Chapitre 12 ~ Jamie

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  Son corps le faisait souffrir. Sa tête surtout. Il avait l’impression d’être dans une boîte, restreints dans ses mouvements. Il ne s’était pas encore habitué à la forme de Ceux-d’en-Bas. Il était resté longtemps – trop longtemps – sous sa forme pure. Il lui faudrait du temps pour s’y faire. Mais il y avait plus urgent. Il devait la trouver. Les choses avaient changé. Il le sentait. Elle avait besoin de lui ; il devait la protéger.

  Le sentiment d’urgence étreignit son nouveau corps, lui comprimant la poitrine. Sensation plutôt désagréable. Il voulut bouger mais il n’y parvint pas. Il était cloué sur une surface plane, rugueuse, compacte. Sans force. La même rugosité reposait sur ses bras, plus fluide. Il tenta de nouveau de se mettre debout mais sa tête l’élança douloureusement. Il gémit de douleur et d’énervement. Une chose qu’il identifia comme une main vint se poser sur son front.

- Chuuut, murmura une voix à son oreille. Repose-toi.

  Et il sombra de nouveau. Il alterna ainsi les phases de conscience et de brouillard, jusqu’à un matin où sa tête daigna enfin rester tranquille. Il cligna des yeux, désorienté. Un poids au creux du ventre lui intima que le temps pressait.

  Il s’assit brusquement. Ses yeux observaient l’endroit où il se trouvait. Une pièce très épurée, poussiéreuse dans les coins, une fenêtre d’où filtrait une lumière grise. Il se mit sur ses pieds. Il tituba un moment avant de trouver son équilibre. Il tourna sur lui-même. Là. Une porte. Il la franchit, maladroit sur ses pieds. Sa silhouette dégingandée paraissait à l’étroit dans la pièce.

  Il déboucha dans une autre pièce, un peu plus grande que la première. Une table, des chaises. Un feu. Surpris, il recula, se cognant contre le mur.

- Ah, tu es réveillé.

  Il pivota la tête vers la voix et vit une femme au visage doux qui le regardait d’un air inquiet. Il parvenait à voir au fond de ses yeux toutes ses souffrances et ses joies, ses espoirs. Ceux-d’en-Bas étaient si transparents.

- Comment tu te sens ?

  Il ne répondit pas, se contentant de l’observer, se demandant ce qu’il devait faire. Il voulait sortir.

- Tu n’as rien à craindre, continua la femme. Tu sais comment tu es arrivé ici ?

  Il secoua la tête. Impossible de lui répondre. Elle ne le croirait pas de toute façon.

- Tu peux venir te réchauffer si tu veux. Tu as l’air gelé. Je m’appelle Marianne, dit-elle en ajoutant une maigre bûche de bois dans les braises.

  Il s’approcha prudemment, regardant alternativement le brasier et Marianne.

- Merci, dit-il enfin, de vous être occupée de moi.

- Il y a pas de quoi. Tu nous as fait peur à Thomas et moi. Mais l’important c’est que tu te retapes. Tu as faim ?

- Je… Je dois partir.

  Il commença à s’éloigner en cherchant une autre porte, la sortie. Son instinct le pressait de la retrouver. Et vite. Il devait la voir.

- Je savais que tu allais dire ça, soupira la femme. Je peux t’aider ?

- Je ne crois pas, souffla-t-il.

  Cette femme était si bienveillante envers lui, il ne s’attendait pas à ça. À part les siens, il n’avait connu que la haine et la destruction.

- Prends au moins ce manteau, il était à Thomas dans sa jeunesse, lui dit-elle. La porte te reste ouverte si tu changes d’avis…

  Marianne l’aida à enfiler le manteau élimé. Étrangement, il lui seyait presque à la perfection.

- Merci, murmura l’adolescent. Et remerciez… Thomas, également.

- Je n’y manquerai pas.

  Elle lui tint la porte ouverte, un sourire inquiet sur le visage.

- Fais attention à toi, murmura-t-elle une dernière fois, son souffle se figeant dans l’air froid.

  Mais il l’entendit à peine. Ressentant pleinement l’urgence qui pulsait au creux de son corps, il s’élança sur le sol gelé, dérapant et se rattrapant de justesse. Elle n’était pas loin, il pouvait la sentir. Il courut, ignorant la fatigue et la douleur qui étreignaient encore ses membres. Il courut, ne suivant que son instinct, jusqu’à la nuit tombée.

  Dans l’obscurité, au creux d’un monde qu’il ne connaissait pas, il se sentait plus perdu que jamais. Ce monde était froid, inhospitalier, sombre. Davantage encore que le ciel qu’il avait quitté brutalement. Les étendues d’herbes gelées prirent fin soudainement, laissant place à un sol terreux durci par le gel et à des murs délabrés.

