Chapitre 16 ~ Plus on est de fous, plus on brille

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  Le réveil fut rude lorsque le matin pointa son nez à la fenêtre du dortoir. Charlie n’avait que très peu dormi. Tout au plus avait-elle somnolé entre deux pensées, se retournant encore et encore sur le matelas rêche.

  Il était encore bien trop tôt pour se lever, mais les premiers rayons froids du soleil d’hiver la tirèrent du lit. Elle sortit du dortoir sans but précis, hormis l’envie de se mettre en mouvement en espérant calmer le flot de ses pensées. Elle errait dans les couloirs, allant et revenant sur ses pas. Dans d’autres circonstances, elle serait allée sans attendre au grenier pour plonger dans un livre jusqu’à l’heure du petit-déjeuner. Pas aujourd’hui. Elle ne voulait pas réveiller Jamie, et elle devait admettre que son antre autrefois si réconfortant ne parvenait plus à l’apaiser dorénavant.

  Ses allées et venues vaines la lassèrent bientôt. Elle se demanda si Robbie était réveillé, et décida d’aller faire un tour du côté de son dortoir. Elle tapota du bout de l’index contre le panneau de bois à l’instar du soir où son ami était arrivé à Greywall. Mais contrairement à la première fois, l’adolescent ouvrit la porte directement et Charlie s’engouffra dans la pièce.

- Plus on est de fous, plus on rit comme on dit.

  Charlie regarda sur sa droite pour découvrir Nick, Ed et Fred assis sur les matelas des lits d’ordinaire vides.

- Qu’est-ce que vous faites là ? s’étonna-t-elle.

- On essaye de dormir mais Robbie n’arrête pas de jacasser, lança Nick.

- Ça suffit tout les deux, soupira Ed lorsque l’oreiller de Robbie vola sur Nick.

  Fred retint un rire avec difficulté.

- Tu tombes à pic, enchaîna Ed, on attend plus que Tif et on sera complet. Elle ne devrait pas traîner.

  La rouquine lança un regard interrogateur à Robbie ; celui-ci lui sourit mais elle aurait juré qu’il avait l’air légèrement mal à l’aise. Il ne lui disait pas tout. Ils attendirent Tif quelques minutes en discutant – les garçons avaient été déplacés dans le dortoir de Robbie, officiellement pour tenir compagnie à ce dernier, probablement davantage pour éloigner les orphelins du lit saccagé de Max. Quand leur amie entra dans le dortoir, Charlie apprit enfin ce qui se tramait. Et ça ne lui plaisait pas du tout.

- Pardon ?

- Charlie…

- Tu leur en as parlé ?

- Pas en détail… Et j’ai pas eu le choix, figure-toi, poursuivit un Robbie sur la défensive. Ils faisaient déjà partie du plan d’origine qui impliquait qu’on se fasse la malle par-dessous.

- Ça n’a rien à voir avec se faire la malle par en-dessous cette fois-ci, rétorqua Charlie à l’intention des quatre autres. C’est hors de question.

- Charlie, sans vouloir te vexer, on est presque tous plus âgés que toi ici, dit Ed. On en est, que tu sois d’accord ou non. Peu importe ce… ce qu’il y en-dessous.

- Oh ho, fit Nick à mi-voix, elle a le même regard que Tiph quand Fred refuse de l’écouter. Tous aux abris… Ouille !

  Nick se frottait le bras suite au coup de coude de Tiph – qui levait les yeux au ciel face à la comédie de l’adolescent. Elle l’avait à peine touché, et Nick se lassait déjà de sa blague.

- Bon, on a droit à la version complète quand ? enchaîna-t-il. Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est que Crumpek est un monstre et qu’elle se planque dans les caves. Rien de très neuf, quoi.

- Rajoute à ça que le frère de Charlie est tombé du ciel et se planque dans le grenier et tout y est, compléta Robbie qui s’empressa d’ajouter face à l’expression de la concernée : et on a trouvé un code dans le livre de ma mère aussi.

  Les quatre amis se regardèrent, un air totalement incrédule et perdu sur le visage.

- Ah oui, et Max est devenu une petite souris aussi.

- QUOI ? lancèrent-ils à l’unanimité.

  La rouquine, ne sachant pas si elle se sentait exaspérée ou amusée par la situation, ignora l’angoisse qui lui nouait le ventre et entreprit de raconter succinctement les évènements des derniers jours à La Resistencia avec l’aide de Robbie, redevenu sérieux. Quand ils eurent fini, les orphelins avaient tous pâli, sauf Fred, qui lui ne tenait plus en place ; sa façon à lui d’extérioriser ses inquiétudes. Mais étonnamment, ils ne mirent pas leur parole en doute. Leur ton et leur mine grave, ainsi que la surréalité des journées à Greywall dernièrement, tout cela ajouté à la cruauté perpétuelle de la directrice depuis son entrée en fonction suffirent à appuyer leurs dires.

