Chapitre 13 ~ Dommages collatéraux
Une agitation peu coutumière agitait le réfectoire le lendemain matin. Les orphelins ne cessaient de chahuter entre eux, et certains se déplaçaient entre les tables pour aller discuter avec d’autres avec animation. Seul Viktor, assis seul comme d’accoutumée, lançait des regards noirs à qui voulait bien le regarder. Même ses tentatives dérisoires pour cafarder et créer des problèmes aux autres ne semblaient pas fonctionner. Une fois n’est pas coutume, personne ne faisait attention à lui – pas même Miss Grant qui semblait dans tous ses états. Et pour cause ; un orphelin manquait à l’appel.
Max avait disparu.
Charlie trépignait sur sa chaise. Le brouhaha étouffé qui régnait dans la pièce lui mettait les nerfs à vif. Le manque de sommeil et les émotions de la nuit sans doute. Elle avait à peine touché à son bol de porridge. Quand Robbie avait tenté de la convaincre d’avaler quelque chose, un regard l’avait dissuadé de continuer. La jeune fille avait l’estomac noué, la bouche pâteuse et sa tête lui tournait. Hors de question d’avaler quoi que ce soit.
La Resistencia s’était joint à eux. Robbie était en train de leur expliquer son plan de sortie, et Charlie pouvait voir à leur expression qu’ils étaient on ne peut plus impatients de passer à l’action. À la pensée des souterrains qui les attendaient, Charlie ne put réprimer un haut le cœur. N’y tenant plus de rester assise et inactive, elle se résigna à aller rendre son bol à Francine, et sans un mot, elle se dirigea dans la cuisine pour y commencer ses corvées. Elle sentit bien le regard de la cuisinière sur elle mais n’eut ni la force ni l’envie de lever les yeux et de fournir une explication qui sonnerait de toute façon faux. Elle se fit l’impression d’une gamine boudeuse, ce qui n’améliora pas son humeur.
Elle entama la pile de vaisselle, encore maigre. Cela lui occupait les mains mais pas l’esprit. Des images lui revenait constamment en tête, d’une netteté saisissante. Comme si un interrupteur s’était allumé au fin fond de son être, lui permettant de percevoir enfin les choses qu’auparavant elle devinait sans pouvoir les distinguer, les reconnaître. Et, dans le même temps, ses sensations restaient engourdies tels des réflexes oubliés. Elle frissonna quand les sensations ressenties au travers de Jamie se ranimèrent dans son corps. Jamie. Son frère. Qui se trouvait en ce moment même au grenier de l’orphelinat. Ce qu’elle aurait lu avec plaisir dans n’importe quel livre lui paraissait d’un ridicule imbattable à la lueur du jour. Et pourtant. Les Âmes, les Brûleurs, ses parents, l’histoire de la mère de Robbie… était-elle au courant ? Charlie l’aurait parié.
Son estomac se contracta encore, douloureusement. Ses mains étaient crispées sur les bols qu’elles lavaient. Elle n’avait même pas remarqué la pile de bols et de gobelets que Robbie venait d’apporter. Elle secoua la tête ; si tout cela se révélait vrai – et pas le fruit d’un délire de solitude d’une fille trop rêveuse – elle redoutait les implications concernant Crumpek.
Elle se força à respirer calmement. Charlie tenta de focaliser ses pensées sur un seul point : elle avait un frère. Qui venait d’un autre monde, d’une autre planète ? La rouquine ne savait pas si elle devait rire ou s’interroger sur sa santé mentale. Le fait que Robbie ait assisté à la même chose qu’elle la rassurait quelque peu. Très peu de chance pour qu’il s’agisse d’un délire collectif. Il ne pouvait pas s’agir d’un rêve non plus : son esprit était trop fatigué pour fantasmer pareil scénario. C’était trop gros. Donc, seule conclusion : elle avait un frère et il l’avait retrouvée.
