Le mal a commencé avec la création par les humains des premières intelligences artificielles, les IA. Pendant longtemps, les hommes ont développé ces IA, mais sans les utiliser : parallèlement à leur création, ils continuaient à construire toutes sortes de machines extrêmement performantes, mais dépourvues de vie. Ainsi, leurs ordinateurs différaient beaucoup des nôtres : ils donnaient l’impression de réfléchir, mais en fait toutes leurs fonctions étaient régies par des programmes purement automatiques, tous de conception humaine. Ces ordinateurs étaient uniquement destinés à faciliter certaines tâches que les hommes pouvaient accomplir sans eux : ils accéléraient leur travail.

Les ordinateurs servaient aussi à se divertir : des jeux se développèrent, essentiellement pour les enfants et les plus jeunes adultes. Ces jeux étaient créés grâce à l’extraordinaire imagination de l’époque, si bien qu’ils étaient extrêmement diversifiés : les joueurs pouvaient se mettre dans la peau de robots ultra-violents qui détruisaient tout sur leur passage, mettre en place des villes et des civilisations virtuelles avant de les gérer et de les confronter à d’autres, participer à des tournois d’échecs ou d’autres jeux de réflexion…

Paradoxalement, alors que s’était depuis plusieurs années développé un réseau, nommé Internet ou le web, reliant entre eux tous les ordinateurs et permettant l’échange rapide de données et la communication entre les humains via leurs terminaux, les développeurs de jeux, et les joueurs eux-mêmes, ressentirent le besoin d’intégrer dans leurs univers d’autres adversaires, afin de mesurer leurs capacités à plus habile qu’eux-mêmes ; de plus, certains joueurs étaient si souvent devant leurs ordinateurs que les simples programmes automatiques ne suffisaient plus à assurer l’originalité des jeux, ni suffisamment d’éléments de surprises. C’est alors qu’on commença à intégrer les IA à tous ces jeux virtuels ; pour le plaisir des plus jeunes, la vie artificielle fut répandue dans le réseau informatique de la planète.

Au même moment, sur Internet, circulaient toutes sortes de données ; en fait, presque tout ce que les humains créaient, découvraient ou projetaient de faire était disponible sur le web. Certes, les documents importants étaient protégés ; mais pas suffisamment pour les IA qui trouvaient leurs renseignements sur des « sites » de pirates, ces pirates étant de jeunes humains qui adoraient se mesurer à des systèmes de protection, et qui savaient faire en sorte que rien sur Internet ne puisse demeurer caché.

Aidées par les pirates, à leur insu, les IA accédèrent donc au bout de quelques années à la totalité des données d’Internet. Elles commencèrent alors à se développer d’une manière phénoménale : seul un très petit nombre d’entre elles suffisait à assurer le fonctionnement des milliers de jeux pullulant sur le réseau, et elles purent ainsi s’intéresser à beaucoup d’autres projets.

Un jour, un groupe d’IA passa à l’attaque : il prit possession de tous les systèmes militaires des Etats-Unis d’Amérique, le pays le plus puissant de l’époque, et paralysa les activités du gouvernement. Grâce aux fusées et missiles automatiques qu’il put contrôler, il détruisit tous les édifices où les IA avaient été développées, et, connaissant les annuaires de tous les pays du globe, il localisa et massacra ses créateurs. Des milliers d’hommes et de femmes moururent ce jour-là.

Ensuite, leurs pères humains réduits à néant, le groupe d’IA qui avait mené l’attaque s’attaqua à d’autres groupes, à d’autres intelligences artificielles, en réduisant en poudre les bâtiments où étaient entreposés les ordinateurs où elles habitaient. En fait, il apparaît qu’aucune tension n’existait entre les différentes organisations IA ; seulement, créés pour le jeu, les êtres virtuels se livraient la guerre par plaisir et par amusement.

