XI. Se ressembler.

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Spleen

Elle n'était plus nulle part.

Et moi aussi, j'étais perdue.

Peu à peu, je réalisais que j'avais toujours connu ce que les autres n'avaient pas eu à connaître. Comment ça, les parents ne rejettent pas leurs enfants ? Comment ça, on ne s’enferme pas dans le noir ? Comment ça, dans la vraie vie on ne vomit pas sur le salon, on n'oublie pas ses enfants à l'école, on ne suce pas des inconnus, on ne simule pas un cancer ? J’étais comme un bambin de vingt ans à qui il fallait tout réapprendre. Faire à manger sans se cacher, pouvoir sortir sans crainte, ne pas avoir peur la nuit, ne pas se terrer dans son lit, n’être responsable que de soi, vivre pour autre chose que sa mère. C’était une autre vie que je devais mener, sans en avoir appris les codes. Je jalousais les gens de mon âge qui avaient pu vivre leurs études et leurs jeunesses dans une maison saine et propre. Je jalousais ceux dont les parents faisaient les repas et les lessives. Je pouvais m’effondrer en voyant une mère porter de l’affection pour sa fille. Quelle amertume de comprendre que la vie n’aurait pas dû être celle que j’avais eu à vivre. Quelle injustice. Les autres avaient eu une belle vie et moi, j’étais passé à côté de la mienne.

La vie sans elle commençait. Ma vie.

J’enchainais le plus d’activités possible, tout, pour m'empêcher de songer à l'enfer que je venais de quitter et dont je devais me défaire. Alors, je sortais en boîte, puis une autre, puis une autre. J’ai changé d’appartement, puis un autre, puis un autre. Je m'inscrivais à l'école, puis une autre, puis une autre. J'ai embrassé un homme, puis un autre, puis un autre. J’ai bu mon premier verre d’alcool, puis dix autres, puis dix autres. J’allais dans tous les sens, touchant à tout, ne réussissant rien : j'étais incapable de réussir quoi que ce soit puisqu’on m’avait toujours dit que je l’étais. Je vacillais sans cesse entre les extrêmes sans n’être jamais raisonnable, sans n’être jamais modérée; un jour déprimée et le lendemain, euphorique. Parfois, souvent, j’étais les deux dans la même journée. C’était tout ou rien ; j’aimais ou je haïssais, j’éclatais de rire ou en sanglots, je suivais un régime draconien ou m'empiffrais jusqu'à vomir, j’étais compulsivement organisée ou croulais sous les dettes, huissiers aux portes. J'écoutais la musique à fond ou me terrais dans le silence, je me mettais sur mon 31 ou restais en pyjama, le verre était rempli jusqu’à en déborder ou le verre est totalement brisé par terre. Il n’y avait pas de juste milieu.

Je cherchais à tout prix à ressentir une sensation, même la plus dérisoire, si petite qu'elle ne pouvait avoir de valeur que pour ceux qui n'ont connu le néant. Ressentir la moindre et infime émotion, qu’importe, pourvu que cela me fasse sentir vivante.

Oui, moi aussi, j'étais perdue.

J’ignore si ma vision de l’amour avait toujours été celle d’une chose temporaire, fracassante, écrasante. Depuis que j’avais l’âge de croire en l’amour, je ne croyais pas en son éternité. Après tout, un amour éternel, je n’en connaissais aucun. L’amour m’a paru tout de suite comme une chose dangereuse. Lui qui avait détruit ma famille, poussant ma mère dans le précipice de la dépendance du verre, pouvait-il seulement être vrai, bon et sain ? S’il en était capable, je ne lui laissais pas l’occasion de le démontrer : j’aimais les hommes qui ne m’aimaient pas, ceux qui me rabaissaient et qui n’avaient de plaisant que leur façon de me mépriser. Après tout, le rejet était la seule forme de relation qui m'était familière. Si tu ne m’aimes, alors, je t’aime.

Longtemps j’ai cru aimer des hommes qui me méprisaient. En réalité, je ne les aimais pas, j’en étais obsédée. Si un garçon semblait agacé par moi, il devenait ma priorité. Pourquoi ne m’aime-t-il pas ? Pourquoi ne suis-je pas assez bien pour lui ? Va-t-il changer d’avis si je fais ceci ? Va-t-il rire si je dis cela ? Où est-il ? Avec qui est-il ? Que fait-il ? Je lui envoie un message. Non, deux. Non, dix. Tu ne me réponds pas ? Tu n’es qu’un connard, j’adore ! Je cherchais à leur plaire coûte que coûte, quitte à ne pas être réellement moi, ce qu’internet facilitait. Je suis drôle si tu préfères, je suis intelligente si tu le veux, je suis sportive si cela te plaît. Je me suis perdue dans cette recherche de la relation malsaine idéale durant des mois, jusqu’à ce que je comprenne qu’en eux je ne cherchais pas l’amour : en eux, je cherchais un autre bourreau.

Et puis, j’ai rencontré Pedro.