Une sorte d’euphorie tenta de se frayer un chemin dans ses veines jusqu’à son cœur. Elle n’était plus seule. Son frère était là, elle avait une famille, des racines. Elle dut se retenir de rire à cette pensée : vu d’où Jamie était tombé, racine n’était peut-être pas le terme le plus approprié.
Mais son rire mourut dans sa gorge. Toute cette histoire d’Âmes et de Brûleurs lui revint en pleine face. Ses mauvais pressentiments vis-à-vis de Crumpek lui contractèrent l’estomac, si bien qu’elle se félicita de n’avoir pas terminé son porridge. Le masque monstrueux de la directrice se réimprima dans sa rétine, tandis que les évènements des derniers jours se redéroulaient dans sa mémoire. Les absences plus fréquentes et plus longues, la rage inexpliquée envers Robbie, les prunelles incandescentes dures comme la pierre. Est-ce qu’elle était … ?
Ses mains étaient crispées sur les bols qu’elle lavait, tant et si bien que celui qu’elle tenait se brisa entre ses mains. Charlie baissa les yeux sur les morceaux blancs, sans réaction. Son esprit restait focalisé sur Crumpek, sur la vérité qui se dessinait lentement. Elle n’avait même pas remarqué la pile de bols et de gobelets que Robbie venait d’apporter ni que ce dernier se trouvait à ses côtés jusqu’à ce qu’il pose la main sur son épaule.
- Ça va ?
La rousse hocha la tête et jeta les restes du bol. Par chance, sa main blessée n’avait pas souffert de la casse. Un coup d’œil dans la cuisine l’informa qu’ils étaient seuls.
- Où est Francine ?
- La Momie est venue la chercher. Réunion de guerre pour savoir si quelqu’un à aider Max à ficher le camps… Je vois bien Le Bossu lui tenir la porte, tiens.
Robbie plissa les yeux tel un conspirateur et Charlie esquissa un bref sourire.
- Tu ne te rends pas compte, une fugue sous leur nez, avec Crumpek absente, réussie à première vue, ce serait bien la première fois.
- Justement. C’est un peu trop réussi. Je sais de quoi je parle.
- Et s’il est passé par où tu sais ?
- Impossible.
Le ton de Robbie était catégorique.
- Tu refuses d’admettre qu’un autre ait pu penser à ton plan génial ?
Les bras croisés et le sourcil droit relevé de défi, l’adolescent rétorqua avec une once de suffisance :
- Non. C’est impossible car j’ai toujours la clé sur moi. Alors à moins que ce cher Max ait défoncé la porte, ce qui ne serait pas passé inaperçu, il n’est pas passé par où tu sais. Mais merci pour « ton plan génial ». Je vois que tu apprécies enfin mes talents.
- Tu n’es qu’un idiot.
Robbie s’esclaffa pendant que Charlie tentait de cacher surprise et agacement. Et une légère envie de rire aussi. Ils s’activèrent pour terminer et ranger la vaisselle. Elle se demandait où Max était passé, comment il avait réussi à fuguer. S’il s’agissait bien d’une fugue. De ça, Charlie n’en était pas entièrement convaincue.
Les derniers bols posés sur le chariot en prévision du midi, la jeune fille s’empara d’un morceau de pain – réservé normalement au personnel de l’orphelinat – ainsi qu’une pomme qu’elle fourra tant bien que mal dans sa poche. Elle surprit le regard interrogateur de Robbie qui avait déjà relevé ses manches de chemise pour attaquer le tas de pomme de terre. Le sourcil arqué sous ses mèches de jais accompagnait ses yeux bleus rehaussés de mauve. Ses bleus s’estompaient déjà, par chance. Une bouffée de rage emplit l’estomac de la rouquine et remonta dans sa gorge. Elle serra les poings dans ses poches et se força à sourire, tout en sachant que Robbie ne se laisserait pas duper par son expression. Cependant, il ne laissa rien paraître.
- Tu pars pique-niquer sans moi ? C’est dommage, les pommes de terre de cette baraque n’attendent que toi.
- Il me faut refuser cette invitation, j’en ai peur. Mais merci quand même.
