Chapitre 19 ~ Dispersion
La lumière du jour commençait à poindre doucement. La pièce était traversée de rayures dorées parsemées de grain de poussières étincelants. La quiétude qui enveloppait les enfants comme un cocon les engourdissait après les horreurs qu’ils avaient vécues cette nuit. Fred s’était endormi entre Ed et Nick, Tiph avait la tête sur l’épaule de Ed. Robbie se tenait légèrement à l’écart du groupe, tourné vers la fenêtre. Il n’avait presque pas ouvert la bouche depuis leur sortie des caves, et la confrontation avec Crumpek. Charlie devinait que, comme elle, il revivait les derniers évènements en boucle, ne pouvant arrêter les images qui défilaient inlassablement dans leurs pensées. Le corps de Nolan abandonné dans l’obscurité. Viktor, sacrifié devant leurs yeux. Le visage monstrueux de Crumpek, avide de leur faire subir le même sort.
La jeune fille se trouvait au chevet de son frère. La respiration de Jamie était hachée, sifflante, presque imperceptible. Son visage était d’un blanc de craie. Il s’était effondré lorsqu’ils avaient enfin émergé des sous-sols, se retrouvant dans une pièce sombre, encombrée d’objets hétéroclites, comme à l’abandon. Le groupe s’était figé, n’osant s’éloigner plus avant de la trappe qu’ils venaient de traverser. Charlie crut pendant un instant horrible qu’ils n’avaient fait que tourner en rond, incapables de quitter Greywall.
- On est en sécurité. Je sais où on est, articula difficilement Jamie le souffle court.
La brûlure qu’il avait subie à la place de Charlie l’avait affaibli, plus qu’il ne voulait le montrer. Ses vêtements étaient troués, dévoilant la peau à vif. Au moment où Crumpek l’avait touché, Charlie avait pu sentir la douleur de son frère exploser en son sein un instant, avant de ne plus rien sentir du tout. Avait-elle perdu le contact ou Jamie l’avait-il rompu volontairement pour épargner sa petite sœur, elle n’aurait su le dire. Tout ce qu’elle savait, c’est que Jamie était mal en point.
Difficilement, celui-ci les guida à travers ce nouveau décor, encadré par Charlie et Robbie et suivi de près par La Resistencia. Max n’avait pas quitté son épaule pendant tout ce temps. Dans la pièce suivante, ils se trouvèrent face à une jeune femme assise au coin d’un maigre feu. Quand elle les vit, elle sauta sur ses pieds, les traits marqués par l’inquiétude.
- Par les cieux, murmura-t-elle.
- Marianne, souffla Jamie avant de perdre totalement connaissance.
Il manqua d’entraîner Charlie et Robbie dans sa chute.
- Venez l’allonger par ici, leur dit-elle en se précipitant pour les aider. Thomas ! Viens vite !
Un homme de grande stature arriva. En voyant Jamie, il le souleva et le déposa délicatement sur le lit que Marianne avait désigné. Il dégagea la blessure et fit la grimace en voyant l’état du corps de l’adolescent.
- Que s’est-il passé ?
- Vous êtes qui, vous ? aboya Robbie sur la défensive.
- Je m’appelle Thomas, et elle, c’est ma compagne Marianne.
L’homme avait levé les deux mains en signe d’apaisement. Ses prunelles étaient de la même teinte lumineuse que celle de Charlie et Jamie, mais d’un gris plus bleuté. Ses cheveux était d’un auburn foncé.
- Vous êtes une Âme, n’est-ce pas ? demanda Charlie.
Le dénommé Thomas acquiesça lentement de la tête.
- C’est vous qui vous êtes occupée de mon frère, reprit-elle en se tournant vers la femme.
Marianne acquiesça.
- Thomas, laisse-les s’assoir. Leur soirée a dû être éprouvante.
Une fois installés, serrés les uns contre les autres dans la pièce étroite mais chaleureuse, les enfants racontèrent leurs mésaventures à Thomas et Marianne. La Resistencia n’ayant pas connaissances de tous les détails écoutèrent également la plupart du temps ; Robbie refusait d’ouvrir la bouche, ce fut donc Charlie qui raconta à leurs hôtes tout ce qu’il s’était passé depuis l’arrivée de Robbie à l’orphelinat, jusqu’à leur arrivée dans la maison.
- On est loin de l’orphelinat ? demanda Ed quand Charlie eut terminé.
- À peine quelques kilomètres, répondit Marianne.
- Vous ne risquez plus rien, détendez-vous, intervint Thomas en voyant la panique tendre les orphelins.
- Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ? répliqua Robbie.
- Robbie, calme-toi.
C’était Jamie qui venait d’ouvrir la bouche, d’une voix chevrotante. Il s’était contenté d’écouter la participation, trop épuisé pour parler jusque-là. Les traits de l’adolescent s’adoucirent un peu lorsqu’il se tourna vers le blessé.
