Chapitre VII.4
Il était arrivé au sous-sol voulu. Il n'y avait plus de robots en vue, et toujours pas d’abeilles. Son casque fonctionnant à nouveau, il put aisément localiser les ordinateurs qu’il recherchait : ils étaient dans une pièce en plein centre du sous-sol, comme le plan le lui avait montré, et Io se précipita dessus et s’agenouilla pour les observer de plus près. C’étaient de gros cubes, faisant chacun un mètre d’arrête, et il y en avait tout un empilement qui atteignait un trou dans le plafond et dépassait à l’étage au-dessus ; le tout était doté d’une seule et unique interface, ce qui confirmait qu’il s’agissait bien des stocks de données. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était poser une bombe et s’en aller vite fait.
« Haut les maints, tout de suite ! »
Oups… Il était totalement encerclé par une dizaine de gardes, apparemment une unité d’élite si on en jugeait par leur équipement ; pas moyen cette fois de s’échapper en tirant dans le tas.
« Debout les mains en l’air, ou je tire ! » répéta fermement le chef de l’unité : Io n’avait d’autre choix que d’obtempérer. Il se leva donc, lentement, mais il en profita pour faire tomber discrètement une de ses bombes qui alla rouler sous les installations. Et une fois debout, alors qu’il tournait le dos au chef d’unité, il pointa lentement mais sûrement son arme vers les ordinateurs.
« Tirez, et on verra bien si en mourrant je n’aurai pas le temps de faire exploser toute cette pièce, et vous avec, et tous ces ordinateurs sans lesquels votre foutu Projet Contrôle sera condamné à l’échec ! hurla-t-il.
— Non ! Attendez, ne faites rien ! »
Le chef d’unité adressa un signe discret à ses hommes, qui semblèrent décrisper leurs doigts de leurs gâchettes. Io se tourna vers le chef, tout en continuant à viser les ordinateurs.
« Ces ordinateurs sont vitaux pour la Société, ils ne peuvent être détruits ! continua le chef d’unité, au bord des larmes. Mais pourquoi faites-vous autant de mal ? Vous vous rendez compte que vous risquez de tous nous tuer ! Par pitié, rangez votre arme, réintégrez le bon ordre de la Société, et personne ne vous touchera !
— Non. » Io était intrigué par ce militaire si effrayant qui semblait mourir de peur, autant de sa mort à venir que du risque d’échouer aux yeux de la Société. « Je veux sortir d’ici, et récupérer mon véhicule, sans que vous fassiez le moindre mouvement, ou je tire dans les ordinateurs !
— Mais si on dépose les armes, qu’est-ce qui nous garantit que vous n’allez pas tirer quand même ? » Le chef d’unité semblait tout à fait à bout de ressources.
— Je n’irai pas faire du mal à la Société si je peux l’éviter, enfin ! (eh ben si, tu vas voir.) Et vous n’avez pas besoin de poser vos armes. Regardez : je me déplace lentement vers la sortie de la pièce, et dès que j’aurai franchi la porte je ne pourrai plus atteindre les ordinateurs. Que personne ne bouge ! beugla Io. Au moindre mouvement… »
Tout en faisant face aux gros blocs des ordinateurs, Io commença à reculer vers la porte, toujours en faisant mine d’être prêt à décharger son arme sur les cubes. « Les imbéciles ! pensa-t-il. Je ne pourrai jamais faire sauter ces ordis avec mon flingue, je mourrais forcément dans l’explosion. Ces données sont-elles si importantes pour que même des gardes qui semblent parmi les mieux entraînés n’osent pas prendre le moindre risque ? En tout cas, ma bombe va faire le travail quand je l’activerai. »
Il se tenait maintenant sur le pas de la porte, lui toujours visant les cubes, et les gardes toujours pointant leurs armes vers l’intrus, mais c’était comme s’ils essayaient de se placer entre les ordinateurs et Io afin de mourir plutôt que de voir périr un bien de la Société. Ces gardes furent donc fort soulagés quand Io prit ses jambes à son cou et se mit à courir vers les escaliers ; mais ils n’en oublièrent pas pour autant de lui donner la chasse.
En y repensant Io n’était même pas sûr de pouvoir dire comment il s'en était sorti vivant. Il avait couru à perdre haleine dans les couloirs, toujours vers la sortie, vers le haut. C’est quand il dut repasser par le trou qu’il avait fait dans le plancher qu’il fut le plus près d’y laisser sa peau : les robots étaient restés autour de l’ouverture. Le danger peut paraître désirable avant qu’il n'advienne, après il fortifie et reste un bon souvenir, mais quand il est là, sur le moment, c’est souvent autre chose. Les gardes ne s’étaient certes pas montrés très compétents et beaucoup restèrent sur le plancher suite aux tirs paralysant de l’arme de Io ; mais les robots étaient de vraies machines à tuer. « Et dire que tout le monde pense être protégé à merveille par les gardes en uniforme qui pavanent devant les immeubles ! S’ils savaient qui détient la force véritable… »
Et c’étaient les machines qui avaient le pouvoir de faire régner l’ordre. Comme il put le constater, dès que quelque chose ne tournait pas rond (jusqu’ici ce n’était encore jamais vraiment arrivé), elles prenaient le contrôle. Et elles ne voulaient pas l’arrêter : elles voulaient l’éradiquer, purement et simplement.