- Tu sèches tes corvées toi, maintenant ? répliqua-t-il, le sourire en coin.
- T’es bien placé pour savoir que c’est pas la première fois, Hunter. Fais pas cette tête, ajouta-t-elle en voyant son air. Chacun son tour de prendre des risques. Et avec cette pagaille, on devrait être tranquille.
- Ne vous tourmentez guère, milady, je vous couvre, répondit-il en mimant une courbette.
- Très aimable.
Charlie imita son geste en le ponctuant d’un regard signifiant : « Rendez-vous tout à l’heure là-haut. » Robbie acquiesça et la jeune fille tourna les talons, s’apprêtant à quitter la cuisine lorsque Fred déboula à toutes jambes et heurta la jeune fille de plein fouet. Elle eut tout juste le temps de se rattraper pour ne pas tomber. Fred, lui, n’eut pas cette chance. Il tomba lourdement sur ses fesses en retenant une exclamation de douleur. Charlie et Robbie n’eurent pas le temps de faire un geste pour l’aider que le rouquin sautait sur ses pieds. Frottant son derrière endolori, il lança d’une voix essoufflée :
- Faut que vous veniez voir ça ! Vite !
Son regard était affolé.
« Qu’est-ce qu’il se passe encore ? »
Elle échangea un regard avec Robbie, lequel opina avant de laisser les tubercules à moitié germées pour la plupart et de suivre Charlie dans les couloirs.
- Pssst ! Fred ! Où on va, attends !
- Chut, fit Fred tandis qu’ils passaient en trombe devant le bureau de Miss Grant, duquel leur parvenaient des éclats de voix.
- Faut qu’on se grouille avant qu’ils rappliquent au dortoir.
Charlie fronça les sourcils en filant derrière lui. Ils déboulèrent tous les trois dans le dortoir des garçons. Les lits étaient encore défaits, une maigre couverture froissée sur les matelas. Tiph, Ed et Nick étaient regroupés près d’un des lits au fond.
- Ah, c’est donc à ça que ça ressemble un dortoir plein, lança Robbie.
- Chuuut, fit encore Fred.
- Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota Charlie.
Elle venait de remarquer le visage défait du trio. Tiph avait le nez retroussé de dégoût et les yeux brillants d’horreur. Les garçons avaient les sourcils froncés et les lèvres serrées. Fred resta en arrière en laissant Charlie et Robbie progresser vers le reste du groupe.
- Vous devez voir ça, articula Ed.
- Il y a quelque chose qui tourne pas rond, ajouta Tiph.
- Comme si quelque chose avait jamais tourné rond ici, marmonna Nick.
- Mais de quoi vous parlez ?
- Regardez vous-même…
Charlie les regarda tour à tour, dubitative. Elle s’avança pour regarder le lit derrière La Resistencia, Robbie dans son dos. La couverture, pendante, était déchirée de part en part. Au sol s’étalaient des tâches mi-vermeilles, mi-rouille, là où le sang avait commencé à sécher. Charlie sentit ses propres veines se glacer, alors que Robbie retenait un juron.
- C’est quoi ce bordel ?
- Le … Le lit de Max.
La jeune fille retint une forte envie de vomir. Elle devina son teint devenu plus pâle encore que d’habitude ; pourtant, sa voix était étonnamment ferme quand elle parla :
- Tout le monde dehors. On doit pas rester là.
Fred ne se fit pas prier, les trois autres sur ses talons. Robbie retint Charlie par la manche.
- Tu crois que…
- Max n’est pas parti tout seul, on est d’accord là-dessus. Allez viens.
Sans un regard de plus pour le lit souillé, la rouquine sortit et fila vers le bout du couloir opposé au bureau de Miss Grant. Elle n’aperçut pas La Resistencia, et en déduisit qu’ils étaient retourné en cuisine sans attendre que la cavalerie ne débarque. Tant mieux.
- Tu devrais retourner aux pommes de terre avant que Francine ne rapplique. Je te rejoins tout de suite.
