XII. Le slow
Idéal
J’ai conduit jusque devant chez elle et la nuit nous surveillait encore . Je n’ai quitté ses lèvres que lorsque le soleil ordonnait au monde de se réveiller. J’ignore le nombre d’heures qui ont pu s’écouler, qu’importe, ce n’était pas encore assez. J’ai embrassé chaque centimètre de sa bouche et connaissais par cœur la douceur de sa langue. J’étais enivré. Un autre jour se levait et je le détestais déjà car il me séparait d’elle. Garé devant son immeuble, là où tout avait commencé, je ne pouvais me résigner à la laisser s’en aller.
- Reste encore un peu, lui demandais-je, respirant ses cheveux, sa nuque, ses lèvres.
- Le matin arrive, je crains que la soirée ne soit finie jeune homme
- Encore un peu.
- Une dernière danse ? m'a-t-elle demandé
- Il n’y a même pas de musique.
- Je crois que je peux arranger ça.
Elle est sortie de la voiture, me priant de la rejoindre tout en cherchant une musique sur son téléphone. Le ciel avait attrapé une couleur dorée, offrant à notre piste de danse une si belle lumière que les danseurs étoiles en auraient pu être jaloux.
C’est parfait.
Quand la chanson de Jimmy Fontana a commencé, il a fallu que je m’approche d’elle, encore un peu, pour danser. Elle m’a d’abord effleuré doucement, presque craintive. Ce soir, j’avais été la première peau qu’elle avait frôlée depuis ce qui semble l’éternité. Maladroitement, nous avons commencé à danser et j’entendais sa peur plus que la musique. Gauche, droite, gauche, droite. C’est là que quelque chose a changé : elle ne m’effleurait plus, elle ne me tenait pas non plus : elle s’agrippait à moi de toutes ses forces. Le temps de quelques mesures, j’étais devenue la bouée de sauvetage sur laquelle elle pouvait se reposer. En la laissant s’agripper à moi, j’ai senti son poids et le poids de toutes ses larmes, de toutes ses peurs, de toute sa peine. Comment pouvait-elle porter tout ce poids sur ses fines épaules ? Gauche, droite, gauche, droite. Elle ne dansait pas, elle se laissait aller, dans mes bras, revivant toutes ses douleurs. À travers les notes de musique, j’entendais l’explosion de son cœur et sentais son corps entier essayer de recoller les morceaux. C’était le plus beau concert du monde. J’avais envie de lui dire qu’elle n’aurait plus jamais à avoir peur d’une peau, d'un mensonge ou d'une maison abandonnée, que mes bras étaient assez forts pour porter tout son poids, que j’étais assez endurant pour danser pour deux toute la vie et que j’étais assez fou pour écouter son concert intérieur en boucle.
À la fin de la chanson, quand les notes étaient encore suspendues dans l’aube, comme les mots d’amour à ma bouche, elle s’est écartée de moi, chassant l’impression de chaleur qui reposait sur ma peau. Elle a plongé son regard cerné de taches de rousseur dans le mien et m’a dit :
- Je suis désolée, je ne peux pas t’aimer. Il faut que je rentre.
Elle allait s’en aller. De moi. De nous. Le matin l’avait fait fuir. Ne pars pas.
- Attends ! lui dis-je. Ne bouge pas.
Je courais vers mon coffre, à la recherche du livre que je lui avais promis. J’avais acheté moi-même plusieurs exemplaires, orgueil oblige. Celui que j’avais attrapé parlait de moi, de mes états d’âme et de mes amours. Etait-ce une bonne idée de lui donner cette intimité reliée sous couverture ? Je l’ignorais.
- Chose promise, chose due. Il m'en reste encore quelques-un, tu peux garder celui-là.
- Vraiment ? m’a-t-elle demandé avec une émotion qui se trahissait dans sa voix.
- Vraiment.
Elle inspectait mon livre comme un antiquaire observe les vieux objets. Une partie de moi était désormais entre ses mains. Prends-la. Garde-la. Ne m'oublie pas.
- Tu as appelé ton livre “Chloé” ? s'est-elle surprise. Pourquoi lui as-tu donné le nom d’une femme ?
- Hé bien… A vrai dire, tu le sauras en le lisant. Elle était ma petite amie et je crois que c’est elle qui m’a donné l’envie ou le besoin d’écrire, je ne sais pas quel terme choisir.
- Un vrai romantique.
J’ai souri. Tristement.
- Et toi, petite, si tu devais écrire, si tu devais choisir un titre, lequel choisirais-tu ?
- Je n’en sais rien, hésitait-elle. Si je devais écrire, ce serait probablement juste à cause de moi, je crois... A cause de ma mélancolie.
- De ton vague à l’âme.
- C’est cela, a t-elle soufflé, songeuse. Et si tu me le dédicaçais ?
J’ai trouvé un vieux stylo à bille qui trainait, par chance, dans la boite à gant et, sous son grand regard curieux inspectant chaque lettre lentement calligraphiée, j’ai écrit :
“ A cette fille élégante mais sauvage, qui lance des doigts d’honneur et qui a dérobé mon cœur. Après cette nuit, mon désir le plus fou, plus délicieux encore que de goûter vos lèvres et votre charme, serait, sans aucun doute, de pouvoir lire votre Vague à l’âme. "
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