- J’ai capté les pensées d’Odile quand on était là-bas, l’Âme parasitée par Crumpek. Ce n’était que des bribes mais ça a suffit à compléter le puzzle ; elle luttait en même temps que nous pour nous faire gagner du temps. C’est grâce à elle aussi si Crumpek avait tant de difficultés à repérer les Âmes présentes dans l’orphelinat. Elle faisait en quelques sortes office de brouillard dans sa tête.
Jamie s’interrompit, une expression douloureuse crispait son visage. Charlie se rapprocha encore du lit et saisit la main de son frère. Il lui rendit son étreinte, mais avec trop peu de force au goût de la rouquine.
- J’ai cessé de capter les pensées d’Odile avant qu’on ne sorte de là. Quelqu’un de plus mauvais que Crumpek est venu lui régler son compte. Heureusement pour nous, nous n’étions pas sa priorité.
- Elle est… Elle est morte ? Tu es sûr ?
Jamie hocha la tête avant de rebasculer vers l’oreiller en soupirant longuement. Un moment de silence suivit la conversation. La nuit était encore sombre, et tous étaient bouleversés. La Resistencia n’avait pas assisté à toute la scène, mais le récit qu’ils en avaient reçus les laissèrent pâles et ébranlés. Thomas et Marianne laissèrent les enfants en paix. Charlie entendit des bribes de leur conversation : Thomas était un orphelin de Greywall en son temps, lorsque c’était Odile qui veillait sur les lieux, bien avant l’arrivée du monstre. Il regrettait ce qui était arrivé à sa protectrice.
Charlie tenta plusieurs fois de capter le regard de Robbie, mais ce dernier se campa près de la fenêtre une fois la conversation terminée et n’en bougea plus. Il était comme statufié. Max n’avait pas une fois quitté Jamie. Sous sa forme de souris, il s’était blotti contre la joue du rouquin, le veillant à l’instar de sa sœur. Le reste de la nuit passa donc de cette façon, dans le silence uniquement troublé par les craquements du bois dans l’âtre. Ce calme semblait presque irréel à Charlie.
La jeune fille avait les membres ankylosés à force d’être restée dans la même position toute la nuit, mais lorsque Marianne vint lui proposer de la relayer, elle refusa.
- Vous croyez qu’il va s’en sortir ? demanda-t-elle à la place.
- Sa brûlure est sérieuse. Son corps et son esprit ont été mis à rude épreuve ces derniers jours.
- Il va s’en sortir, oui ou non ?
Robbie venait enfin de quitter son poste près de la fenêtre. Il s’assit près de Charlie, et en occultant la présence de Marianne, ce fut comme s’il étaient de retour au grenier de l’orphelinat, tous les trois. Le garçon avait les traits tirés mais ses yeux bleus lançaient des éclairs, la mâchoire serrée. Il avait perdu l’animosité de son ton mais n’était pas devenu aimable pour autant.
- En l’état des choses, non, répondit Thomas. Son enveloppe corporelle est trop amochée, et ça ne va pas aller en s’améliorant.
Charlie sentit ses membres s’engourdirent en entendant la réponse. Sa gorge se contracta, rendant sa respiration ardue pendant un bref instant, ses yeux la piquèrent. Un mélange de tristesse et de colère lui déchira la poitrine.
- Le seul moyen de défense des Âmes est de changer de corps. Au moment où Crumpek l’a touché, il a préféré rester pour vous protéger que de reprendre sa forme originelle.
- Sa forme originelle ? Une étoile vous voulez dire ?
- C’est ça. Mais plus il attend, moins il aura la force de faire la transition. Ses forces diminuent de plus en plus.
- Il pourra revenir ? questionna Robbie.
- Je ne sais pas, avoua Thomas. C’est la première fois que je rencontre une Âme qui soit descendue sur Terre volontairement, et qui a survécu à une attaque de Brûleur sous forme humaine. Passer de la forme originelle, notre forme la plus basique, à une forme corporelle physique demande énormément de volonté et de force. La plupart des nôtres qui sont tombés lors des attaques de Brûleurs n’ont pas survécu au choc. Ils étaient soit trop affaibli par le changement, soit incapable de l’opérer.
- Comment Max a-t-il réussi à se changer en souris alors ?
- Passer d’un corps physique à un autre est plus facile ; c’est un simple changement de contenant si tu veux.
- Et moi ? J’étais bébé lorsque j’ai été recueillie à Greywall, et apparemment je ne suis pas née sur… sur Terre.
- Pour les enfants, les Âmes les plus jeunes, c’est plus facile. Leur lumière est encore malléable, fluide, c’est plus facile pour eux d’adopter une forme, « un contenant ». L’âme et l’enveloppe physique grandissent alors ensemble.
Tout cet échange donnait le tournis à Charlie. Quelque chose se cassa en elle tandis que les mots de Thomas prenait sens dans son esprit. Son frère risquait de mourir s’il restait auprès d’elle. Et s’il partait, elle ne le reverrait peut-être plus jamais. Les larmes débordèrent enfin de ses yeux mais elle les sentit à peine. La culpabilité se rajouta à la douleur de sa poitrine. Si elle n’avait pas provoqué Crumpek dans les caves, alors peut-être que…
- C’est pas ta faute, petite sœur.