- Je pourrai tout aussi bien venir avec toi…
- Si on s’absente tous les deux ça va attirer l’attention à coup sûr. Et je passe plus inaperçu que toi.
L’adolescent se rembrunit quelque peu mais Charlie passa outre.
- Tu tiens tellement à venir voir mon brillant de frère ? le taquina-t-elle. Et tout Greywall compte sur toi pour le déjeuner.
- Très drôle, soupira-t-il. Et s’ils te voient ?
- Ne m’insulte pas. Va aux informations, Francine lâchera peut-être quelque chose. Et pour l’amour du ciel, fais pas de bêtises.
- Tu me connais, non ?
- Justement, sourit-elle.
Il lui décerna un grand sourire avant de s’élancer dans le couloir, à son opposé. Mais Charlie n’était pas dupe ; ses yeux de glace étaient restés de marbre. À l’instar des siens, l’adolescente n’en doutait pas une seconde. Le nœud dans son ventre ne fit que grossir au fil des couloirs la menant jusqu’à son frère, s’emmêlant et se tortillant plus à chaque pas. Monter voir son frère, son étoile, ne la réconfortait même pas un peu. Tout en essayant de dompter les vipères qui prenaient vie en son sein, Charlie comprit pourquoi. Les choses étaient en train de changer, plus qu’elle ne l’avait imaginé au premier abord. La vérité, c’était que, peut-être pour la première fois de sa courte vie, elle ne se sentait plus en sécurité à Greywall.
***
- Tenez-vous en à vos ordres. Votre tâche consiste à surveiller, pas exécuter. Surveiller et maintenir leur ignorance, retrouver ceux que vous pouvez et les regrouper. Est-ce bien clair ?
- Cette planète est notre priorité. Débarrassée de toute espèce autre que la nôtre, le clan pourra s’y établir pleinement. La suppression isolée de quelques âmes n’est qu’une perte de temps ; nous les exterminerons tous le moment venu.
- Vous ne comprenez pas – le secret de leur pouvoir pourrait être utile au clan. Je…
- IL SUFFIT ! N’oubliez pas qui vous êtes, Crumpek. Il serait facile de vous remplacer, ne l’oubliez pas. Vous dépassez les bornes, même pour notre espèce.
Les voix de ses supérieurs claquèrent aux oreilles d’Odile Crumpek. Supérieurs. Autrement dit, elle leur était inférieure. Cette idée la révulsait, au plus profond de ses entrailles. Ces imbéciles ne comprenaient rien. Ils avaient juste la chance de se trouver en haut du panier et de pouvoir tirer les ficelles. Ils se cachaient derrière leur importance. Ils étaient lâches. Malheureusement, son sort au sein du clan dépendait d’eux. Ils ne comprenaient pas que ses actes étaient – seraient – bénéfiques à leur cause. Elle était proche de comprendre le secret de ce peuple abject qui s’était donné le nom d’Âmes. Le secret de leur survie. De leur pouvoir. Avec ce savoir, son clan triompherait, deviendrait invincible, la crainte de tous. Au lieu de quoi, elle devait se soumettre, s’écraser.
Odile Crumpek serra les mâchoires.
- Retournez à Greywall, Crumpek. Tâchez de découvrir leur nombre exact au sein de vos murs. Récoltez les souvenirs de votre hôte. Tenez-vous en à votre mission. Le clan saura se montrer reconnaissant.
Leur nombre, les souvenirs, la mission. Une mission dont ils n’avaient cure en réalité. Cette vérité que Crumpek refusait d’admettre auparavant la frappa avec force, à cet instant précis. Ils se fichaient de savoir combien étaient ces microbes. Ils se fichaient comme d’une guigne des souvenirs de cette traîtresse. Ils n’en avaient pas besoin. Il n’y avait pas de mission. Tout était fait pour la reléguer au second plan, depuis toutes ces années. Peut-être même pour la punir. Elle ne leur avait jamais été utile.