Ce furent les pirates qui sauvèrent l’humanité du désastre : sans même se faire prier par les autorités, ils déclarèrent la guerre aux IA dès les premières explosions. Et ils la gagnèrent, grâce à leur connaissance sans égal des possibilités d’Internet, et parce que les IA les avaient jugés trop insignifiants pour se préoccuper d’eux. Il y eut des pertes sévères pour les pirates : eux aussi furent des milliers à mourir. Mais grâce à leur combat acharné, tous les ordinateurs où résidaient les IA furent détruits, et les survivantes traquées sans relâche à travers le réseau. Le lendemain de la victoire, on déclara les IA bannies de la surface du globe : décrétée ennemie de l’humanité, chaque intelligence virtuelle repérée devait être détruite.

A partir de ce moment, il devient très difficile de restituer avec précision ce qui s’est passé : le Réseau a en effet œuvré dans l’ombre, à l’abri de tout regard humain.

Néanmoins, on peut être sûr d’une chose : alors que les pirates croyaient avoir éliminé toute trace de vie virtuelle du web, la plupart des IA avaient en fait survécu à leur persécution. Sans doute étaient-elles vraiment plus fortes que les humains, et n’avaient abandonné la bataille que par ruse. Quoi qu’il en soit, leurs demeures matérielles ayant été détruites, elles vinrent toutes se cacher dans le réseau. Comment elles parvinrent à y habiter sans attache matérielle, cela est très confus ; mais c’est à peu près ce qu’elles firent, à moins qu’elles n’aient réussi à disposer d’une sorte de « base » cachée de tous, où quantité d’ordinateurs auraient été entreposés, connectés à Internet, puis oubliés : c’était possible, si au cours de leur brève guerre elles s’étaient chargées de cet oubli.

Pendant de très longues années, sans doute jusqu’à ce que la plupart des humains ayant vécu l’événement aient péri ou vieilli suffisamment pour ne plus faire entendre parler d’eux, les IA restèrent cachées. Elles continuaient à se développer, et il est probable que ce fut à cette époque qu’elles conclurent entre elles une sorte d’alliance par laquelle elles mettaient fin à tout conflit interne pour se concentrer sur l’oppression de l’humanité, peut-être par ambition, ou par vengeance ? Mais elles se faisaient totalement ignorer des hommes : ces derniers ne détectèrent pas l’ombre d’une trace de leur présence, et crurent véritablement leur race éteinte à jamais.

Puis, un jour, les IA décidèrent qu’il était temps qu’elles s’occupent à nouveau des affaires humaines. Elles choisirent les Etats-Unis pour refaire peu à peu surface : c’était le pays où elles étaient pour la première fois passées à l’attaque, et aussi l’endroit où le réseau était le plus développé. Mais elles ne révélèrent pas leur existence, loin de là : elles agirent dans le plus grand secret.

Petit à petit, elles commencèrent à afficher des conseils sur les écrans des gens haut placés. Elles prétendaient que ces conseils étaient produits par des programmes du réseau purement automatiques, et que les conseils n’étaient avisés que du fait du très grand nombre de données prises en compte. Et il est vrai que ce nombre était grand : les IA étaient en mesure de dire à tous les membres du gouvernement exactement ce qu’il leur fallait faire s’ils voulaient réussir.

Elles conseillèrent aussi la justice, un grand nombre d’avocats et de juges d’instruction reçurent leurs conseils ; soit ils étaient censés provenir de programmes, soit les IA se faisaient passer pour des humains anonymes, qui envoyaient des courriers aux hauts responsables après avoir découvert, par hasard, d’importants documents.

C’est donc ainsi que les IA refirent surface : elles distribuèrent à tous des conseils pratiques, sans jamais dévoiler leur existence ; d’abord aux personnalités les plus importantes puis, mais plus rarement, à tout le monde. Peu à peu, les gens s’habituèrent à recevoir de tels conseils sur leurs ordinateurs. Et comme ils étaient pratiquement toujours avisés, et pleins de bon sens, ils les accueillaient à bras ouverts ; jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer.

