Chapitre XIV.4
« J’ai beaucoup réfléchi depuis que le Réseau s’est servi de moi pour vous attraper, dit-elle en obligeant Io à se relever. Il n’a pas voulu que j’assiste au procès, mais je l’ai suivi à la télévision. Je n’ai pas compris ce qui vous avait poussé à renier une Société dans laquelle nous sommes tous heureux, mais je me suis posé des questions, néanmoins. Je me suis surtout demandée si je faisais vraiment ce que j’avais envie de faire. J’essayais de réfléchir sur mon travail, de voir pourquoi il devrait me plaire et pourquoi je devrais le faire. Mais sans cesse les slogans du Réseau, qu’il avait renforcés autour de moi, m’empêchaient de réfléchir, car ils m’obligeaient à penser comme le Réseau voulait que je pense. Peut-être était-ce pour mon bien. Mais peut-être non, peut-être n’étiez-vous pas totalement fou ? Aussi je fermai mes oreilles à tous ces messages, du mieux que je pus, pour penser par moi-même ; mais je n’y parvins pas : même pendant mon sommeil, le Réseau faisait entendre sa voix, et je m’aperçus que j’étais tellement empêtrée des valeurs de la Société qu’il m’était impossible d’imaginer autre chose tout en demeurant ici. Alors séchez vos larmes, Io, car je vais vous accompagner : je veux me libérer de tout le bien que m’impose le Réseau, et vérifier qu’il s’agit effectivement d’un bien. Je vous accompagnerai jusqu’à ce que je possède assez d’éléments pour juger la situation clairement ; et ensuite, je choisirai mon camp. »
Io ne savait plus que dire. Les grosses larmes continuaient de couler le long de son visage, mais elles étaient engendrées par une joie immense, à présent. Féhna viendrait avec eux ! Il pourrait alors lui démontrer l’irréfutable machiavélisme qui habitait le Réseau ; et alors elle pourrait enfin devenir libre, et choisir son destin comme elle le méritait !
« Je ne saurai jamais assez vous remercier de me faire confiance, dit-il simplement.
— Inutile : je veux voir à quoi ressemble votre univers, et bien que votre comportement à mon égard ait pu se révéler quelque peu étrange, voire totalement incompréhensible… je suis convaincue que je ne risquerai rien avec vous, mais qu’au contraire vous ferez tout pour me protéger.
— 56 ! cria son supérieur qui s’était rapproché. Vous n’allez quand même pas partir avec ce criminel. Vous autres ! dit-il en s’adressant aux travailleurs encore dans la cantine. Nous devons l’empêcher de se jeter dans ce piège d’où elle ne ressortirait jamais. Pour son bien et celui de la Société, opposons-nous à ces monstres ! »
Il s’avança alors prestement pour saisir Féhna par le bras ; mais Kryël fut plus rapide encore, et vola à tire-d’aile vers le visage de l’homme, s’arrêtant à quelques centimètres à peine pour lui montrer ses crocs luisants et affûtés. L’homme pila net, et Kryël se mit à tourner doucement autour de Féhna, faisant signe aux autres de ne surtout pas s’approcher. Imalbo cria alors :
« Que personne ne la touche ! Si elle veut nous accompagner, rien ne pourra l’en empêcher ! Quand vous rendrez-vous compte de vos erreurs, humains ? Si vous ne vous mettez pas sérieusement à réfléchir un peu à votre condition, il sera bien trop tard quand vous vous apercevrez qu’on s’est joué de vous. Et vous auriez d’ailleurs tout intérêt à réfléchir dehors, car les animaux qui sont venus avec nous vont mettre en pièces tous les robots de l’immeuble, et détruire tous les ordinateurs. Rassurez-vous, ils ne s’approcheront pas de vous, mais ne restez pas trop près ! Vous risqueriez de vous apercevoir à vos dépens que les robots pour se défendre feront très peu cas de votre présence… »
Lentement, presque à reculons car les quatre tigres à écailles les effrayaient encore plus à présent, les travailleurs quittèrent la cantine, et sitôt qu’ils furent hors de vue, se ruèrent vers la sortie. Io s’inclina en direction de la porte : « Après-vous, Féhna. » Puis ils quittèrent les lieux à leur tour.
Les animaux s’étaient peu à peu engouffrés dans l’immeuble, à mesure que les humains en sortaient. Ils se répartissaient en petites unités, ou bien partaient en solitaire détruire les systèmes de gestion de l’électricité, les connexions informatiques… Quand ils étaient plus nombreux, ils faisaient face directement aux robots de sécurité, et les réduisaient aisément en bouillie pour pouvoir s’attaquer ensuite aux importants ordinateurs qui leur permettraient de paralyser toute l’installation. Personne n’avait besoin de leur donner d’ordres, ils faisaient ce qu’ils savaient avoir à faire, agissant avec silence et efficacité, en prenant bien soin de ne faire courir aucun risque aux quelques employés toujours occupés dans le bâtiment.
Ainsi ils n’avaient nul besoin de Io ou d’Imalbo ; cela tombait bien, car ceux-ci comptaient s’éloigner le plus rapidement possible, pour emmener Féhna directement dans les souterrains de la ville, et trouver peut-être enfin des réponses à toutes leurs questions.
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