- Avez-vous compris, Crumpek ? Aucune digression ne sera plus tolérée.
- Bien, monsieur.
- Toujours aucune trace du jeune Hunter ?
Mais pour ça, elle leur était utile. Pour retrouver cette vermine, ce bâtard. Le retrouver, et le signaler le plus tôt possible. Cela était de la plus haute importance. Retrouvez-le et ménagez-le, il pourrait être un atout précieux. L’être à l’apparence d’une vieille femme toisa un à un ses trois interlocuteurs, avant de se focaliser sur celui qui lui faisait face, au centre de ses semblables. Le Rayonnant. Celui à qui revenait toutes les décisions, quelles qu’elles soient.
- Non, monsieur. Mais cela ne saurait tarder.
- Bien, très bien. Vous pouvez disposer.
Sans un mot, ni signe de respect, Odile Crumpek tourna les talons et s’en alla loin des représentants de son clan. Droite et fière, malgré l’humiliation qu’elle venait de subir, elle chemina dans les rues, parmi les humains qui la toisaient avec mépris ou pitié. Sa rage n’en fut que plus grande. En dehors de l’orphelinat, elle n’était que ce que son enveloppe renvoyait : une vieille femme abîmée par le temps et peu gâtée par la nature.
Elle n’avait pas eu le choix d’entrer dans ce corps pour accomplir sa mission. Son clan ne pouvant cependant n’opérer qu’un transfert sur une vie, elle était condamnée dans cette cage de chair pour le restant de ses jours. Coincée dans ce corps pathétique et devant le partager avec la précédente occupante. Cette traîtresse lâche, cette Âme prise de remords envers son peuple qui avait désiré racheter ses fautes. Écœurant. Quand son clan s’était rendu compte que leur taupe n’agissait plus pour leur compte, c’est Crumpek qui avait dû intervenir. Crumpek qui avait dû sacrifier son être, sa forme originelle pour celle de l’âme Odile, s’emprisonnant elle-même avec cette dernière. Cette cohabitation forcée s’était révélée utile, pendant un temps. Mais les informations recueillies ne suffisaient pas à faire une différence. Crumpek était toujours dans ce corps, à sa plus grande honte. Mais cela ne durerait pas ; elle trouverait le moyen de muter à nouveau, d’avoir son propre corps. Voilà pourquoi il était vital qu’elle découvre le secret de ces misérables. Le savoir qui leur permettait de changer leur forme comme ils le désiraient.
Passant de rues en ruelles, elle parvint enfin à l’entrée des tunnels parcourant la ville et la campagne environnante. Elle s’engouffra dans l’obscurité. L’odeur humide de la terre lui emplit les narines tandis qu’elle prenait une grande inspiration. Penser à son futur « repas » apaisa sa colère. Colère contre son clan, contre sa condition indigne de sa personne. Elle valait tellement mieux que ça. Colère contre ces stupides orphelins geignards et empotés, contre ces vermines qui ignoraient ce qu’elles étaient et qui se cachaient dans cette masse infâme d’enfants. Contre cette Odile qui refusait de se soumettre et de livrer les informations qu’elle détenait encore.
Mais par-dessus tout, sa rage était dirigée vers l’être que le monde désignait comme étant sa sœur. Cette trainée qui avait sali son nom et le sien, qui avait trahi son clan par amour pour une Âme. Crumpek ressentait encore le déshonneur qui l’étreignait en pensant à celle qu’elle considérait moins que les rats qui grouillaient à ses pieds. Marjorie avait tenté de s’enfuir, après la mort de son cher et tendre, mais malgré les années Crumpek avait fini par la retrouver. Cachée parmi les humains, mariée et un rejeton sur les bras. Répugnant. Quelle fête c’était de détruire ce qu’elle avait construit ici-bas – ironie du sort, Marjorie, membre du clan des Brûleurs, avait péri dans les flammes. Quel feu d’artifices ! Tout aurait pu être parfait, si le clan n’avait pas décidé de la punir sous le couvert d’une prétendue mission. Elle, Crumpek, celle qui l’avait retrouvée et s’était débarrassée de Marjorie, pour l’hérésie dont celle-ci s’était rendue coupable.
