Chapitre 14 ~ Rencontres et certitudes

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  Ni La Resistencia, ni Charlie n’eut beaucoup d’appétit au dîner. Robbie, lui, s’efforça de tenir la promesse qu’il avait faite à Francine même si son estomac lui donnait l’impression d’être lesté de plomb. Ils avaient tous le nez plongé dans leur bol, le teint couleur pomme de terre bouillie.

  Charlie et Robbie n’avaient pas mentionné le cri inhumain qu’ils avaient entendu monter de sous la cuisine. Le quatuor semblait déjà assez accablé par ce qu’ils avaient découvert dans le dortoir des garçons, et Robbie n’aurait pu les en blâmer. Il se remémora les couvertures tâchées de sang, en lambeaux. Un frisson le parcourut, sans qu’il ne puisse le réprimer. La sensation d’urgence, celle qui lui criait de quitter Greywall sans plus attendre, lui étreignit de nouveau le cœur avec violence. Mais cette angoisse se trouvait maintenant teintée d’autre chose, une inquiétude supplémentaire qui n’était pas présente auparavant.

  « Oh si c’est pas mignon, il s’inquiète pour son amie. Il se sert enfin du cœur plein de poussière dans sa poitrine.

- La ferme, criqu…

- Toujours une répartie des plus subtiles. »

  Robbie secoua la tête pour chasser ses pensées parasites. Il se tourna vers Charlie, occupée à donner des coups de cuillère dans la bouillie informe qu’était devenue sa pitance. Elle avait les sourcils froncés. Il repensa à ce qu’elle lui avait dit en quittant le grenier ce matin-là, alors que le jour se levait lentement ; il fallait en effet quitter ce trou, et en vitesse. La tournure que prenaient les évènements et ce qu’ils découvraient ne rassuraient guère le garçon. Il fallait qu’il sorte de là – qu’il les sorte de là. Autant en profiter tant que la vieille mégère ne se trouvait pas dans l’enceinte de l’orphelinat.

  Ramassant son bol vide, il se leva et se dirigea vers une Francine en grande conversation avec Miss Grant. Elles ne lui prêtèrent aucune attention. Tournant les talons, un regard circulaire dans le réfectoire lui apprit que personne ne remarquerait son absence s’il s’éclipsait, excepté son propre groupe qu’il venait de quitter. Adressant un clin d’œil à la tablée en repassant près d’eux, il sortit du réfectoire et aussi discret qu’une ombre fila dans les couloirs qu’il connaissait désormais comme sa poche.

  L’adolescent espérait ne pas croiser Le Bossu ; avec la pagaille ambiante et la clé de Grant dans sa poche, il n’en faudrait pas plus pour que l’affreux crie au voleur une nouvelle fois. Et rien ne pourrait sauver les apparences cette fois-ci.

  « Bah, c’est pas vraiment du vol si je la remets en place plus tard… Bien plus tard.

- Avec un petit mot de remerciement avant de mettre les voiles tant qu’on y est ?

- Pas une mauvaise idée, criquet. »

  Il arrivait à l’embranchement du dernier couloir quand il sentit une main sur son épaule. Le cœur cognant à tout rompre, Robbie fit volte-face et lâcha un grognement en reconnaissant les yeux gris qui le fixaient d’un air amusé.

- Bordel, Charlie. Ça va pas la tête ?

- Désolée, s’excusa la rouquine en se retenant de rire.

- Je vois pas ce qu’il y a de drôle, râla l’adolescent piqué dans sa fierté.

  Ils se trouvaient pile au coin du couloir, et Robbie passa la tête pour vérifier que la vois était libre.

- Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux venir ?

- Tu veux vraiment y aller ? Avec ce qu’on a entendu ?

  La nervosité transperçait dans la voix de Charlie ; à cause des sous-sols proches ou du fameux bruit, il n’aurait su le dire.

- C’était sûrement un animal. Qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autres ? Crumpek ? Je la vois patauger dans les caves…

- Et qu’un animal puisse faire un bruit pareil, ça te semble normal ?

- Ça pourrait pas être pire que la reine des sorcières en personne.

