Chapitre 2 : Comprendre la boulimie (première partie)

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Dans ce chapitre, nous parlerons principalement de la boulimie vomitive, celle que je connais bien, mais nous savons que, quels que soit les symptômes d’une addiction, nous avons à faire au même processus.

À l’origine d’une addiction, il y a un ou plusieurs traumatismes. Dans le cas de la boulimie, nous nous retrouverons la majorité du temps en face d’une personne qui a subi des abus sexuels, qu’ils s’agissent d’attouchements, de viols ou toute autre forme d’agression qui ont porté atteinte à son intégrité physique ou morale.

Ceux qui ont lu mon premier ouvrage[1] savent déjà qu’enfant, lors de la tentative de suicide de ma mère, j’ai été contrainte d’aller vivre chez mes grands-parents durant cinq semaines. Dans cette petite maisonnette située à la campagne, il n’y avait pas beaucoup de place pour loger une personne de plus, alors j’ai été installée dans la chambre de mon oncle, Denis, alors âgé d’une vingtaine d’années. Comme il n’y avait qu’un seul lit disponible, je me suis retrouvée à partager le sien. Fait aggravant, il avait l’habitude de dormir nu, ce que la présence d’une gamine de six ans ne l’a pas découragé à faire.

Pour ma part, je ne conserve presque aucune souvenir de cette période, en dehors de quelques réminiscences de mon école temporaire et autres flashs de mes journées bien remplies à la ferme. Mais la nuit, black-out. Je ne saurais dire s’il s’est passé quelque chose de répréhensible de la part de mon oncle ou pas, puisque je n’en garde pas de détails, mais ce dont je suis sûre, c’est que cela m’a marquée. À l’adolescence, quand les premières manifestations de boulimie et d’anorexie sont apparus et que j’ai commencé à être suivie à l’hôpital, cet épisode de mon enfance a ressurgi de nulle part pour occuper toute la place. On a essayé d’y trouver une explication à mes problèmes de T.C.A., mais cela ne s’est pas révélé probant pour ma guérison. Malgré le fait d’avoir confronté mon oncle, je n’ai jamais obtenu de réponses à mes questions. À l’époque, j’espérais qu’en parler entraînerait un soulagement voire, un arrêt des crises de boulimie. Le miracle n’a pas eu lieu.

En vérité, avec du recul, je peux vous dire que cela n’a pas une grande importance de savoir ou non ce qu’il s’est réellement passé. Je ne peux pas affirmer que cela ait ralenti ou non mon processus de guérison mais, en revanche, je peux affirmer que cela ne l’a pas empêché. Je suis guérie et pourtant, je ne connais toujours pas les tenants et les aboutissants de cette sombre période. À vrai dire, aujourd’hui, je m’en fiche complètement. C’est en me tournant vers l’avenir que j’ai surmonté mes difficultés d’adulte, pas en ressassant le passé.

Ainsi donc, dans mon histoire personnelle, comme dans beaucoup d’autre cas de T.C.A., nous retrouvons bien cet épisode de traumatismes. Qu’il y ait eu ou non des actes incestueux, la situation en elle-même était dérangeante et c’est cette ambiance nauséabonde qui m’a clairement impactée.

Il y eu également d’autres épisodes, comme celui où mon père a affiché la photo de ma mère nue sur sa voiture au moment de leur séparation, salissant par cet acte l’ensemble ma famille. Il y avait aussi les propos de ma mère, pour qui le sexe était forcément connoté et n’évoquait pas le pur et bel amour charnel entouré d’amour et de tendresse, mais s’entourait plutôt d’une indécence et d’une ignominie qui nous avilissait.

Les mots, les pensées et les atmosphères puantes de l’enfance peuvent, aussi bien que les actes subis, créer un malaise profond qui n’aura de cesse d’entacher le rapport au corps de la victime de T.C.A. Ainsi, moi aussi, probablement comme vous, j’ai vécu la violation de mon intégrité physique et/ ou émotionnelle et j’en suis restée marquée.

C’est ici que la boulimie prend sa source, dans l’enfance. Ici, qu’ont lieu les premières déconnexions entre le corps, le cœur, l’âme et l’esprit, et que le rejet du corps s’installe progressivement. C’est dans la prime jeunesse que ces désaccords presque passés sous silence vont créer une cacophonie bruyante qui n’aura de cesse de s’amplifier.