Tout était de sa faute. À elle et à ce rejeton qui avait survécu cette nuit-là. Cet hybride contre-nature. Peu importait ce que le Rayonnant avait ordonné ; peu importait sa supposée importance pour le clan. Crumpek lui ferait payer très cher d’être né tel qu’il était. Elle lui ferait payer l’insubordination de sa mère. Elle avait d’ailleurs déjà commencé.
Le fumet délicat de la décomposition se mêla à l’humidité des souterrains. Elle inspira profondément et avec délectation. Elle était arrivée dans les sous-sols de Greywall. À quelques pas, elle retrouverait sa Salle à manger personnelle. Elle avait hâte de retrouver sa nouvelle proie. Le garçon n’était là que depuis la veille au soir, mais elle s’était arrangée pour installer la peur rapidement, dès qu’elle l’avait enlevé à son lit. Elle devrait s’en contenter. Le face à face avec la souillon et l’hybride l’avait affaiblie. De plus que cette Odile avait choisi ce moment pour lui rappeler sa présence et lui donner un coup supplémentaire. Elle se faisait de plus en plus rare cependant.
Crumpek pouvait déjà sentir les effets bénéfiques que l’énergie aurait sur son corps. Elle accéléra l’allure inconsciemment, les lèvres étirées en une grimace cauchemardesque pour tout autre qu’elle. Ses actes l’avaient transformée, elle était devenue plus différente des siens qu’elle ne pouvait le soupçonner. Le masque d’horreur que Charlie avait entraperçu lorsque Crumpek avait senti l’odeur de son énergie – et non son sang – était réapparu.
Cependant, arrivée là où s’accumulaient les carcasses de ses précédents repas, elle se figea. Le garçon n’était nulle part. Les seuls êtres vivants présents dans cette partie de la cave étaient les rats et les araignées qui se tapissaient dans l’ombre.
Sa respiration s’accéléra, une vague de rage la parcourut des pieds à la tête. Crumpek contempla les liens défaits dans le coin où aurait dû se trouver un adolescent affolé et faible.
Impossible.
Où était passé ce mioche ? Il ne pouvait avoir quitter les caves. Crumpek tremblait. Elle le retrouverait. Puis elle remonterait régler ses comptes avec le bâtard. Et la rousse aussi si elle se mettait au travers de son chemin. Les choses allaient changer. Elles le devaient. Laissant libre cours à sa fureur, la Directrice de Greywall poussa un hurlement bestial à glacer les sangs. Elle s’engouffra ensuite dans les tunnels à la recherche de sa victime, manquant d’aplatir sous ses pieds une souris blanche qui s’enfuyait à son opposé.
***
- Déjà là ?
Robbie leva les yeux des féculents, étonné. En regardant vivement autour d’elle, Charlie s’assit face à l’adolescent et piocha une patate dans le tas. Francine n’était pas encore revenue.
- Il dormait encore. J’ai laissé le pain et la pomme sur la table.
La rouquine n’eut pas le temps de commencer à éplucher le légume qu’elle le laissa retomber aussitôt. Un cri horrible les fit sursauter tous les deux, leur donnant la chair de poule. Ils se regardèrent du même regard écarquillé, n’osant plus bouger.
- C’était quoi ça ? murmura la jeune fille le plus bas possible.
- Je sais pas, mais ça venait de là-dessous, répondit-il sur le même ton en baissant les yeux vers le sol. Tu veux pas monter là-haut tout de suite ?
- C’est comme ça que vous épluchez ces patates, tous les deux ?
Les deux amis sursautèrent pour la seconde fois. Ils se tournèrent d’un même mouvement vers une Francine aux sourcils froncés.
- Qu’est-ce que vous regardez comme ça ?
- Rien ! s’entendirent-ils répondre d’une seule voix.
- Alors on épluche !
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