- Justement. J’ai un mauvais pressentiment.

- T’inquiète pas, tenta-t-il de la rassurer. Je cours vite.

- C’est ça oui…

  Les pas lourds du Bossu vinrent interrompre net les deux orphelins. Lequel de la démarche ou des grommellements était le plus bruyant, c’était difficile à déterminer. Un doigt sur les lèvres en guise de salut, Robbie tourna les talons et fila droit devant lui, loin du Bossu – et de Charlie. Le garçon s’en voulut un instant d’être parti comme un voleur – il grimaça sous la métaphore – mais haussa les épaules. Elle était beaucoup plus maligne que lui, aucuns risques que l’affreux ne lui mette la main dessus. Du moins l’espérait-il.

  Robbie devait absolument poursuivre ses recherches, trouver une sortie. Plus vite ils partiraient de trou, mieux ce serait. Il ne l’avait pas dit à Charlie, mais lui aussi avait un mauvais pressentiment. Il arriva rapidement et sans encombre devant la porte de l’Isoloir. Robbie sortit le trousseau de clé de sa poche, le cliquetis semblant résonner abominablement dans le silence. Il se figea un instant, l’oreille tendue, crispé dans l’obscurité du couloir. Le calme plat. Il ouvrit la porte et, poussant le battant tout en fourrant le trousseau dans sa poche, se faufila dans la pièce sombre et froide. Une fois le battant refermé, il avança en tâtonnant droit devant lui vers le lit défoncé, le temps que ses yeux s’habituent à l’obscurité.

- Aller, allons-y.

  Mettant sa répugnance de côté, il s’agenouilla et recula le lit du mur de quelques centimètres pour dégager l’ouverture. Robbie commença alors à ramper dans le boyau pour ressortir quelques instants plus tard dans les caves de Greywall.

  L’adolescent s’empressa de se remettre debout, le nez froncé de dégoût.

  « Qu’est-ce qu’il faut pas faire, franchement… »

  Il se frotta les mains sur les genoux avant d’avancer dans le couloir principal. Se remémorant rapidement le chemin parcouru la fois précédente, il dépassa le premier embranchement qui menait à un cul de sac, sur sa droite, pour obliquer cette fois à sa gauche. Il cartographiait mentalement le dédale parcouru, tentant de mémoriser au mieux chaque couloirs et embranchements empruntés. Bien qu’ardu d’évoluer dans cette obscurité constante et malodorante, il ne s’en sortait pas trop mal pour l’instant.

  Il sentit une bestiole lui frôler la jambe en détalant en sens inverse et réprima un frisson de dégoût. Il venait d’arriver à un nouveau croisement donnant sur trois autres couloirs – à se demander jusqu’où s’étendaient les caves de cette baraque – quand il sentit ses entrailles se glacer. À gros efforts, l’adolescent parvint à revenir sur ses pas et à se plaquer dans l’ombre d’un cul de sac. Pendant un instant, il se fit l’effet d’un petit garçon apeuré – le même petit garçon qu’il était le soir de l’incendie. Mais sa réaction était instinctive, son corps refusait de lui obéir et de retourner explorer les nouveaux couloirs. Même le criquet s’était tu, une fois n’est pas coutume. Robbie se décolla légèrement du mur et regarda par-dessus son rempart de fortune. Le grognement qu’il entendit alors le glaça malgré lui. D’un mouvement de recul, il se plaqua une nouvelle fois dans l’ombre, accroupi. Son cœur battait à tout rompre contre ses côtes. Un goût amer lui vint en bouche.

  Les bruits se rapprochaient, les râles d’une colère à peine contenue rythmant les pas de… la chose. Robbie n’avait aucune idée de ce qui se trouvait actuellement dans cette cave humide. Il n’avait pas l’intention de le découvrir, pas tout de suite en tout cas. Il repensa au hurlement entendu avec Charlie sous la cuisine, et réprima un frisson. Il s’efforça de respirer profondément, le plus silencieusement possible, pour calmer le tambourinement dans sa poitrine. S’efforça d’ignorer ce qui se rapprochait inéluctablement s’il ne se décidait pas à bouger ses fesses.