Pourtant, Io avait pu regagner sa moto. Elle était gardée par des humains qui n’avaient pas pu déverrouiller les protections, aussi fut-il assez facile de la récupérer. Et la moto roulait aussi vite qu’il était possible, à tel point que Io en vint à penser que si les robots ne le rattrapaient pas, il tomberait de son véhicule. La moto ne pouvait entrer en collision avec aucun obstacle matériel tant qu’on ne l’y autorisait pas, mais Io n’osait imaginer les conséquences d’une chute à cette vitesse, car quand il est impossible d’avoir un accident, on ne se traîne pas, au contraire. Et il ne voulait pas ralentir, poursuivi qu’il était parmi les routes étroites de la ville.
Il n’avait pas pris la voie rapide, comme le lui avait conseillé Imalbo, car on aurait pu trop facilement lui barrer le chemin. Et encore là, il devait constamment changer de direction, à mesure que des engins de toute sorte lui fonçaient dessus à contresens. Mais il ne fut pas rattrapé, et bien que sa moto dut encaisser un tir de laser, il ne tomba pas ; du moins jusqu’au moment voulu, bien plus tard, et alors la moto tomba à travers un trou dans la route qui se referma après son passage. Io continua à rouler dans les égouts, et ce pendant longtemps, jusqu’à tomber nez à nez avec le fantôme d’Imalbo.
« Enfin, tu arrives ! » lui cria celui-ci. Imalbo avait utilisé un robot de sa conception pour se frayer un passage jusque dans cette partie des égouts, et pour installer l’espèce de trappe camouflée dans la route par laquelle Io était tombé. Le même robot servait de support autour duquel la bille d’Imalbo pouvait flotter ; mais elle était trop loin de l’immeuble, aussi Imalbo apparaissait pâle, translucide : tel un fantôme.
« Il faut vite te nettoyer ! Les robots à ta poursuite ne tarderont pas à arriver, et ils ont certainement installé des pisteurs sur toi et la moto. Amène-la dans la salle de droite. » En tournant la tête alors que son compagnon disparaissait, Io aperçut une porte qui donnait sur une salle qu’Imalbo avait aménagée lui-même, au milieu des égouts, pour le débarrasser des mouchards qui l’accompagnaient à coup sûr ; aussi la franchit-il rapidement en poussant sa moto : il n’y avait pas une minute à perdre. La salle s’était éclairée quand il avait poussé la porte, mais une fois qu’il se tint au centre l’obscurité se fit à nouveau. « Surtout, ne respire pas ! » entendit-il, mais ce n’était pas la voix d’Imalbo. Il prit une profonde inspiration et retint sa respiration ; alors il se sentit environné d’une matière visqueuse, très dense, qui remplit vite toute la pièce. Il fut comprimé de partout, la substance bizarre fouillant les moindres recoins de son corps. Puis l’air emplit à nouveau la salle : il put alors respirer, et ouvrir les yeux pour se rendre compte qu’il était tout nu. La moto était toujours à ses côtés, mais elle avait été entièrement polie, nettoyée et sondée, et certaines pièces semblaient avoir été modifiées. Io la sortit de la pièce, passa les habits qui étaient posés au sol, et Imalbo réapparut.
« Très bien, lança-t-il d’un ton pressé. Tous les pisteurs ont été enlevés et désactivés. Tu vas maintenant continuer à rouler jusqu’à l’endroit que je t’avais indiqué ; là, tu abandonneras la moto, que je récupérerai plus tard. Tu sortiras ensuite des égouts, et tu retourneras à l’immeuble le plus discrètement possible. Tout est clair ?
— Parfaitement clair, chef ! Io se sentait maintenant pleinement satisfait de son travail. Mais il reste encore une chose à faire…
— Bien sûr ! Mais il faut nous dépêcher : je dois avoir détruit cet endroit avant que les robots n’arrivent : encore trente secondes. Alors, tu as posé la bombe ?
— Oui, et ça n’a pas été facile. Mais si je l’active maintenant, je vais forcément tuer quelqu’un, des gardes seront dans les parages !
— Ne t’inquiète pas : la bombe a été conçue pour dégager une odeur si atroce qu’aucun humain ne pourra rester dans la zone d’explosion. Allez, terminons-en avec ceci, que le Réseau n’ait plus aucune chance de me retrouver ! »
Io reprit un petit boîtier qu’il avait laissé sur le sol avant de se faire « désinfecter », et déclencha la bombe. « Mission terminée ! » annonça-t-il. Puis il jeta le boîtier dans la salle qu’Imalbo allait détruire, et s’enfuit, pleins gaz vers la sortie de l’interminable cylindre sombre que formaient les égouts.
Quand il aurait abandonné la moto et qu’il serait dehors, en pleine nuit, il chercherait le passage secret aménagé pour qu’il puisse rentrer dans l’immeuble sans se faire voir, et si aucun robot ne se trouvait dans les parages, il rentrerait à la maison, éreinté, victorieux, mais avec l’esprit à des kilomètres de là.
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