Chapitre XVII.3
Quand Io et Féhna entrèrent, tous les regards se portèrent vers eux. Pourtant, personne ne bougea, et ce fut à eux d’aborder un groupe de Citoyens pour tenter d’obtenir quelques renseignements.
« Bonjour, lança Féhna à un jeune couple qui s’était retourné pour les voir entrer, et qui auparavant discutait avec quelques personnages plus âgés assis sur des fauteuils le long du mur.
— Bonjour, madame…, répondit le jeune homme. Euh… »
Les deux Citoyens étaient manifestement troublés, et Féhna comprit rapidement pourquoi : elle ne portait pas de badge à matricule, et de ce fait ses interlocuteurs ne savaient rien sur elle ; devaient-ils lui dire madame ou mademoiselle, quel était son rang, son travail ? Des questions que personne n’avait coutume de poser. Féhna se rendit compte qu’elle risquait de se trouver dans une situation plutôt embarrassante : sans doute le Réseau l’avait-il déjà dénoncée comme grande traîtresse et renégate, et dans cette période de guerre où les humains se voyaient pris entre deux feux, il n’était peut-être pas bon de ne pas afficher clairement dans quel camp on se trouvait. Ce fut Io qui les sortit tous de l’embarras :
« Mademoiselle, faut-il dire, lança-t-il. Je suis I56, et voici F84 ; vous nous excuserez si nous ne pouvons arborer des matricules complets, mais nous revenons d’une importante mission que nous a confiée le Réseau, voici bientôt un mois. Et quand nous sommes revenus ici, il y a quelques heures à peine, nous n’avons reçu aucun ordre nouveau. Nous ne comprenons pas vraiment comment la situation a évolué, mais il semblerait que les animaux aient causé tellement d’ennuis au Réseau qu’il ne peut plus s’occuper des affaires anciennes ; et nous voilà à attendre qu’il nous fasse signe, qu’il nous dise que faire à présent.
— C’est vrai, continua Féhna en entrant dans le jeu de Io, nous n’avons aucun travail maintenant. C’est vraiment terrible, vous ne trouvez pas ? Ne pas avoir d’ordres auxquels obéir…
— Cela pourrait bien finir par devenir notre situation à tous, répondit Xa12, la jeune femme qui accompagnait son mari Ko03. Beaucoup de Citoyens ne peuvent plus effectuer le travail qui leur était auparavant assigné, depuis que le Réseau s’est vu privé d’un grand nombre d’immeubles et de fonctions. Pour le moment, cependant, nous ne sommes pas dans votre cas : tous, nous avons reçu de nouveaux ordres. C’est pourquoi nous sommes ici : comme les animaux n’attaquent jamais en présence d’humains, de peur de nous faire du mal, le Réseau regroupe tous ceux qui ont perdu leur activité dans les bâtiments qu’il veut protéger.
— Vraiment ? s’étonna Io. Mais comment pouvez-vous rester ainsi sans rien faire ? Vous devez vite vous lasser, quand même ?
— Pas tant que ça, répondit Ko03. D’abord, il y a tout de même la fierté de se rendre utile au Réseau en période difficile ; et puis, il établit des roulements entre les travailleurs : ceux qui occupent un bâtiment le matin font autre chose l’après-midi.
— Sauf, intervint Féhna, que plus les animaux réduiront le pouvoir du Réseau, moins celui-ci vous occupera, et plus il aura besoin de se protéger avec vous. Cela ne peut pas durer éternellement. Que prévoit le Réseau pour agir contre les dommages que lui causent les animaux ? Nous étions vraiment coupés de toute information, alors qu’il nous avait envoyés en mission.
