Chapitre 2 : Comprendre la boulimie (seconde partie)
C’est dans cet "après" que tout va se jouer. Si l’individu, petit ou grand, ne vit pas complètement l’émotion associée à son traumatisme, il survit bon an, mal an, avec une émotion bloquée dans le corps. Au fil des chocs, des épreuves, des mauvaises nouvelles et des nouveaux traumatismes, le mode « survie » se prolonge, le nombre d’émotions bloquées augmentent. Le mode « survie » n’est alors plus un état de secours, lié à une alerte ponctuelle, mais un mode de vie dégradé.
La personne ne peut plus retrouver son état normal, ni sa stabilité émotionnelle d’antan. Son intérieur brûle de la douleur vécue et revécue sans cesse, même si la façade n’en montre rien. Son cœur, constamment à feux et à sang, a de plus en plus de mal à encaisser les déconvenues et autres situations négatives. Stress post-traumatique, angoisse, anxiété et autre spleen en tout genre vont devenir son quotidien.
Si le corps n’a pas lâché avant par des manifestations physiques extérieures (comme de l’énurésie ou des zonas chez l’enfant, par exemple), c’est en général à l’adolescence que la coupe sera pleine. La jeune fille, puisqu’il s’agit en général d’une jeune fille, dans le cas des T.C.A., ressentant en elle une sensation de plus en plus intolérable, essaie de reprendre le contrôle de sa vie en dominant son corps, la seule chose en sa possession sur laquelle elle croit encore avoir un ascendant.
L’anorexie et la boulimie représentent les deux extrémités d’une maladie à multiples facettes. Passer de l’une à l’autre sans trouver de point d’équilibre n’est que la preuve, s’il en fallait, du profond désordre intérieur qui ronge l’adolescente en souffrance. À ce stade, si c’est votre cas, si vous êtes encore toute jeune et que vous réalisez dès aujourd’hui que votre corps n’a toujours pas quitter le mode « survie » qui caractérise les traumatisés, alors vous devez vous faire aider. Il faut dès à présent consulter un spécialiste qui, au fil des séances, vous permettra de revivre et d’évacuer les émotions non pleinement ressenties dans les années précédentes. C’est normalement le premier pas à faire quand un évènement difficile survient mais, dans notre culture actuelle, les gens nourrissent encore des tas de croyances toxiques à l’encontre des psychothérapies et autres traitements de santé mentale, arguant, pour certains, que « c’est réservé aux fous ».
La vraie folie, à mes yeux, n’est pas de se faire soigner lorsqu’on a subi un traumatisme, mais de laisser les choses empirer. Croyez-moi, j’en ai fait la malheureuse expérience.
J’entends et je lis très souvent des commentaires extrêmement négatifs au sujet des T.C.A. et tout particulièrement dans le cas de la boulimie vomitive. On parle souvent de « monstre » qui nous possède, d’une maladie insidieuse et sournoise, tapie dans l’ombre de nos cauchemars, de voix pernicieuses qui nous asservissent en prenant le contrôle de notre être. Je comprends ce vocabulaire extrêmement noir, car je ressentais exactement la même chose. J’avais moi aussi l’impression d’être manipulée par une force perverse, destructrice et maléfique.
En réalité, la boulimie n’est pas aussi diabolique. Les compulsions alimentaires ne sont qu’un symptôme pour vous alerter d’un problème, pas une malédiction. Ils représentent une manifestation de notre déséquilibre intérieur, qui est lui-même le reflet de notre passé chaotique. La boulimie, c’est un signal d’alerte, un voyant rouge sur votre tableau de bord, s’allumant à chaque fois que vous vous croyez en danger. C’est le pompier qui vient jeter de l’eau sur le feu de votre mal-être, de votre silence destructeur, de votre mal-a-dit.
Ainsi, contrairement aux apparences, la boulimie vous veut du bien. C’est seulement qu’elle s’y prend très mal. Les TC.A. s’apparentent vraiment à la partie visible de votre iceberg de détresse. Tout ce qui est en dessous de l’eau, personne ne le voit. Vous-même, parfois, n’en avez pas conscience, car l’esprit, pour poursuivre l’existence « normalement », nous offre ces fameux « black-out ». Ce serait trop terrible de réaliser ce que l’on a vraiment subi. La peur de voir notre souffrance en face nous oblige à l’ignorer. N’est-ce pas plus confortable dans un premier temps de mettre la poussière sous le tapis ?
Au début, oui, probablement. Mais pas indéfiniment.