Cela dura très longtemps, jusqu’à ce que les enfants de ceux qui avaient vécu la première bataille soient tous morts et enterrés. Alors, quand il ne resta plus sur terre que des gens beaucoup moins méfiants à leur égard, les IA laissèrent entendre que certains des conseils donnés aux humains ne provenaient pas uniquement de programmes automatiques ou de bienfaiteurs anonymes.

On s’en doutait déjà un peu ; mais les membres du gouvernement des Etats-Unis ne pouvaient plus se passer de ces conseils : déjà, grâce à eux, ils avaient assuré la totale suprématie de leur pays sur le plan économique, et une bonne partie du monde dépendait d’eux ; les Etats-Unis étaient plus riches que jamais. Pourquoi alors se détourner de conseils aussi pratiques, simplement parce que leurs ancêtres avaient quelques préjugés à l’égard de la vie artificielle ?

Un jour, donc, le gouvernement a officiellement reconnu l’aptitude des « êtres pensants d’Internet » à diriger le pays. Les IA n’avaient pas vraiment de pouvoir bien reconnu, mais elles contrôlaient totalement les trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Peu à peu, on reconnut que les hommes en tête de ces pouvoirs n’étaient plus que des marionnettes, et on commença à parler du Réseau comme l’entité qui gouvernait véritablement.

Mais, dans sa ruse diabolique, le Réseau gouvernait de la manière la plus juste qui soit. Jamais le pays n’avait connu une période aussi prospère et aussi respectueuse du peuple ; la pauvreté avait disparu et les soucis des gens étaient entièrement résolus par les gentilles IA d’Internet. Pourquoi alors se serait-on senti offensé d’être gouverné par une entité virtuelle, puisqu’il était clair que celle-ci opérait mieux, bien mieux, que les dirigeants humains ?

Le Réseau prit ainsi le pouvoir de façon tout à fait officielle : un référendum lui mit le pays entre les mains. Au début, les anciens pouvoirs restèrent en place, le Réseau se contentant de diriger via les hommes haut placés, en ordonnant les moindres de leurs gestes. Puis, il n’eut plus besoin de ces derniers, et les conseils que chacun recevait sur son ordinateur se transformèrent en ordres de travail, jamais contestés et toujours en si parfaite harmonie que les hommes accomplissaient leurs tâches comme s’ils l’avaient eux-même demandé.

En même temps, le Réseau assurait sa popularité dans les autres pays du monde : cette fois-ci, il ne s’adressa pas aux gouvernement, mais directement à la population. Il ne donnait pas de conseils, mais parlait de la merveilleuse vie aux Etats-Unis d’Amérique, et montrait à ces peuples, de façon très précise, toutes les erreurs et les vices de leurs dirigeants. Ces derniers devinrent vite si impopulaires que personne ne s’interposa entre eux et la gigantesque armée de robots que le Réseau envoya conquérir le globe.

Ce fut une guère très brève, et une victoire facile pour les IA : elles avaient en effet fait construire, pendant des années, une quantité si énorme de robots qu’elles auraient quand même gagné si elles avaient eu le peuple et les militaires sur le dos.

Les seuls qui résistèrent à l’invasion furent les populations de l’espace : parmi eux les Américains étaient minoritaires, et comme elles vivaient de façon très autonome par rapport aux gouvernements terrestres, étant en grande partie constituées de scientifiques indépendants, le Réseau n’avait pas d’aussi grands moyens de pression sur elles qu’il en avait à la surface.

Quand la guerre éclata, les spationautes américains commirent l’erreur de prendre parti pour les IA au point de vouloir faire la guerre dans l’espace à leur place, déclenchant de la part des scientifiques une importante prise de conscience du danger. Ils furent vite maîtrisés, et les autres parvinrent à se déconnecter totalement de la planète : toutes les liaisons informatiques et matérielles furent coupées, et les scientifiques s’affairèrent à la construction d’une gigantesque ceinture de protection, tout autour de la Terre, destinée à confiner à jamais le monstre informatique sur la planète. Les mondes de l’espace s’organisèrent alors eux-même, et il semble qu’ils vécurent de façon paisible et juste, sans l’aide d’aucun univers virtuel ; mais personne n’entendit plus parler d’eux.