  Il avança précautionneusement. Surtout, ne pas se faire remarquer. Ses jambes étaient flageolantes. Il tremblait de tout son être et était couvert de sueur. Ne pas abandonner maintenant, s’exhorta-t-il. Pas si près du but. Pas si proche d’elle.

  Il quitta le couvert du mur et s’avança dans l’enceinte du bâtiment près duquel il était arrivé. Plus il avançait dans la cour, plus il se sentait oppressé, angoissé. Ils étaient proches, eux-aussi. Et ils avaient fait du mal ici aussi. Il pouvait le sentir.

  Au bout de la cour, une porte close. Une grille bloquée par un mur. Tentant le tout pour le tout, il posa la main sur la clinche et l’actionna. Elle s’ouvrit avec un grincement. Il entra, les frissons hérissant sa peau, parcouru la pièce puis plusieurs couloirs, titubant et trébuchant, suivant son intuition. Par chance, ou était-ce le destin, il ne croisa personne. Ses pas le menèrent à un escalier qui débouchait sur une trappe en bois.

  Il la sentait toute proche désormais. Tellement proche qu’il pouvait même sentir sa détresse.

  « J’arrive, je suis là. »

  Dans un état second, ses doigts grattèrent la trappe avant de la pousser dans un effort surhumain, tant il était faible. Ses yeux se plissèrent dans l’obscurité encombrée. Il était encore à moitié dans l’escalier, sa tête et son torse dépassant par la trappe. Il entendit deux souffles de surprise.

- Charlie ? appela-t-il faiblement.

  Il entendit des pas se rapprocher de lui. Il compta quatre pieds avant de relever la tête. Un garçon, peu amène, oscillant entre l’ombre et la lumière le regardait avec méfiance. À ses côtés, une fille aux yeux gris et cheveux roux sauvages.

  Un sourire étira ses lèvres. Il l’avait trouvée. Elle le regardait d’un drôle d’air, avec ses yeux gonflés, comme si elle le reconnaissait sans pouvoir totalement se souvenir.

- C’est moi, c’est… commença-t-il.

- Jamie, souffla la rouquine, les yeux brillants.

- Salut, petite sœur.

  Et Jamie s’effondra au bord de la trappe, le garçon étrange le rattrapant tant bien que mal dans sa chute.

* * *

- Ton brillant de frère est dans les vapes.

- Garde ton sarcasme, lança Charlie avec mauvaise humeur.

- Ça me détend, mon sarcasme, rétorqua-t-il aux sourcils froncés de son amie.

  La rouquine ne cessait de faire des allers-retours entre le dénommé Jamie et la fenêtre, scrutant par intermittence et le ciel, et le visage de l’adolescent endormi. Le léger sourire qu’il avait eu en apercevant sa « petite sœur » refusait de quitter son visage, de couleur de craie. Robbie était assis par terre, le carnet de sa mère toujours sur ses genoux mais incapable de se concentrer sur le code pour l’instant. La ressemblance entre les deux était troublante, il devait l’admettre. Même yeux gris lumineux, même crinière folle et flamboyante. Même nez.

- Charlie, calme-toi. Tourner en rond va pas nous aider à comprendre ce qu’il se passe.

  La jeune fille s’immobilisa face à la fenêtre ; Robbie l’entendit respirer un grand coup. Puis elle vint s’assoir à côté de lui.

- Tu avances ? demanda-t-elle avec un signe de tête vers le livre.

- Le code est codé. Ça va pas être si simple de décrypter le message.

- Le code est codé ? répéta-t-elle.

- La suite de lettres obtenues ne donne qu’un charabia incompréhensible. Mais si ma mère s’était contentée d’appliquer le chiffre correspondant à la place de la lettre, n’importe qui aurait eu accès au message qu’elle a laissé.

- Tu as encore besoin du livre ?

  Charlie n’attendit même pas sa réponse, elle lui prit le livre des mains et en tourna les pages, relisant certains passages. Les sourcils froncés, elle releva la tête, pensive. Robbie était sceptique, sa tête tournait à plein régime. Le code et l’arrivée de ce type venu de nulle part, ça faisait beaucoup pour une seule soirée. Jamie remua un peu mais ne se réveilla pas.

- Si c’est ton frère, comment se fait-il que tu aies passé treize ans dans ce trou, toute seule ? D’où est-ce qu’il vient ?

  Aucune réponse. Robbie se leva et alla se poster près de la fenêtre, les yeux levés vers la voûte au-dessus de sa tête. Les étoiles brillaient dans le ciel d’encre. L’air glacial lui fit du bien, l’aida à éclaircir ses idées. Son regard s’arrêta sur une étoile qui semblait briller davantage que les autres. Il repensa à sa mère, au code, à l’histoire qu’elle lui racontait enfant. Elle la racontait si bien, il s’y serait cru.