La boulimie est donc là pour vous obliger à réagir face à ce qui vous torture depuis si longtemps. Tant que vous ne vous y serez pas attelé, elle reviendra inlassablement sonner à votre porte chaque fois que vous refuserez de vous confronter à vos anciennes douleurs. Elle est aussi pénible mais indispensable que le bip bip incessant de votre four qui vous rappelle qu’il est temps de réagir avant que tout brûle. Tant que le patient ne répond pas présent, n’écoute pas cet appel et ne fait pas le nécessaire pour l’éteindre, la sonnerie stridente de la souffrance ne s’arrêtera pas. Pour en finir avec cette alarme incendie, la personne souffrant de T.C.A. va être invitée, avec beaucoup d’amour et de bienveillance, à agir sur différents tableaux. Comme pour endiguer un feu, plusieurs intervenants vont être nécessaires, ainsi que tout un arsenal d’outils.
Mais à l’impossible, nul n’est tenu, et la victoire n’en sera que plus gratifiante.
Finalement, qu’est-ce que la boulimie ? Un mal-entendu assurément. Un appel au secours, à l’aide, qui, tel un cri dans la nuit, résonne de ses échos lointains. La boulimie, c’est le silence du cœur meurtri, blessé, qui se cherche désespérément une voix. C’est le mutisme assourdissant qui, à défaut de passer par les mots, se fraye un chemin par le corps, plus violemment. La boulimie, c’est aussi et avant tout la faim d’amour. Une faim sans limite, dévorante, insatiable, qui ne se trouve jamais satisfaite car elle en demande toujours plus. Une faim sans fin, sans solution durable, sans apaisement profond. C’est le corps fébrile qui voudrait des câlins, de la tendresse et de l’attention, mais qui faute d’en recevoir et d’en donner, se venge sur la nourriture comme une bête enragée.
La faim d’amour est une maladie qui ne se guérit ni en prenant des médicaments, ni en mangeant.
Alors comment faire ? Nous verrons plus loin qu’elles ont été mes remèdes, les bons, les sains, ceux que l’on n’est pas obligé de distiller au compte-goutte de peur d’un surdosage. Contrairement à d’autres substances, qui nécessitent la dose adéquate, sous peine de se faire du mal, l’amour est une émotion dont nous avons besoin généreusement, de manière illimitée et inconditionnelle.
Avant de poursuivre, je voudrais signaler à tous ceux qui pensent que, dans le cas des T.C.A., la priorité est d’agir sur le comportement alimentaire, j’émets une réserve. Pour ma part, le volet nutritionnel n’a eu que très peu d’impact sur ma guérison finale. C’est à mes yeux une des plus grosses erreurs commises lors des traitements proposés en milieu hospitalier. La victime de T.C.A. n’a pas besoin de réapprendre à manger. Croyez-moi, elle est plus calée que n’importe quel nutritionniste ou diététicien sur ce que signifie « manger équilibré ». Son problème n’est pas la nourriture. Son problème est de quitter de toute urgence le mode « survie », celui-là même qui déclenche les fameuses crises et qui l’enferment dans un engrenage morbide.
La boulimie vomitive est une stratégie comme une autre pour se soulager ou s’apaiser, au même titre que n’importe quel autre produit dont l’usage devient toxique. J’ai toujours dit que j’aurais pu être alcoolique, droguée, accroc aux jeux vidéo et aux jeux d’argent. Une addiction vaut une autre, sans jugement de valeur. Le problème n’est jamais la nourriture en elle-même, ou les écrans, ou le verre de vin que l’on prend entre amis. Le problème réside dans l’utilisation détournée d’une substance ou d’un gadget, quel qu’il soit, pour remplir notre vide intérieur. Nous n’avons pas besoin de rééquilibrage alimentaire mais, avant tout, de DOUCEUR, de COMPRÉHENSION et d’HUMANITÉ.
Voilà pourquoi, je le redis, à celles et ceux qui lisent ce livre actuellement et qui subissent les affres d’un T.C.A., la première chose à changer en priorité, c’est votre regard sur vous-même, pas sur la nourriture.
Non, vous n’êtes pas un monstre, vous êtes en souffrance.
Non, vous n’êtes pas nuls, vous êtes en difficultés majeures.
Non, vous ne manquez pas de volonté, seulement d’aide, de soutien et de conseils appropriés.
Non, vous n’êtes pas foutu(e), vous pouvez toujours vous en sortir et guérir définitivement.
Je le répète, si j’ai pu y parvenir à 40 ans, après 26 ans d’addiction, vous pouvez le faire aussi.
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