Le premier pilier de la guérison : Se faire aider (suite III)

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L’accompagnement, des hauts et des bas inévitables

C’est à la suite de mon cambriolage, vers 23 ans, que je suis retournée voir un thérapeute, et un très bon, cette fois-ci. Monsieur Bernier s’est montré vraiment à l’écoute et je n’ai rien à lui reprocher. Après avoir soigné efficacement les symptômes post-traumatiques de mon cambriolage, grâce à l’E.M.D.R.[1], il s’est échiné à me faire creuser un peu plus loin, dans les sombres profondeurs de mon passé. Cela faisait déjà sept ans que je souffrais de boulimie et même si cela m’empêchait de « vivre normalement », je lui ai affirmé que je m’en accommodais. Après tout, certains étaient alcooliques, d’autres drogués, moi j’étais boulimique.

— Vous êtes boulimique ? a-t-il volontairement répété, pour bien insister sur ma déclaration.

— Oui, je suis boulimique.

Il a pincé les lèvres en constatant que j’avais associé les manifestations de la maladie à ma personnalité. Comme beaucoup de personnes atteintes de dépendances, je ne séparais plus mon comportement de ma véritable nature. Je m’identifiais complètement à mes symptômes, ce qui est le pire à faire quand on souffre de T.C.A. Il faut absolument éviter l’amalgame de personnifier un trouble. Il est préférable de parler de personnes souffrant de boulimie que de boulimiques. Ça permet de dissocier les actes du patient, sur lesquels il possède la capacité d’agir, de son être, qui est fondamentalement immuable.

Me présenter comme Caroline, boulimique n’a pas les mêmes implications que Caroline, souffrant de T.C.A. C’est une étape importante pour la suite du processus de guérison. Séparer l’identité de la personne de ses actes permet de comprendre qu’on peut exister sans eux, qu’on peut s’en séparer. On continuera à être sans ce qualificatif, à vivre sans cet adjectif. C’est un pas important pour se libérer.

Monsieur Bernier m’a permis de faire cette distinction et m’a apporté plus de clarté dans mon schéma de pensées torturées. Il a mis en lumière le fait que je n’étais pas coupable de cet état de fait. En revanche, il m’a rappelé que je devais me responsabiliser pour guérir, si tel était mon souhait. Mais cela ne l’était pas vraiment. J’y trouvais encore trop d’avantages. Pourtant, la boulimie avait déjà causé de la casse dans ma vie, mais il était plus facile de me retrancher derrière mes illusions que d’affronter la réalité.

J’avais foiré mon bac. J’avais dû le repasser en candidate libre et, malgré des cours par correspondance chaotiques, à cause des crises journalières à la maison, j’avais fini par l’obtenir. J’avais loupé deux fois mon code et une fois la conduite. Même si j’avais fini par décrocher le précieux sésame rose, ces échecs m’avaient ébranlée. L’image d’élève studieuse et de jeune fille sérieuse à laquelle je tenais s’était craquelée. En conséquence, ma confiance en moi et mon estime de moi-même s’étiolaient. J’avais enchaîné sur des études de communication, validées par un diplôme puis, comme la boulimie prenait toute la place dans ma vie, n’en laissant aucune à un futur quelconque, j’avais arrêté mes études. Pourtant, en tant qu’ancienne tête de classe, j’avais les capacités d’aller beaucoup plus loin. Malheureusement, je ne savais pas quoi faire de ma vie. La boulimie avait annihilé tous mes désirs, toutes mes envies. Je n’avais pas d’autres centre d’intérêts que la nourriture qui emplissait la quasi-totalité de mes journées. Manger, vomir, manger, vomir, et ce, 7 jours sur 7, 365 jours par an.

Y voyais-je un problème ? Oui, j’en avais même honte puisque je le cachais à tout le monde. Mais que faire ? Comme je n’avais pas de réponse toute faite, de solution toute prête, que la boulimie ne semblait pas sujette à une guérison spontanée, j’ai préféré me convaincre que ce n’était pas grave d’endurer les T.C.A.