  Il se remit debout, et rebroussa chemin vers l’Isoloir. Il s’imagina un moment se tromper de chemin, et la panique menaça de le submerger cette fois. L’histoire du labyrinthe et du minotaure se rappela à sa mémoire, sur laquelle vint se greffer le visage de Crumpek. Dans d’autres circonstances, il aurait presque pu en rire. Le visage moite de sueur, il n’avait pas remarqué que les bruits s’étaient tus dans les sous-sols. Robbie accéléra le pas, laissant défiler les couloirs jusqu’à se retrouver face au mur percé de l’Isoloir. Sans attendre, il se jeta à quatre pattes et rampa jusque dans la pièce froide.

  À bout de souffle, toujours à genoux, il replaça le lit devant le trou en quatrième vitesse en essayant de faire le moins de bruit possible. L’ouverture obstruée, il sentit la pression dans sa poitrine se relâcher quelque peu. Tâchant de se remettre debout, il tomba nez à nez avec une souris blanche qui semblait l’observer depuis le vieux matelas pourri et Robbie retint de justesse un cri. Il jura comme un charretier, souffla.

- Tu ferais mieux de déguerpir, toi, lança-t-il à la rongeuse.

  Robbie la regarda pencher la tête, interrogative.

  « Interrogative ? La souris ? Et pourquoi pas pensante tant que tu y es ? »

- Toi, la ferme, répliqua-t-il à haute voix à l’intention de son Jimminy personnel.

  L’adolescent accorda un dernier regard à la bestiole sur le lit, qui semblait cette fois avoir haussé les sourcils.

- Me regarde pas comme ça. Et un conseil, va pas là-dedans, dit-il en pointant l’ouverture derrière le lit du doigt.

  Sur ces paroles pleines de sagesse – Robbie commençait réellement à se demander si Greywall n’allait pas lui faire perdre complètement les pédales – il fit volte-face et sortit de l’Isoloir le plus rapidement qu’il le put sans courir.

  Il n’avait aucune idée du temps qu’il avait passé en bas. Sa rencontre avec la chose lui avait fait perdre tout repères. Prudemment, il prit le chemin du grenier, à la fois pour éviter de se faire prendre dans les couloirs que pour consigner ses maigres découvertes du jour. Il n’avait pas beaucoup avancé et cela le frustrait. Il faudrait y retourner, il le savait. L’adolescent avait récupérer de sa superbe à la lumière du jour, mais son corps se crispait d’une nouvelle inquiétude désormais.

  Que pouvait-il bien se cacher là-dessous ? Robbie n’avait plus l’âge de croire aux monstres depuis longtemps mais cette idée refusait de quitter son esprit. Et si on considérait les derniers évènements, un monstre n’était peut-être pas si farfelu dans les murs de Greywall. Robbie fronça les sourcils.

  « Tu délires, mon vieux. »

  Mais était-ce vraiment le cas ? Ce qu’il avait entendu était bien réel – merde, il avait senti cette chose dans l’obscurité de la cave. Il avait vu et ressenti ce que Jamie avait vu et ressenti avant d’arriver à l’orphelinat. Charlie aussi. Alors, que lui fallait-il de plus ?

  Il ouvrit enfin la trappe du grenier et s’y engouffra. Il se sentit aussitôt apaisé par l’atmosphère empoussiérée et confinée, et comprit pourquoi son amie affectionnait tant cet endroit. Le frère de Charlie dormait toujours ; il n’avait pas touché aux vivres apportés par la rouquine. Si Jamie était vraiment ce qu’il prétendait et pas un fou venu d’il ne savait quel asile, il offrait un élément supplémentaire à la véracité des derniers évènements.

  « Mais dans quoi je me suis embarqué en venant dans ce trou ? »

  L’adolescent soupira, passa rapidement ses mains sur son visage pour rassembler ses idées. Il se saisit des feuilles de papier lui servant de plan et traça rapidement le chemin parcouru plus tôt. Cette tâche accomplie, ses idées et ses doutes revinrent l’assaillirent. Son regard se posa sur le livre de sa mère, celui de Charlie désormais.