- Robbie ?

  Il se retourna vers Charlie. Ils n’avaient pas besoin de parler, rien qu’en se regardant ils savaient qu’ils pensaient à la même hypothèse complètement folle. Mais Robbie secoua la tête. C’était impossible, il s’agissait d’une histoire, merveilleuse et tragique, mais une histoire et rien de plus.

- Il faut absolument savoir ce que voulait te dire ta mère dans ce livre.

- Parce que tu crois que ça a un lien avec … Tout ça ?

- Ça fait un peu gros la coïncidence tu crois pas ? Depuis que tu es arrivé, il se passe des choses étranges. Le soupirail muré, le comportement de Crumpek, ses absences, on découvre ce code, et… Et Jamie.

- C’est bien ton frère, tu es sûre ? Faut se méfier des personnes rencontrées en pleine nuit, répondit-il, un brin moqueur.

  Charlie ne répondit pas à sa boutade. Elle le rejoignit à la fenêtre et tendit le doigt vers le haut.

- Elle n’est plus là. Pendant toutes ces années, l’étoile est restée à la même place, en brillant toujours aussi fort. Et ce soir, plus rien. Ça ne peut pas être juste une coïncidence.

- On est pas dans un livre, Charlie. Et admettons que, pourquoi ton frangin est pas descendu de son piédestal plus tôt ?

- Parce que les temps ont changé.

  Charlie et Robbie sursautèrent. Ils firent volte-face. Jamie s’était réveillé. Ses yeux gris passèrent de l’un à l’autre plusieurs fois, avant de s’arrêter sur la rouquine.

- Ils sont là, et ils savent. T’es plus en sécurité Charlie.

  La jeune fille s’approcha à pas lent de l’adolescent blafard. Robbie avança dans la pièce mais préféra rester à l’écart. Les bras croisés, il attendait.

- Il faut partir d’ici, avant qu’il soit trop tard. Maintenant.

- Quoi ?

- Il commence à me plaire ton frangin, Charlie. Mais maintenant, ajouta Robbie en fixant Jamie dans les yeux, on ira nulle part.

- On ? grimaça-t-il.

- J’essaie de partir depuis des jours. Si c’était aussi simple de quitter ce trou, tu n’aurais pas eu la chance de me croiser ce soir.

  Jamie le fixait, les deux sourcils haussés d’incrédulité. Ses yeux gris essayaient de sonder Robbie, lequel le fixait avec la même intensité, le sourcil arqué.

- Ta lumière est bizarre.

- Ma… Tu peux répéter ?

  Mais Jamie tourna la tête vers sa sœur sans lui donner plus de précision.

  « Ma lumière ? La tienne est mieux face de lune ? »

- Robbie a raison. Impossible de partir d’ici.

  Charlie parlait à voix basse, mais son ton était ferme.

- D’ailleurs, comment tu es arrivé jusqu’ici ?

  Robbie crut deviner la question sous-jacente dans l’intonation mesurée de la rouquine. Toute aussi mesurée était l’expression de son visage. Il n’osait imaginer comment devait se sentir la jeune fille, orpheline depuis toujours, face à l’apparition soudaine d’un inconnu affirmant être son frère, mal en point et avec une urgence de quitter les lieux encore plus pressante que la sienne.

  Le jeune homme aux cheveux de feu sembla deviner également ce que Charlie se retenait de lui envoyer à la figure, partagée entre l’espoir d’une famille retrouvée et l’incompréhension et la colère de ces retrouvailles.

  « Pourquoi tu ne débarques que maintenant, grand frère ? Où est-ce que tu étais pendant ces treize années ? »

- C’est difficile à expliquer, les Âmes terrestres n’ont pas connaissances des …

- Les quoi ?

- Robbie, s’il-te-plaît, tu peux ouvrir tes oreilles et fermer ta bouche ?

- Vos désirs sont des ordres milady, répondit l’adolescent.

  Il effectua une courbette tout en levant les yeux au ciel.

- Mais il faut bien que quelqu’un garde les pieds sur terre, marmonna-t-il entre ses dents.

  Charlie soupira, faisant mine de ne pas l’avoir entendu. Robbie alla se rassoir sur le tapis mangé par les mites. Il ramassa le livre de sa mère pour continuer de déchiffrer le code, mais s’arrêta en mouvement, ses yeux fixant la couverture patinée.

- Tes certitudes sont floues, comme ta lumière. Elle oscille entre deux eaux. Mais il y a des choses qui t’échappent… Robbie.

