Chapitre III.3

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« Vous avez le rare privilège de travailler parmi les forces de Sécurité de la Société. L’uniforme vous va à ravir, et le porter est un honneur réservé à bien peu. Mais regardez donc votre plus proche collègue. Par esprit, ôtez-lui son casque et son armure de combat. Sans ces attributs qui vous sont si chers, qu’est-il sinon un individu des plus banals ? Mérite-t-il vraiment cet honneur qui pour vous représente tout ?

Si cet homme reste auprès de vous, ne risque-t-il pas d’entraver, par son incompétence, votre mission de protection de la Société ? »

Le regard du policier qui venait de lire le message express sur l’écran de poignet incorporé à sa combinaison s’assombrit brutalement.

Du coin de l’œil, il observa l’homme qui restait planté de l’autre côté de la porte dont il s’efforçait d’assurer la protection. Cela faisait cinq ans que son collègue « l’aidait » dans cette tâche ; mais avait-il jamais été d’une utilité quelconque ? Qu’est-ce qui lui donnait le droit de porter ce prestigieux uniforme ?

D’ailleurs… qu’est-ce qui lui prenait, à cet incapable, de le regarder de cette façon, comme s’il essayait de le mettre à nu par tous les moyens ?

Le policier porta la main au bâton étourdisseur qui pendait à sa ceinture… « Pour la Société ! » s’écria-t-il.

Dans toute la ville, les forces de l’ordre, enfin affairées à quelque chose, s'empoignèrent, se matraquèrent, se pourchassèrent…

« Ceux-là doivent être suffisamment occupés, désormais », pensa Io.

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« Levez la tête ! Des immeubles : gris, ternes, et FIXES !

Pourtant, vous tous aimez les couleurs, l’animation, la VIE !

La Société maintenant universelle est en FETE ! Défoulez-vous, réjouissez-vous ! Et fêtez la Société sans plus attendre avec FLASHBOUM, les feux d’artifices avec lesquels vous allez rendre la vie à votre ville.

Tous les Citoyens sont attendus impatiemment par les boutiques FETES & SPECTACLES : prouvez votre amour pour la Société avec FLASHBOUM ! »

Ces messages fleurissaient sur les gigantesques panneaux publicitaires au-dessus des rues et des foules, sur fond de fusées détonnantes qui attiraient tous les regards.

Les piétons s’arrêtèrent, figés, les yeux au ciel ; voitures et autobus se rangèrent le long des trottoirs, leurs occupants collés aux fenêtres, attentifs. Et silencieux : le calme s’était fait, brusquement.

La foule lut les annonces, resta interloquée encore quelques secondes… Puis, dans une formidable explosion de joie, les voitures se vidèrent, et les Citoyens en hurlant se massèrent devant les magasins où ils pouvaient trouver les précieux feux d’artifices, qu’ils s’arrachèrent par boîtes entières de fusées, de petits tubes rouges aux dimensions d’un gros stylo que l’on actionnait au moyen d’un bouton.

Et le ciel explosa…

*

* *

« Vous écoutez Radio-Murs, la radio des peintres en bâtiment chevronnés ! Bientôt la suite de vos programmes préférés, juste après la pub !

……

Vous n’en avez pas marre de peindre les appartements ridiculement petits d’inconnus incapables d’apprécier la beauté de votre travail ? Et vous, les patrons, n’est-ce pas monotone d’envoyer des employés agissant en votre nom effectuer des œuvres aussi modestes ?

Et bien tout ça, c’est FINI, grâce, évidemment, à la Société ! Car la ville à besoin de vous pour retrouver ses couleurs : le plus grand immeuble de la cité vous attend pour être repeint !

Qui aura l’honneur d’œuvrer à sa redécoration ? Dépêchez-vous de servir la Société avant que le travail ne soit fait par d’autres !

Rappelez-vous : le plus grand immeuble de votre ville a besoin de vous ! »

De tous les horizons de la métropole, les peintres accoururent dans leurs voitures de fonction, petites fourmis rouges déchaînées se ruant vers le centre de leur colonie. Tous savaient quel était le plus grand immeuble, il n’y en avait qu’un tel que lui ; et tous voulaient être les premiers à l’enduire de peinture, puisque la Société le désirait.

Et ils furent bientôt des centaines sur les parois du bâtiment, préparant leurs jets de peinture… Quelle couleur ? Ils ne savaient pas ! Que faire ? Attendre, pour que quelqu’un d’autre commence avant eux ? Non ! Et tous de choisir une couleur, d’activer leurs lances et de peindre, peindre et repeindre cette immense bâtisse grise !

Mais la couleur du voisin ne convenait pas du tout, mais alors pas du tout ! Il fallait la repasser, et le voisin n’était pas content, il s’énervait et aspergeait votre mur de son infecte peinture !

