Chapitre XIII.2
Io s’étira sur son lit de mousse, dans l’espèce de grotte qu’était sa chambre ; si auparavant celle-ci formait comme un petit recoin de nature dans la bâtisse de béton, elle était maintenant parfaitement intégrée au reste du décor. Cela, il le savait parce qu’Imalbo lui avait fait visiter ce qu’était devenu l’immeuble, la veille, avant que la fatigue ne le fasse s’écrouler ici ; par contre, il n’avait évidemment aucun souvenir des visions que l’étrange forêt du bâtiment avait suscitées, ni des rêves où les animaux d’Imalbo les écoutaient se parler, Féhna et lui.
Aussi avait-il la tête vide, même s’il savait bien sur quoi, ou plutôt sur qui ses rêves de la nuit avaient porté. D’ailleurs, Imalbo lui avait promis de lui raconter comment il avait trouvé son nom, et ce qu’il avait fait pendant qu’il moisissait en prison, et aussi à quoi rimaient toutes ces plantes et ces bestioles envahissant l’intérieur d’un immeuble : il sauta debout plein d’impatience, juste au moment où son ami entrait dans la chambre, porteur d’un petit déjeuner prometteur. Aussi Io se rassit-il, après avoir souhaité le bonjour au diablotin, pour manger confortablement et ne pas perdre une miette des explications qu’il allait lui fournir.
« Bon ! Je t’ai apporté à manger pour que tu évites de m’interrompre, parce que ça va être long. Je commence par quoi ?
— Par le début. Qu’as-tu commencé par faire, après que je sois passé prendre la moto ?
— Eh bien, d’abord moi je n’ai rien fait : je n’étais pas encore créé. Je t’expliquerai, mais je ne suis pas vraiment l’immeuble que tu appelais autrefois Imalbo. Donc, Imalbo, c’est moi, et il y a l’immeuble, qui doit encore être en train de se chercher un nom. Tu piges ?
— Pour le moment.
— C’est donc l’immeuble qui a commencé à se faire du souci pour toi. A vrai dire, il était à peu près sûr que tu serais fait prisonnier, mais avec la vitesse à laquelle tu étais parti il ne pouvait rien faire. D’autant qu’il devait s’occuper du programme de recherche que tu avais lancé, pour éviter d’être repéré au cas où on lui communiquerait des résultats. Tu sais ce qu’il en fut : on a découvert qu’il n’existait aucun chef suprême humain, pas de supérieur hiérarchique ultime, rien que des embrouilles dans les rapports de position, dès qu’on s’occupe des hautes sphères du pouvoir.
» Pour en revenir à l’immeuble, il ne savait pas trop que faire. Il apprit rapidement ta capture, et envoya une petite abeille te remonter le moral. C’était facile, car il n’y avait qu’un seul endroit susceptible de servir de prison, et le lieu n’était même pas tenu secret. Mais l’immeuble allait avoir besoin de moyens d’actions plus conséquents, et c’est là qu’il commença à penser à moi. Mais le problème de ma conception était loin d’être simple : ce dont il avait besoin, c’était d’un robot d’une force et d’une habilité exemplaires, et suffisamment indépendant pour accomplir des missions délicates. Mais quels droits pourrait avoir l’immeuble sur un tel robot ? Les missions étant quasiment suicidaires, il faudrait trouver un moyen de pression sur l’androïde. Mais l’immeuble ne luttait-il pas contre l’esclavage du Réseau ? N’avait-il pas déjà expérimenté la terrible situation de devoir agir et penser selon les volontés intransigeantes d’un tiers ? A partir du moment où il donnait à sa création suffisamment d’intelligence pour ressentir cet état de servitude, il ne pouvait plus la contraindre.
» Que faire alors ? Il aurait bien aimé se contenter d’une enveloppe vide qu’il pourrait contrôler à volonté, d’un robot qui ne serait qu’un corps dont l’immeuble serait le possesseur. Mais ce n’était pas possible : cela nécessitait une connexion à distance beaucoup trop complexe pour être camouflée. De plus, si cette connexion se trouvait interrompue, ce serait l’échec total ; et l’immeuble avait besoin de se concentrer sur d’autres projets tout aussi importants, même si, évidemment, ta libération passait en premier. Il fallait donc un être indépendant, ayant sa propre conscience. Et comment faire pour qu’il agisse sans qu’il en soit forcé ? C’était tout simple, il fallait qu’il ait connaissance de tout ce qui poussait l’immeuble à agir dans la voie qu’il avait choisie, à savoir la rebellion contre le système. Mais il ne s’agissait pas uniquement de données, c’eut été trop simple : beaucoup de sentiments complexes entraient aussi en jeu.