Que se passe-t-il alors à ce moment-là ? Je vais être très simpliste mais, comme le grand génie de l’informatique Steve Jobs, je pense que plus c’est simple, mieux on comprend. Lorsque la personne se retrouve dans une situation où elle ressent un danger, elle se branche aussitôt sur le mode « survie ». J’écris à dessein « ressent » en italique pour bien indiquer qu’il peut y avoir une distinction très nette entre le ressenti du danger de la part d’un enfant et la vision que peut avoir un adulte de la même situation. À titre d’exemple, ma mère n’a jamais trouvé que me faire dormir avec son frère majeur représentait un danger pour moi. Mais pour la gamine de six ans exposée à la nudité d’un jeune homme en pleine possession de ses moyens, je me suis sentie en danger (peur qu’il me touche, qu’il passe à l’acte etc...)

Ainsi, comme je le disais, dès qu’une situation de danger est perçue par un individu, il passe en mode « survie ». Le mode « survie » est un état d’alerte qui met tous nos sens en éveil et créé un dysfonctionnement inhabituel et normalement momentané entre notre corps et notre cerveau. Le cœur s’accélère, les pupilles se dilatent, les muscles sont tendus, l’esprit est aux aguets. Nous avons tous entendu cette métaphore de l’animal sauvage. L’antilope est traquée par le lion, elle passe en mode « survie » et se met à courir à en perdre haleine. Avec un peu de chance, le lion abandonne sa proie et cette dernière s’arrête pour se reposer. Heureusement d’ailleurs, car le mode « survie » étant extrêmement épuisant, la pauvre bestiole n’aurait pas tenu longtemps à ce rythme-là.

Voilà ce qui se passe dans le règne animal. Pour les êtres humains, c’est quelque peu différent. Nous avons trois réactions de défense à un danger (réel ou imaginaire) : l’immobilité, l’attaque ou la fuite. Souvent, lorsque nous nous retrouvons en état de choc, c’est l’immobilité qui prévaut. Qu’il s’agisse d’état de choc ou de mode survie, notre corps ne fonctionne plus comme il le devrait. Dans ces deux états-là, nous nous retrouvons déconnecter de nos émotions. Le corps prend le relai pour nous sauver la mise et enclenche le mode « automatique ». À la suite du décès de mon frère, passé l’état de choc, je ressemblais à un robot. J’ai commencé à agir comme si de rien n’était, ignorant le chaos qui se déroulait en moi.

Comme après la mort de mon frère, mon père s’est suicidé, je n’ai jamais pu reprendre le cours d’une vie normale. Contrairement à l’antilope, les chocs successifs ne m’avaient pas laissé le temps ni l’occasion de quitter le mode « survie ». Je suis restée figée à cette période, malgré les années passées. La vie a suivi son cours, avec son lot de coups durs qui n’épargnent personne.

Le problème principal de ces ondes de choc à répétition réside dans le fait que l’être humain ne quitte plus le mode « survie », un mode « anormal » et destructeur si on l’expérimente sur le long terme. À partir du moment où nous n’exprimons pas notre peur, notre tristesse ou notre colère, nous les mémorisons et les gardons en nous, comme s’ils demeuraient d’actualité. Si nous ne les évacuons pas par des mots ou en revivant les émotions qu’ils nous ont provoqués, ils se logent dans nos cellules et cela... pour un bon moment.

Comme le dit si bien le thérapeute Jacques Salomé :

« Ce qui ne s’exprime pas, s’imprime »

Les enfants, en temps normal, pleurent beaucoup et facilement, et cela est une très bonne chose, car cela permet d’extraire de leur corps leurs douleurs émotionnelles et physiques. Malheureusement, dans certaines circonstances, pris au dépourvus par la force du sentiment de peur ou de colère, et par la surprise qu’ils ont provoquée en lui, l’enfant se fige et l’intériorise. Ce n’est que bien plus tard que l’évènement difficile ressortira, et cela se produira souvent de manière inappropriée. En attendant, il aura créé des blessures, invisibles à l’œil nu, certes, mais bien réelles.

Ainsi donc, après avoir vécu une scène fortement traumatisante, nous passons de l’état de choc au mode « survie », et notre corps se met à nous diriger en mode « automatique ». Il en sera ainsi tant que nous ne parviendrons pas à l’extérioriser. Combien de fois avons-nous entendu des parents dirent à propos de leur enfant victime d’une agression : « quand il est revenu ce jour-là, il avait complètement changé, ce n’était plus le même ». Voilà à quoi ressemble le passage en mode « survie » lié à un traumatisme. Il y aura un avant et un après.

[1] Happy endings, du silence de la prostitution à l’expression de soi, le parcours atypique d’une masseuse érotique, disponible sur Amazon.

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