre, à qui il comptait bien rendre coup pour coup, quitte à s’en prendre d’autres. Il arriva bientôt à hauteur de la directrice. Il avait son bol au creux des mains.
- Je te conseille, Hunter, d’avoir une bonne raison d’avoir traîné ton postérieur jusqu’ici, souffla-t-elle à mi-voix, menaçante.
« Crache ton venin tant que tu veux, ma grande, j’ai pas peur de toi, pensa-t-il. Mais t’es pas obligée de le savoir, si ça te fait plaisir. »
- Je venais simplement vous saluer, Madame.
« Surtout, sois poli, comme Charlie, comme tous les autres, calque-toi le plus possible avec ce qu’il faut d’impertinence.
- Mais dis-moi, mon vieux, tu cherches à mourir prématurément ?
- C’est pas le moment, grogna-t-il à l’intention du criquet. »
Décidément, ça devenait une habitude. Il allait finir en camisole avant même d’être sorti de Greywall. Quoique, il se demanda en effet s’il n’était pas en train de signer son arrêt de mort.
« Bah, je l’ai signé le jour où j’ai laissé passer ma chance de partir, autant faire les choses à fond. »
« Et Charlie te rejoindra vite si tu te grouilles pas un peu, mon vieux. »
Charlie.
- C’est maintenant chose faite. Retourne t’assoir Hunter. Tout de suite.
C’était drôle de voir comment elle s’obstinait à garder un ton moyen, comme si elle avait peur que les autres l’entendent. De quoi avait-elle peur ?
- Je me disais également que vous aimeriez goûter à cette bouillie de pommes de terre, vous savez, pour vous assurer qu’elle n’a pas été … souillée, comme vous le craigniez ce matin.
- Je te conseille sincèrement de retourner t’assoir Hunter, ou la trempe que tu as prise hier ne sera rien à côté de ce que je t’infligerais.
Robbie jubilait. Des coups en plus ? La bonne affaire, si elle croyait être la première à lui en donner. Elle détestait voir son autorité remise en cause, il tapait dans le mille pour atteindre son objectif. Le ton de Crumpek commençait à monter. Il approchait du but.
- Vous ne voudriez pas vexer la cuisinière, Madame ? Il est très impoli de refuser un plat de la sorte.
Et, sur ces mots, il leva son bol et l’écrasa avec son contenu sur le visage de La Directrice, qui avait la bouche ouverte sur un ordre non-dit. Le réfectoire en entier retint son souffle, horrifié. Avant que Crumpek ne retrouve la vue, Robbie fit un pas en arrière et souffla un mot d’excuse à Francine pour le gaspillage, et lui promit qu’à l’avenir il avalerait tout sans rechigner. La cuisinière lui adressa un drôle de regard, amusé-inquiet, la main devant la bouche, pour retenir un rire ou un souffle d’effroi il n’aurait su le dire.
Robbie se retourna ensuite vivement vers l’assemblée d’orphelins et d’éducatrices, à laquelle il adressa une brève courbette. Un coup d’œil vers La Resistencia lui indiqua qu’ils le prenaient pour un fou, mais qu’ils ne douteraient plus de son camp. Le regard de Nick était presque fier.
Puis, comme prévu, les choses se gâtèrent. De la pomme de terre partout sur le visage et sur sa robe, Crumpek saisit l’adolescent par ses cheveux de jais. Son cuir chevelu allait finir par se décrocher à force, pensa-t-il. Il pivota et fit face à une Crumpek rouge de rage et d’humiliation. Il allait payer cher ce coup-là. Il parvint quand même à grommeler sous la douleur :
- Un simple accident, Madame, je suis sûr que vous comprenez…
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Robbie se fit traîner par la tignasse hors du réfectoire et le long des couloirs jusque dans les sous-sols. Il sentit bientôt sa peau se hérisser sous l’air froid. Il serrait les dents ; il avait l’impression que son cuir chevelu allait lâcher. Arrivés en face de l’Isoloir, Crumpek le lâcha enfin. Il en profita pour s’éloigner d’elle d’un pas ; elle écumait. Son ventre se noua un peu sous l’appréhension. Il avait beau la haïr sans la craindre, la perspective des coups n’avait rien de réjouissante. Crumpek ouvrit la porte de métal, laissant passer un rai de lumière pâle à l’intérieur. Robbie distingua la silhouette recroquevillée de Charlie sur le matelas infecte, tremblante. Au bruit de la porte et de la lumière faible, elle avait relevé la tête, son visage était blanc comme craie, ses yeux écarquillés et bouffis sous ses boucles rousses plus ébouriffées que jamais. Elle avait toujours sa main serrée contre elle.
Cette vision déchira Robbie de l’intérieur. Elle était restée une heure, deux heures dans ce trou à rat, et elle était méconnaissable. Sa gorge se serra, et il ressentit un tel éclair de colère vis-à-vis de cette mégère recouverte de pomme de terre, qu’il aurait pu la frapper lui-même, s’il avait été à son avantage. Mais cela n’aurait rien apporté de bon dans l’immédiat, il musela donc sa hargne et s’efforça de faire bonne figure. Pour Charlie. Plus jamais, il ne voulait la voir comme ça.
- Lève-toi de là, pouilleuse, tu as de la chance, la place est très demandée aujourd’hui. Sors de là ou je m’arrange pour te sortir moi-même !
La voix de Crumpek montant dans les aigus témoignait de son niveau d’énervement. Robbie fit la grimace : il allait déguster, il le sentait. Charlie ne semblait ne rien comprendre, mais elle se leva et marcha aussi vite qu’elle le put vers l’ouverture. Quand elle vit enfin Robbie, ses yeux s’emplirent d’horreur, elle secoua la tête.
« Elle a compris. »
Il lui adressa un sourire, la fixa dans les yeux le plus longtemps possible, en espérant qu’elle comprendrait son message :
« T’en fais pas, je gère la sorcière. »
Les yeux de la jeune fille encore pleins de larmes en laissèrent s’échapper une de plus. Elle ouvrit la bouche pour protester mais Crumpek avait déjà poussé Robbie à l’intérieur.
- Déguerpis avant que je ne change d’avis, souillon !
Pendant un instant, Robbie vit trouble, il fallait qu’elle parte, c’était le but ! Il lui jeta un regard paniqué ; elle le regarda la mort dans l’âme. Elle avait compris, une fois de plus. Si elle restait, Robbie se serait mis à dos Crumpek pour rien. Une bien piètre façon de le remercier. Alors, au grand soulagement de son ami, elle tourna les talons et remonta le couloir vers le dessus de l’orphelinat. Quand ils étaient passés l’un près de l’autre, ils s’étaient effleuré le bout des doigts, l’un pour donner du courage, l’autre pour rassurer.
- À nous deux, Hunter. Je vais t’apprendre à rester à ta place.
Robbie n’ouvrit même pas la bouche. Il encaissa coup après coup sans broncher, sans une larme, sans un bruit. Il pensa à sa mère, à Charlie, n’écouta rien des insultes qui sortaient de la bouche de Crumpek, qui, il trouva, ressemblait vraiment à une pomme de terre bouillie. Quand elle estima qu’il eut son compte, elle le laissa là, non sans lui cracher dessus une dernière fois, et ferma la porte sur lui et ses frères les rats.
« Enfin tranquilles les gars. »
« Bonjour tes chances de commencer à explorer cette cave poisseuse dans ton état, mon vieux. Tu devrais consulter, l’état de ta tête m’inquiète.
- La ferme, criquet. »
Et il sombra, à même le sol terreux grouillant de rongeurs.
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