Il était plus pâle que jamais, la voix à peine plus forte qu’un souffle. Il tenta une esquisse de sourire mais ne parvint qu’à étirer ses lèvres en un rictus de douleur. Le cataplasme que Marianne avait appliqué plus tôt dans la nuit ne semblait pas avoir le moindre petit effet.
- Je veux pas que tu meures, murmura la jeune fille des trémolos agitant ses mots.
- Ça n’arrivera pas.
- Alors, il faut que tu partes. Tu n’as pas le choix, ajouta-t-elle en le voyant secouer la tête. Je… Je peux venir avec toi.
Ses derniers mots sonnèrent davantage comme une question que comme une affirmation. Charlie ignorait même si elle était capable de le faire. Elle se sentait prête cependant même si cela signifiait abandonner tout ce qu’elle avait toujours connu.
- Non, Charlie.
- Mais…
- Ta place est ici. On a besoin de toi, ici. Et je connais quelqu’un en particulier qui ne s’en remettra pas si tu pars, tenta-t-il de blaguer pour alléger l’atmosphère. Je suis désolé, j’aurai aimé qu’on ait plus de temps.
Frère et sœur se regardèrent dans les yeux, oubliant jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient. Une image envahit soudain l’esprit de la rouquine, comme un rêve. De ce genre de rêve qui semble plus réel que la réalité elle-même. Comme une seconde vie dont on ne prend conscience que sous la lumière blafarde des étoiles. Le genre de rêve également qui ne laissait qu’une impression au réveil, une image floue mais si vivace qu’elle nous accompagne ensuite tout le long du jour. Comme un souvenir fugitif qui s’évanouit à l’instar de la fumée entre les doigts lorsque l’on veut s’en saisir. Charlie s’imprégna de l’image fugace de ses parents, savoura l’étreinte chaleureuse qui l’entoura.
« Merci.
- Pas de quoi, petite sœur. »
- Je continuerai à veiller sur toi de là-haut, comme je l’ai toujours fait. Je ne serai jamais loin. Et je sais que tes amis veilleront sur toi aussi, déclara-t-il en coulant un regard à Robbie que Charlie ne perçut pas.
Elle parvint à sourire au travers de ses larmes. Max, qui avait quitté sa place le temps de l’échange entre Jamie et Charlie, vint poser sa petite patte sur la main de la jeune fille.
- Max souhaite vous dire quelque chose à tous, informa Thomas.
Ed entreprit de secouer Tiph et Nick, qui avaient fini par s’assoupir à l’instar de Fred. La Resistencia approcha et entourèrent Charlie et Robbie.
- Max pense à partir avec Jamie. Vous lui manquerez beaucoup, mais il ne veut plus rester dans ce monde qui lui rappellera Nolan quoi qu’il fasse. Il espère que vous comprenez.
Charlie s’effaça pour laisser La Resistencia approcher de leur ami. Pendant qu’ils se disaient adieu après ces longues années passées ensemble à l’orphelinat et un nombre de bêtises admirables à leur actif, la rouquine enlaça son frère une dernière fois. Ses larmes coulaient librement, le chagrin formant une boule douloureuse dans sa gorge. Quand elle le lâcha enfin, ce fut au tour de Robbie d’étreindre brièvement l’adolescent.
- Je retire ce que j’ai dit quand je t’ai rencontré : ta lumière n’est pas bizarre, elle est équilibrée. Tu n’es pas comme elle, Robbie.
Robbie s’éclairci la gorge, la tête baissée.
- J’essaierai, répondit-il.
- Prenez soin de l’un l’autre, d’accord ?
- C’est promis, répondirent-il d’une seule et même voix enrouée.
- Max te dit de ne pas faire confiance à toutes les souris que tu croises, transmit Thomas.
Cette remarque arracha une ombre de sourire au garçon.
La souris était de retour aux côtés de Jamie, dont le front était couvert de sueur après l’effort déployé pour parler. Max appuya son museau plusieurs fois sur sa joue, comme pour le presser d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Charlie perçut l’inquiétude de Max pour son frère, et elle sut qu’elle le laissait en de bonnes mains. Max lui adressa un clin d’œil, comme s’il l’avait entendue, ce qui était plus que probable. Jamie, malgré la douleur, arborait une expression tranquille.
- Deuxième étoile à droite, lança-t-il à sa sœur qui le regarda avec des yeux ronds au travers le voile de ses larmes.
Alors, le jeune homme aux cheveux de feu ferma les yeux. Peu à peu, son corps se mit à dégager un léger scintillement qui devint de plus en plus fort sans toutefois devenir éblouissant. Une lumière douce, comme celle des étoiles. La même chose se produisit sur le corps frêle de Max. Leur enveloppe physique se scinda bientôt en des milliers d’étincelles plus grosses que des grains de poussières et plus légères que la neige. Les fragments d’âmes se dispersèrent dans l’air, se mouvant jusqu’à la fenêtre d’où pointaient les jeunes rayons de soleil, et ils s’éteignirent enfin, délicatement, comme s’échouent les étincelles d’un feu d’artifices sur l’océan du ciel.
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