  Robbie leva les yeux vers le visage cireux de Jamie. Il avait vraiment l’air accablé. Par quoi ? Bonne question. Mais le regard que l’adolescent lui portait avait changé ; malgré l’once de méfiance qu’il percevait encore dans ses yeux, Robbie voyait que Jamie avait décidé de lui faire confiance – en partie.

« Te faire confiance, quelle idée saugrenue…

- Avec une conscience comme toi, inconcevable, je te l’accorde. »

  Stupide criquet. Jamie eut une drôle d’expression, comme s’il retenait un rire, regardant toujours Robbie dans les yeux.

- Qu’est-ce qui m’échappe ? Tu ne vas quand même pas me dire que tu viens de tomber du ciel ? demanda-t-il, avec une animosité atténuée par le rire retenu de l’adolescent.

  Il pensa un instant que Jamie avait saisi sa joute avec sa voix interne. Impossible.

- Si je vous affirme que c’est bien le cas, tu ne me croirais pas. Même Charlie garde un doute, je me trompe ?

  La rouquine se contenta de fixer celui qui se prétendait être son frère, et haussa les épaules. Elle essayait de le sonder, elle voulait voir jusqu’à quel point elle pouvait le croire.

- C’est pour ça que je vais vous montrer.

- Nous montrer ? sursauta Charlie.

  Jamie tenta de se lever plusieurs fois, avant de réussir à se mettre sur ses pieds. Ses traits étaient crispés par l’effort, ses jambes flageolantes.

- Ciel, que ce monde est pesant, chuchota-il pour lui-même.

  Robbie et Charlie échangèrent un regard et s’approchèrent de Jamie d’un même mouvement. L’adolescent les dépassait d’une bonne tête. Il tendit ses deux mains devant lui. Charlie saisit sa main gauche sans hésitation ; Robbie suivit avec moins d’empressement. Jamie ferma les yeux.

  Les images défilèrent devant les yeux de Robbie. Les sensations, elles aussi, envahirent son corps.

  Un affrontement effroyable, la solitude et la peur qui suivirent. La petite lumière à ses côtés qui le rassurait. Qu’il aimait, qu’il voulait protéger. Le feu, l’angoisse, la tristesse, dans cet océan d’encre infini où étaient dispersés les siens.

  La chute, vertigineuse. Le froid glacial qui l’envahit, l’explosion de souffrance à l’atterrissage. La douleur, l’angoisse et le sentiment d’urgence qui étreignait sa nouvelle enveloppe. Une main sur son visage fiévreux, un visage rassurant dans la brume qui l’enveloppait. Marianne.

  Puis, la course dans la neige, l’obscurité qui l’enveloppait peu à peu, le froid qui mordait sa peau. Une porte, des couloirs, des escaliers. Et, dans l’atmosphère confinée et poussiéreuse de Sous les Toits, une crinière flamboyante et deux prunelles de lumière, telles deux étoiles dans un ciel d’encre.

  Jamie relâcha brusquement l’étreinte de ses mains et tituba sur ses jambes, sans force. Robbie l’aida à se rassoir. Le rouquin resombra dans l’inconscience. L’adolescent aux cheveux de jais, lui, se rassit sur le tapis. Ses membres lui donnaient l’impression d’être en guimauve. Est-ce qu’il venait vraiment de voir … Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il venait de voir ? L’intérieur de la tête du frère de Charlie ? Qui vivait dans les étoiles avant de venir en visite ? C’était comme si l’histoire de sa mère avait pris vie devant lui… Ou en lui ? Il ne comprenait rien à ce qui venait de lui arriver. Il ressentait encore le choc de l’impact qu’il n’avait pas vécu. La main sur son front, l’urgence de retrouver sa sœur. Charlie.

  Robbie se retourna et chercha la rouquine des yeux. Elle était appuyée contre un meuble, le nez plongé dans le livre que Robbie lui avait offert. Il supposa qu’elle devait en relire le début, pour confronter ce qu’elle venait de voir à ce qu’elle avait déjà lu. Robbie n’en avait pas besoin. Il connaissait l’histoire par cœur. Et même en l’ayant vu et ressenti, il n’arrivait pas à admettre totalement ce que Jamie leur avait montré. Ou ne le voulait-il pas ?

  « Le déni est confortant pour l’esprit, mais n’arrête pas la réalité des choses, souffla sagement le criquet. »

  La nuit commençait à pâlir, et Robbie avait le dos engourdi d’être resté assis par terre. Jamie n’avait toujours pas repris conscience. Charlie, elle, releva le nez du livre au moment où il regardait dans sa direction. Elle avait des feuilles dans les mains. Elle arborait une expression de détermination froide qu’il ne lui connaissait pas.

- Tu as raison dit-elle. Il faut partir de ce trou.

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