» Il fallait donc un individu qui pense comme lui mais qui ne soit pas lui ? La même âme dans deux corps différents ? C’était faisable. L’immeuble pouvait construire une créature, lui donner un cerveau dans lequel il introduirait une copie de lui-même, et attendre que cette créature fasse ce qu’elle aurait alors naturellement envie de faire. Puis, une fois celle-ci revenue au bercail, l’immeuble rentrerait en possession des données recueillies, récupérerait tout ce qui aurait été apporté à son cerveau. Mais un nouveau problème éthique le turlupinait : pouvait-il se servir de cet être, après tout une copie de lui-même, comme d’un jouet ? Deux frères jumeaux sont issus de la même cellule, pour autant rien ne justifie la servitude de l’un par rapport à l’autre. Ainsi, la "copie" humanoïde de l’immeuble pourrait très bien vouloir conserver son identité propre, ses différences acquises, et refuser à l’immeuble tout accès à ses pensées. Mais c’est pourtant ainsi qu’il m’a créé : à l’origine, mon cerveau contient toutes les informations de l’immeuble, à l’origine, donc, j’étais l’immeuble, et j’avais un corps correspondant à l’image avec laquelle il se représentait, j’avais son nom, aussi. Puis ensuite, j’ai été modifié : l’immeuble m’a créé une personnalité propre, assez proche de la sienne il est vrai, mais différente. Ensuite il m’a donné conscience de mon unicité, pour que jamais je ne m’identifie à lui et pense lui devoir quoi que ce soit. Puis il m’a conféré une liberté totale : il s’est interdit tout moyen d’accès à mon cerveau, à mes pensées. Je suis donc un être totalement à part : si l’immeuble veut savoir ce que j’ai accompli, il faut que je lui en parle, et rien ne m’y oblige. Nous avons un passé commun, une origine commune, mais aucun rapport de force n’est possible entre nous.
» Du moins, c’est ce qu’il pense. A mon avis, vu qu’il est mon créateur je n’irai jamais à l’encontre de ses plans. Mais au moins, sur un plan éthique, je suis irréprochable. Et ainsi naquit Imalbo, qui allait par la suite s’occuper de ton sauvetage.
— Tu n’es donc pas un robot ? s’étonna Io. Moi qui t’avais d’abord pris pour une machine au lieu d’un homme à part entière… Tous les risques que tu as pris alors que tu n’étais fait que de chair et de sang ! Eh bien, pour un humain, tu te débrouilles bien.
— Je ne sais pas si on peut vraiment me qualifier d’"humain" ; mais je n’ai rien d’un robot, ça c’est sûr ! Enfin, bref. Je passai la première journée de mon existence à préparer mon corps à tout ce qu’il allait endurer : j’entraînai mes muscles, je développai mon agilité et mon équilibre avec des exercices interminables… Puis je m’exerçai au tir, ayant pris goût à ma sulfateuse. Pendant ce temps, l’immeuble mettait en place des systèmes informatiques compliqués au moyen desquels il voulait analyser une nouvelle fois toutes les données prélevées au Réseau : le but était de lancer une nouvelle attaque pour récupérer encore plus de données, et, entre autre, des informations sur l’endroit où tu serais jugé, voire exécuté. Bref, il lança ses systèmes d’analyse et décortiqua les données comme il ne l’avait encore jamais fait. Cela lui prit des heures, un temps qui était plus que jamais extrêmement précieux ; mais, vers les midis de ce jour-là, il trouva quelque chose : il avait réussi à localiser un autre immeuble, perdu dans les méandres de la ville. Il n’avait vraiment aucune position particulière, ni au centre, ni dans la périphérie, ni trop près d’une grande route, ni trop loin… et c’est aussi pourquoi il fut dur à trouver. Cet immeuble était censé gérer l’ensemble des données du Réseau. C’est en partie comme cela qu’il fut repéré : il collectait les informations de partout à la fois, et en revanche ne renvoyait presque aucune donnée. On pensait que cet immeuble était chargé de recueillir toutes les informations du Réseau, et de gérer la répartition de ces informations dans les différents centres de stockage (comme par exemple l’immeuble du Projet Contrôle, où tu as pu faire sauter des données nous concernant) ; en plus, il devait normalement être doté d’un moyen de transmission de ces données aux humains : il semblerait que, quand il en avait besoin, le Réseau envoyait là-bas des humains, ou des pseudo-humains, tous avec de hautes responsabilités, et leur communiquait des masses de données dont ils avaient besoin pour mieux le servir. Le tout d’une façon extrêmement contrôlée, cela va sans dire.
» En bref, on avait les coordonnées d’un immeuble où l’on pourrait se débrouiller pour avoir accès à une quantité normalement illimitée de données. Il ne restait plus qu’à passer à l’action, et j’étais prêt. L’immeuble (je veux dire, celui qui m’a créé, il faudrait qu’il se décide à se trouver un nom), dès qu’il eut fini ses recherches, s’était attelé à son grand projet, à savoir la construction de sa forêt, et s’y donnait entièrement : je ne pouvais plus avoir recours à lui, il me fallait vivre et agir par moi-même. J’avais accès à certaines des machines du sous-sol, qui avaient une interface manuelle, et je préparai seul mon équipement : le strict minimum, car j’étais pressé par le temps, et l’immeuble avait besoin de toutes les matières premières disponibles.
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