- Tu crois qu’on faisait la même tête le soir où Jamie a débarqué ? murmura Robbie à l’oreille de Charlie.

  Celle-ci leva les yeux au ciel.

- Donc en gros, reprit doucement Nick, elle convoite les pouvoirs d’enfants qui ne savent même pas qu’ils en ont ? Ni qui ils sont ? Ou quoi. Enfin, vous pigez. Elle aurait pas un petit problème d’égo par hasard ?

  Robbie plissa les yeux et leva la main en rapprochant son pouce et son index en guise de réponse.

- Vous êtes toujours aussi pressés de vous jeter dans la gueule du loup, tous les quatre ?

  Les enfants se regardèrent, puis Ed répondit :

- Evidemment. Quel genre de crétin irait se cacher en laissant ses amis en première ligne ?

- Viktor, répondit Nick à la seconde.

- Vous croyez qu’il peut servir d’appât ? réfléchit Tiph à voix haute.

- Vous êtes sérieux, là ? s’exclama la rouquine.

- C’est pas bête l’idée d’appât, intervint Robbie.

- Robbie !

- Je rigole ! Quoique…

  Charlie se plaqua la main sur le visage, dépassée. À la légère bourrade dans l’épaule que Robbie lui adressa, elle ouvrit un œil entre deux doigts.

- Avoue que leur aide ne sera pas de trop.

- L’idée, c’était de les protéger, pas de les envoyer se faire bouffer ! chuchota la jeune fille.

- Tu ne pourras pas protéger tout le monde, Charlie. Quel que soit ton plan. Parce que tu as un plan pas vrai ? Ou tu frimais juste hier ?

  Elle ne répondit pas. L’exaspération changea de camp. Une fois n’est pas coutume, elle évita soigneusement le regard glacé de son ami, dans la crainte de ce qu’il pourrait y lire. Elle n’allait tout même pas lui dire, les yeux dans les yeux, que si l’occasion se présentait de les laisser en arrière mais saufs, elle n’y réfléchirait pas à deux fois. Non pas parce qu’elle se sentait invincible et investie du devoir d’arrêter Crumpek ; mais parce qu’elle voulait s’assurer de leur sécurité. Elle voulait empêcher qu’il leur arrive quoi que ce soit. Cependant, plus elle y réfléchissait, moins elle entrevoyait de solution. Comment pouvait-elle faire pour avoir le dessus sur un monstre tel que Crumpek ? Ils n’étaient que des orphelins, des moins que rien aux yeux de beaucoup. Malgré la haine qui l’habitait, elle était consciente que ça ne suffirait pas le moment venu. Il leur fallait une diversion.

- Charlie ? T’es avec nous ?

- Une diversion, dit-elle en se redressant.

  Elle réfléchissait à toute vitesse maintenant. Une ébauche de plan se dessinait lentement dans son esprit.

- Quand elle revient, on s’arrange pour faire diversion. La faire redescendre dans les caves. On l’attire loin d’ici.

- Tu veux qu’elle nous suive ? Le plan c’était pas de se faire la malle ?

- Si on se fait simplement la malle – en admettant qu’on y arrive – ça ne changera rien à la situation ici.

- Ouais, c’est pas faux ça.

- Et une fois dans les caves avec le Minotaure, on fait quoi ? pointa Robbie.

- On l’assomme et on l’enferme dans un cul de sac ? suggéra la rouquine.

  Ils se regardèrent tous avec le même scepticisme imprimé sur leurs traits.

- Bon, si déjà on arrive à la distraire suffisamment pour joindre l’Isoloir et prendre de l’avance sous son nez, ce sera déjà pas mal, fit remarquer Ed.

- Ça, on peut s’en charger, ajouta Tiph en regroupant la Resistencia d’un geste.

- Bien, je vois que Robbie et moi on se charge de la partie la plus simple, plaisanta Charlie.

- On improvisera, répondit-il en s’étirant nonchalamment.

  Dissimulant leur anxiété sous la légèreté apparente des derniers mots, ils finirent par se lever et se rendre dans le réfectoire.