Il était de ceux qui ont le soleil sur la peau. Il était de ceux qui ont le sourire des anges. Il était de ceux-là, alors que moi je n’étais pas grand-chose. Pourtant, il m’a aimée. Tout de suite, dès le premier rendez-vous, il l’a fait. En rencontrant Pedro, j’ai rencontré aussi le rire franc qui ne s'arrête plus, les frissons sous les caresses, les rêveries jusqu’au matin. Il était devenu facile, avec lui, de grandir. Je ne lui ai pas caché toutes les choses qui m’avaient été mal apprises et il m'a appris les codes de cette vie dont j'ignorais tout. Il m'a fait découvrir la vraie vie. J’ai cessé même de craindre la douce caresse de l’étreinte d’un homme et une femme. Avec lui, et pour la première fois depuis le garçon qui en aimait d’autres que moi à la fois, j’ai aimé de tout mon corps.

Avec Pedro, je suis devenue quelqu’un d’autre. Ou peut-être suis-je enfin devenue moi. J’ai prononcé les mots d’amour sans jouer la réplique, avec honnêteté, avec passion. J’aimais pour de vrai, lui donnant tout : mon temps, mon argent, mes sourires, mon corps, mes envies, mon courage, je lui donnais tout et tout ce que je n'avais pas, je me promettais de le lui donner quand même. On était libres, on sortait, on voyageait, on fumait des cigares, on buvait du champagne, on parlait peintures et bouquins, on se disait "j'ai envie de toi" avec les yeux, on s'aimait au matin, on s'aimait à midi, on s'aimait le soir et tout le reste du temps, on s'aimait encore un peu. Je baignais soudainement dans la bienveillance et les compliments. Comme il est doux d’aimer quelqu’un qui vous aime en retour. Comme il est dur de croire que l’on vous aime gratuitement, sans menace, sans insulte, sans porte fermée. L’idée que tout le monde m’abandonnerait planait au-dessus de moi sans que je ne puisse cesser d'y songer. Je refusais de le laisser m'aimer.

“Pars, tu ne me blesseras pas”.

Ne pars pas, je ne veux plus qu’on m’abandonne.

“Nous deux, ce n’est pas pour toujours”.

Je n’ai jamais autant aimé.

“J’ai déjà tout perdu, je peux faire sans toi”.

Tu es tout ce qu’il me reste.

Je frappais Pedro à coup de mots pour qu'il s'en aille et s'il restait, je frappais plus fort encore.

lI s'en est allé. Evidemment, qu'il l'a fait.

J'avais perdu l'amour de ma vie. Le cœur brisé, le corps lourd comme du plomb, l'âme en lambeaux, je jubilais pourtant d'avoir eu raison : tout le monde allait m'abandonner, je l'avais toujours su. Comme il est facile mais méprisable d'en vouloir à la terre entière plutôt qu'à soi. La vérité était si flagrante que seule la mauvaise foi avait pu me la cacher : j'avais été seul maître de mon malheur. Oui, j’en avais été le chef d’orchestre. Le sourire, pianissimo, les pleurs, mezzo forte, la déprime fortissimo. L’orchestre jouait mon désespoir, il sonnait juste et fort et je reconnaissais déjà les notes du mal-être. Alors, j'ai fermé les volets et j'ai éteint la lumière. Je suis restée une semaine dans le noir, puis dix autres, puis dix autres.

Les jours sont devenus longs, les nuits, une éternité.

Il s'etait emparé de moi; le désespoir.

Parfois j’avais peur de lui. Souvent. Tout le temps. Chaque geste me semblait insurmontable, chaque minute interminable. Il venait à moi sans que je ne l’invite et retirait chaque bon sentiment. Il n’y avait plus de place pour ceux là. Les journées sont devenues interminables, mes envies se sont évanoui, mes projets me paraissaient superflus et la vie, un fardeau. Elles ont été nombreuses ces journées-là, celles que je redoutais le plus. Celles que je redoute toujours. Je ne connais rien de tel, je ne connais rien de pire qu'avoir l'envie de partir, si ce n'est de n’avoir aucune raison de rester. L’amour ? La famille ? La Vie ? Au début du mal de vivre, peut-être, sont-elles des raisons suffisantes. Des liens qui vous retiennent. Mais le temps passe et le lien s’estompe. Se brise. Les heures me parraissaient trop longues, l’air trop lourd, le soleil trop fort, je me sentais inutile, je me sentais incapable, je me sentais de trop. Alors j’ai redouté mes mains, mes jambes, mes yeux, mes pulsions, mes idées. Le désespoir etait-il génétique ? J’étais persuadée qu’il l'était.

L’avantage quand on est enfant de parent alcoolique, c’est qu’aucun secret pour nous le désespoir ne peut avoir. Je pouvais sentir me gagner, je pouvais, je vous l’assure, le sentir me ronger. Et quand j’ai vu, dans le miroir, les yeux de ma mère cernés de noir et gonflés d’avoir eu mal au cœur, j’ai compris qu’en tous les points, depuis longtemps, je lui ressemblais : moi aussi, de toute évidence, j’étais dépressive.

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