— Nous ne savons pas vraiment, répondit Xa12. Le Réseau nous affirme que cela ne durera pas longtemps, mais il ne dit jamais de façon précise comment il compte l’emporter. Je suppose qu’il construit des armées dans toutes les autres villes, car pour l’instant seule la nôtre est vraiment menacée. Mais à chaque fois que ces armées arrivent ici, elles se font mettre en pièce, et plusieurs fois le Réseau nous a montré comment il construisait des robots qui allaient arriver dans moins d’une semaine pour nous délivrer, et puis, la semaine passée, toujours rien : des saboteurs se sont introduits dans les usines. Sans doute finira-t-il par construire une armée dans une ville suffisamment éloignée, et d’une façon suffisamment secrète, pour pouvoir reprendre le pouvoir ici.
— Le problème est que, précisa Ko03, notre ville est l’une des plus importantes de la planète. Et même si le Réseau nie cela, je pense que l’économie du globe, et la gestion des relations entre les différentes régions, sont organisées d’une façon si serrée que toutes les villes doivent être plus ou moins interdépendantes. Apparemment, le Réseau a besoin de temps pour s’adapter. »
Les quatre personnes avec lesquelles s’entretenait le couple avant leur arrivée discutaient jusque-là entre elles ; mais, en apercevant la tournure qu’avait prise la discussion, un vieil homme à la longue barbe blanche ne put s’empêcher d’intervenir, trouvant sans doute que ces jeunes humains parlaient comme s’ils pouvaient avoir un jugement aussi précis et juste que celui du Réseau.
« Mais dites-moi, coupa-t-il en s’adressant à Féhna et en sautant du coq à l’âne, quelle est donc cette mission du Réseau dont vous affirmez revenir ? »
« Aïe ! pensa Io, ce vieillard est beaucoup trop suspicieux, il va nous mettre à mal s’il fait déraper la conversation sur nous… » Mais Féhna ne se laissa pas prendre au dépourvu :
« Voyez l’absurde de la situation ! s’exclama-t-elle. Notre mission était assez secrète ; le Réseau ne nous a jamais explicitement ordonné de n’en souffler mot à personne, mais comme il a fait en sorte que nous soyons coupés de tout contact humain pendant que nous l’effectuions, comment savoir si nous pouvons vous en parler ?
— Elle a raison, poursuivit Io. Vous êtes tous regroupés ici sans avoir vraiment quoi que ce soit à faire, alors pour meubler le temps vous parlez, ce qui est normal. Mais nous devons être très prudents, et ne pas échanger des informations que le Réseau ne voudrait pas que nous connaissions.
— Mais non, voyons, reprit le vieil homme. Si le Réseau ne voulait pas que nous sachions quelque chose, il saurait nous empêcher de le savoir.
— Il n’a pas su empêcher les animaux de le ronger de toute part. Pourtant, il occupe toute la planète, et il contrôle tout.
— Le Réseau nous abandonnerait-il ? s’inquiéta Xa12.
— Si c’était le cas, ce serait terrible, dit Io. Pourtant, ce n’est pas si irréaliste : il faut bien admettre que pour le moment, le Réseau n’est pas aussi présent qu’il l’était auparavant.
— C’est vrai, admit Ko03. Nous devons savoir parer à toute éventualité. Or, nous savons que le Réseau est capable de gérer toutes les affaires des Citoyens. Donc, tant que nous n’ignorons aucun ordre direct, nous ne causons aucun dommage à la Société. Le Réseau ne nous a pas empêchés de parler : nous pouvons donc le faire. Nous sommes libres après tout, et tant que nous ne nuisons pas à l’organisation de notre Société, nous faisons ce que nous voulons, comme nous l’avons toujours fait.
— Vous voyez, fit le vieillard d’un air satisfait : vous êtes libres. Vous pouvez donc nous raconter votre histoire. »
Io et Féhna échangèrent un regard : ils étaient venus obtenir des renseignements sur la vie des Citoyens, et savoir comment le Réseau s’organisait. Et voilà qu’ils en étaient rendus à tenter de convaincre ces gens de se défaire du Réseau. Mais ce n’était pas le moment, et cela ne servirait à rien ! Il fallait être prudent : raconter une histoire aussi plausible que possible, et retourner la discussion à leur avantage pour qu’ils puissent enfin apprendre quelque chose de concret.
Annotations
Versions