Ce fut la guerre des peintres, les insectes innombrables accrochés à l’immeuble bariolant ce dernier, ainsi que leurs collègues, d’un arc-en-ciel de teintes différentes, pendant qu’en bas, sur les routes, les voitures et camions qui les avaient transportés commencèrent à armer leurs puissants canons à peinture, tant pis pour les dégâts mais au moins comme cela le travail serait fait, et bien !

« Hé hé hé », ricanait Io.

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La salle était pleine, à craquer. Près de cent mille personnes en transe battaient la mesure sur les mélodies frénétiques du groupe Neo-Citizens, qui déferlait la foule avec des textes politico-sociaux d’une portée si juste que les hurlements des chanteurs étaient une des formes les plus puissantes de la propagande de la Société.

Les guitares s’arrêtèrent, les applaudissements fusèrent… Le groupe était prêt pour une nouvelle chanson, improvisée à partir des écrans géants placés entre lui et la foule.

« Les Citoyens sont forts !

Les Citoyens sont les meilleurs !

Pourquoi ? Parce qu’ils sont unis et prêts à affronter tous les dangers pour triompher !

Citoyens, Citoyens ! Aujourd’hui la Société est menacée !

Un intrus lui dévore le cœur ! Mais elle ne doit pas s’effondrer !

Citoyens, Citoyens, sauvez votre Société !

Citoyens, Citoyens, sauvez votre Société !

Dans votre ville même, le danger menace !

En plein au centre ! En plein au centre !

Citoyens, Citoyens : aux armes, battez-vous ! Rasez l’intrus, pour que perdure à jamais la magnificence de la Société !

Allez-y ! Allez-y ! Au centre de votre ville, vous verrez l’ennemi !

Il est si grand que nul ne peut s’y tromper.

C’est partiiiii ! Vive la Société ! »

Et c’est au son des coups de tonnerre finaux de la batterie que la foule se précipita dehors.

Elle en était toute proche, de ce centre-ville menaçant, et elle s’engouffra dans les rues.

Au centre, elle vit l’ennemi, et c’était horrible : un nouveau bâtiment, gigantesque, colossal, était planté là, insulte de béton à la face de la Société. Car, définitivement, il faisait tache : autant de couleurs différentes, de formes insensées sur les façades ne pouvaient que symboliser le chaos total : c’était l’œuvre du démon.

La foule disparut soudainement. Et quand les Citoyens ressortirent des magasins d’explosifs, ils étaient prêts à donner l’assaut, sous une pluie tonitruante de feux d’artifice que faisaient à leur tour exploser les peintres en bâtiment.

« Le Centre d’Analyse n’en a plus pour longtemps, pensa Io. Cela n’empêchera pas le Réseau d’utiliser les renseignements des abeilles ou des forces de Sécurité, mais sans les méga-ordinateurs du Centre il sera sérieusement moins efficace. Et j’aurai peut-être le champ libre pour des bouleversements quelque peu plus conséquents… »

Et bien… Si avoir semé la pagaille parmi les forces de l’ordre et les peintres, avoir fait littéralement exploser le ciel par une foule rendue totalement folle et déchaînée par ses soins, puis avoir lancé celle-ci contre le bâtiment le plus imposant de la ville ne lui semblait pas « conséquent », que diable pouvait-il bien avoir en tête ?

*

* *

Tout cela n’avait pris qu’une heure et demi. Io remit l’ordinateur dans l’état où il l’avait trouvé, et attendit.

A trois heures, il rouvrit la porte à Z 9023 puis sortit. Cette fois-ci, c’était trop dangereux : il ne devait pas rester dans l’immeuble une seconde de plus ; il était sûrement déjà repéré…

Mais il avait toujours son faux matricule à la poitrine, et pour peu que le Centre d’Analyse soit déjà détruit, les abeilles ne pourraient l’identifier avant quelque temps.

Io reprit donc une démarche normale, s’efforçant toutefois d’éviter ses collègues qui auraient pu, eux, le reconnaître. Il traversa l’immeuble, une fois au rez-de-chaussée il profita de l’attroupement autour des deux policiers qui normalement gardaient la porte pour se faufiler au dehors, où il ne risquait rien, les individus suspects n’y manquant pas (seul hic : lui n’avait aucune fusée à lancer).

Il rentra chez lui à pied (les rues étaient complètement paralysées), ce qui lui prit plus de temps qu’il ne l’aurait cru, car il empruntait ce chemin pour la première fois en dehors d’un bus.

La porte de son appartement le laissa entrer sans réticence apparente : il allait pouvoir préparer tranquillement la suite de son Grand Chamboulement.

Et pour une première journée, il trouvait que les choses ne commençaient pas si mal, la moitié de la ville étant en passe de devenir folle.

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