« Quoi de mieux que du porridge pâteux pour s’éclaircir les idées, pensa Charlie. »

  Ils avaient enfin un début de plan ; la jeune fille faisait entière confiance à la Resistencia pour ce qui était de mettre Crumpek sur leur piste. Pour le reste… Elle ne savait pas encore comment ils s’y prendraient une fois en bas. Elle espérait une illumination sans y croire elle-même. Elle avait hâte que Max remonte ; elle avait des questions à lui poser sur la disposition des souterrains. Robbie n’avait pu lui répondre étant donné qu’il n’avait pu avancer comme il l’entendait lors de ses escapades.

  L’atmosphère étrange pesait toujours sur Greywall depuis la disparition de Max la veille. Le personnel était tant dans tous ses états que les corvées furent levées pour la journée. Une aubaine pour le petit groupe. Les orphelins étaient seulement priés de rester calmes et de ne pas déranger les adultes – adultes toujours en pleine crise. L’ombre de la directrice planait sur eux et ils en redoutaient les conséquences. Charlie serra les dents. Si seulement ils savaient que c’est elle qui est responsable du sort de Max, pensa-t-elle.

- Robbie et moi, on va monter, chuchota-elle à sa tablée. Pendant ce temps, trouvez comment mettre son Altesse des poussières sur notre piste. Pas de quoi alerter tout l’orphelinat, juste assez pour qu’elle se sente menacée – si jamais c’est possible. On se retrouve dans la bibliothèque.

  Tous acquiescèrent. Charlie avait endossé le rôle de leader naturellement, sans qu’elle en ait elle-même conscience. Sagement, ils finirent tous leur porridge, et s’en allèrent chacun de leur côté. Robbie emprunta un chemin différent et la rejoignit en bas des escaliers menant à la trappe du grenier. Jamie tournait en rond, seul dans la pièce poussiéreuse au milieu des bibelots abandonnés.

- Est-ce que par hasard tu sais communiquer avec Max à distance ? En ce moment même par exemple. Les Âmes savent faire ça ?

- Théoriquement, c’est possible. Dans la pratique, aucune idée.

- Tu peux essayer ? S’il-te-plaît ?

  Charlie observa les traits de son frère tandis qu’il se concentrait, tentait de capter les pensées de Max. Inconsciemment, elle se concentra aussi, focalisa son attention sur Max, souhaita que son idée fonctionne. Souhaita même être capable de le faire elle-même. Il y avait tant de choses qu’elle ignorait sur elle, sur sa nature. Elle espéra avoir la possibilité d’en apprendre plus. Lorsque Jamie ouvrit ses yeux, Charlie elle-même n’avait rien ressenti. Une pointe de déception lui piqua la poitrine mais elle la chassa rapidement.

- Il est dans les caves. Il a passé rapidement les couloirs que Robbie avait déjà traversés. Il fait sombre, je ne distingue pas tout ce qu’il me montre.

- Est-ce que tu peux lui demander de trouver un couloir sans issue, un cul de sac, ou un boyau fragilisé ? N’importe quoi qui pourrait servir de piège, ou nous servir d’avantage.

  Jamie referma les yeux, un pli de concentration et d’efforts au milieu des sourcils.

- Ça risque de prendre un moment, dit-il enfin. Vous restez ici ?

- On a quartier libre au moins pour la matinée. On fait un morpion ?

  Charlie regarda Robbie, étonnée ; ce dernier lui répondit en haussant les épaules.

  « Qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? semblaient lui demander ses yeux. » Et il n’avait pas tort. Pour l’instant, ils ne pouvaient qu’attendre. Les parties du jeu se suivaient, rapides, toutes à l’avantage de Robbie ou de Charlie. Jamie, lui, était complètement largué par les règles pourtant simples ; ce qui ne manqua pas de déclencher l’hilarité des deux amis. Ils finirent par arrêter le jeu, au soulagement d’un Jamie mi-agacé, mi-amusé. En l’observant, Charlie se surprit à se demander ce qu’aurait été sa vie si elle avait pu grandir aux côtés de son frère, ici, à Greywall. Elle avait des difficultés à concevoir une vie autre qu’entre les murs gris de l’orphelinat – elle n’avait rien connu d’autre. Pas de monde inconnu parsemé de lumières, pas de rues animées par le quotidien.

  Si tout se passait bien, peut-être pourrait-elle enfin connaître le monde extérieur. Ils seraient libres – elle, Jamie, Robbie, La Resistencia. Ils pourraient décider de leur vie. Peut-être même revenir chercher tous les autres. L’espoir vint tempérer l’angoisse qui l’habitait. Elle se fichait bien de comment ils vivraient une fois dehors, totalement livrés à eux-mêmes. Ils vivraient, et c’était là l’essentiel.