  « Reste éloigné de l’orphelinat, mon ange. Ne t’en approche pas. »

  Robbie refusait d’admettre que ce qu’il avait sous les yeux était bel et bien en train d’arriver – Jamie, Crumpek, les caves – car il redoutait ce que cela impliquerait alors. Les Âmes, les Brûleurs seraient-ils une part de ce monde, de son monde, tels qu’ils étaient décrits entre les pages manuscrites ? Sa mère savait-elle ? Est-ce que l’incendie … ?

  Robbie ferma les yeux, très fort. Les rouvrit. Il tendit la main et attrapa l’ouvrage à la couverture patinée. Le cuir vert était comme une prolongation de ses doigts, tant il l’avait manipulé avant… Avant. Il connaissait le mouvement de ses pages par cœur, la sonorité des mots prononcés par la voix chérie, le bruissement des pages. Et pourtant, il recelait encore un secret pour l’adolescent. Un dernier message de sa mère. Il n’y avait qu’une façon d’éclaircir le mystère de Greywall, et peut-être de tout le reste. Il allait décoder ce satané code.

  Son exploration des caves ayant été ajournée, il lui restait du temps avant le dîner. Il pouvait se pencher sur la suite de chiffres et de lettres obtenues pendant ce temps-là. S’il faisait correspondre les nombres avec leur analogue direct dans l’alphabet il n’obtenait qu’un charabia incompréhensible. Il connaissait ce genre de code ; ils adoraient en décrypter avec sa mère, c’était un de leur jeu favori. Elle se débrouillait toujours pour lui laisser un indice sur la clé à utiliser, pour que Robbie trouve la voie à suivre.

  C’était ça, il lui fallait la clé. Elle devait forcément se trouver quelque part dans les pages. Méticuleux, il rouvrit le volume à la première page et les examina une par une, guettant un indice. Arrivé à la dernière, il faillit renoncer et descendre. Il ne trouvait rien qui ait l’allure d’une clé pour décoder cette suite hétéroclite. Il fixait la dernière page d’un œil vide, là où se trouvait la signature de sa mère, suivie d’une date, minuscule, au-dessous.

Marjorie Hunter.

13/13/13

  Robbie se redressa, le nez sur la page. 13/13/13 ? Le jour et l’année, d’accord. Mais le mois ? Un treizième mois ? L’adolescent resserra sa prise sur son crayon. Se pourrait-il que ? Si ce n’était pas la clé qu’il cherchait, il ne savait plus quoi faire.

  Fébrile, il opéra le décalage de treize lettres sur la première suite de lettres obtenues. Et sur la seconde. Lorsqu’il eut terminé, sa tête lui tournait. Il avait enfin obtenu un texte dans une langue qu’il comprenait mais son contenu ne laissait plus de place au doute. Des tonnes de questions tournaient le cœur, il se sentait nauséeux. Il resta un moment assis sur le sol du grenier, seul dans le silence seulement troublé par la respiration régulière de Jamie. Le temps perdit de sa substance tandis qu’il relisait inlassablement les lignes qu’il avait découvertes, se demandant s’il ne s’était pas trompé, l’espérant presque. Mais il savait qu’il n’avait pas fait d’erreur.

  Lorsqu’il se remit debout, ses membres ankylosés d’être restés trop longtemps dans la même position, la lumière avait décliné. Il se hâta vers le réfectoire, se déplaçant comme un fantôme sur la plus grande partie du chemin. Pour une fois, la chance lui sourit et il ne croisa personne.

  En pénétrant dans la salle où presque tous les orphelins se trouvaient déjà, Robbie avait retrouvé une certaine contenance. Mais les mots tant attendus et pourtant si troublants tournaient encore en boucle dans tête quand il s’assit sous le regard vigilent de Charlie pour entamer son repas.

C’EST TON HISTOIRE

GREYWALL DANGER

TROUVE LES AUTRES

JE T’AIME

TU ES EXCEPTIONNEL.

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