- Max revient, annonça Jamie après un moment.

- Alors ?

- Il a trouvé une sortie. Il n’a pas pu aller jusqu’au bout, mais apparemment ce boyau remonte. On devra se contenter de ça.

- Et pour le cul de sac ?

- Il a trouvé une pièce proche de là où Crumpek l’avait laissé, les poutres qui maintiennent l’ouverture sont pourries.

- On devrait pouvoir faire quelque chose avec ça ?

  Un regard vers Robbie, qui acquiesça.

- On est mal, contra le rouquin. Crumpek. Elle remonte aussi, et elle bouillonne littéralement de rage.

- On a combien de temps ? questionna Robbie, pratique.

- Elle sera là ce soir d’après Max.

- On a le temps, dit fermement la rouquine, davantage pour se convaincre elle-même que par pure conviction.

  Ses entrailles semblaient lestées de pierres. La fin approchait. Elle se sentit nauséeuse, un léger tremblement agitait ses membres.

- Descendons prévenir Tiph et les autres, dit-elle à Robbie.

  Ce dernier avait les mâchoires serrées, le regard sombre.

- On ne pourra peut-être pas remonter d’ici ce soir, dit-il. Il faut que Jamie nous rejoigne en bas quand ce sera le moment.

- Vous n’aurez qu’à penser à l’endroit du rendez-vous, conseilla le concerné, on vous retrouvera avec Max. J’arrive à capter vos pensées même si vous ne le sentez pas.

- Toutes nos pensées ? interrogea Robbie, sourcils arqués.

  Jamie se contenta d’un demi-sourire presque moqueur à leur adresse puis leur fit signe de filer. Charlie ne se faisait clairement pas à la révélation de sa véritable identité, sa vraie nature. Une Âme. Elle n’était pas sûre de comprendre totalement ce que cela impliquait. Quand elle constatait tout ce qu’on son frère pouvait accomplir, elle se sentait quelconque. Humaine. Impuissante.

  L’ampleur de ce qu’elle s’apprêtait à faire l’inonda un instant, à peine une fraction de seconde durant laquelle elle ne fut plus que doutes. Elle les voyait échouer, elle vite ses amis prisonniers définitivement de Greywall, des caves, de Crumpek. À cette pensée, la bouffée de haine qu’elle éprouvait envers la Directrice la sortit de sa torpeur. Non. Ça ne se passerait pas comme ça. Elle refusait que cela se passe comme ça.

- À tout à l’heure, répondit Jamie. Soyez prudents.

- Comme toujours, affirma Robbie en inclinant la tête.

  Jamie regarda sa sœur, un simple échange de regard mais qui rappela à la jeune fille toutes les soirées passées à la fenêtre, quand elle se croyait seule au monde, à parler au ciel, à son étoile. Elle n’était plus seule désormais ; son étoile l’avait enfin rejointe, elle avait Robbie. Une bouffée de reconnaissance l’envahit, achevant de lui donner la force nécessaire à ce qu’elle allait entreprendre – ce qu’ils allaient entreprendre. Elle ne remarqua pas, en détournant la tête après un sourire rassurant, le regard sérieux que les garçons échangèrent, suivi d’un bref hochement de tête de la part de Robbie.

  Charlie embrassa une dernière fois du regard son antre, son refuge qui l’avait accueillie de si nombreuses nuits. C’est sans regrets qu’elle descendit pour la dernière fois les marches grinçantes, laissant derrière l’amas d’objets hétéroclites qui lui avaient tenu compagnie pendant des années.

  La Resistencia était déjà dans la bibliothèque lorsque Robbie et Charlie y entrèrent. Leurs mines graves estompèrent quelque peu le sourire des quatre orphelins.

- Vous avez quelque chose ?

- Tout est prêt, répondit Tiph.

  En quelques mots, ils expliquèrent ce qu’ils prévoyaient dans le bureau même de Crumpek. Robbie ne put retenir un rire.

- Mince, j’aurais adoré voir ça.

- Le coup de la farine, c’est classique. On l’a un peu amélioré, c’est une grande occasion après tout.

- Vous avez du nouveau ? demanda Fred.

  Le rouquin avait les cheveux en bataille, les yeux brillants. Un pincement au cœur, regrettant de devoir les impliquer autant, Charlie répondit :

- C’est pour ce soir.

  Au milieu des livres décrépis, poussiéreux comme le reste de l’orphelinat, le groupe se regarda en silence, partageant ce moment de calme qui précède la tempête imminente.

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