Pourtant, à cette époque, j’étais déjà bien épuisée nerveusement et physiquement par des années passées en mode « survie ». Mais, à mes yeux, mon seul espoir de guérison ne pouvait dépendre que d’un miracle. Je n’attendais rien d’autre. J’imaginais souvent que ce miracle se matérialiserait sous la forme d’un homme. Cela aurait alors été LA rencontre amoureuse de ma vie, celle qui aurait tout changé et m’aurait permise de redevenir normale. Pourtant, je demeurais une célibataire à temps plein, enchaînant quelques histoires toutes plus foireuses les unes que les autres.

LA rencontre magique n’est jamais advenue. Aucun prince charmant n’est venu me sauver.

Déçue par le peu d’avancée que j’accomplissais dans ma vie, j’ai arrêté mon suivi avec Monsieur Bernier et j’ai repris mon chemin seule, partagée entre l’espoir de guérir spontanément (le fameux déclic !) et ma résignation à rester comme ça jusqu’à la fin de ma vie.

C’est à la naissance de ma fille que j’ai senti l’urgence de me soigner. Lorsqu’elle a atteint ses quatre mois, je l’allaitais pleinement et, affaiblie par cette période intense (grossesse, accouchement difficile, courtes nuits), je me suis retrouvée incapable de me lever quand elle m’appelait. Je n’avais jamais cessé les crises de boulimie pendant les neuf mois réglementaires, bien que l’on m’eût assuré que la présence d’un fœtus en moi allait « combler le vide ». Il n’en a rien été. Mon accouchement s’est mal passé, car j’avais fait une crise la veille et j’ai débarqué le jour même trop exténuée pour pousser. Résultat, épisiotomie, cuillère, bébé esquinté, maman coupable.

Cependant, le bonheur lié à l’arrivée de cette nouvelle vie dans mon foyer a effacé momentanément tous ses aléas, et mon mari et moi avons tout fait pour que les premiers mois de notre nouveau-né se passent pour le mieux. C’était sans compter sur l’épuisement général qui s’est abattu sur moi, et qui m’a alertée. Faire des crises de boulimie et m’occuper d’un bébé n’était plus compatible. J’allais y laisser ma peau et je ne voulais pas que ma fille devienne orpheline. Trois mois plus tard, un matin où mon moral avait atteint le niveau zéro, je me suis enfin décidée à taper sur google : guérir de la boulimie.

Nicolle Ancelet m’a accueillie à Voiron avec beaucoup de bienveillance et de générosité. Petite aparté géographique, Voiron, est à l’opposé de chez moi, à l’autre bout de la France. Une journée de train aller, une journée de train retour. Et mon mari et moi trimbalions ma fille, alors âgée de sept mois, dont nous nous occupions à tour de rôle. Ma mère finançait le trajet pour nous trois car, avec mon congé maternité, nous ne pouvions nous permettre que le prix des séances, déjà conséquent. Quand les spécialistes du « yakafokon »[2] reprochent aux personnes souffrant de T.C.A. de manquer de volonté, de ne pas être assez motivée pour s’en sortir, il est sûr qu’elles n’ont pas conscience de toutes ces démarches éreintantes qui, dans certains cas, ne porteront même pas leurs fruits. Une personne souffrant de boulimie qui traverse tout le pays pour trouver une solution fait montre d’une énorme volonté et d’un vrai désir de vivre, n’en doutez plus jamais.

Mais revenons à nos moutons, enfin à Nicolle, plus exactement.

Thérapeute expérimentée, cette pimpante femme d’une cinquantaine d’années arborait un chignon haut, blond et bouclé, et embaumait le parfum de mon sauvetage in-extremis. Enfin, c’est ce que j’espérais en entrant dans son cabinet. Elle avait aidé plusieurs personnes à quitter leur addiction, témoignages à l’appui sur son site internet. Pour ce faire, durant ses longues séances, cette sophrologue, coach et conférencière, combinait plusieurs techniques éprouvées, dont l’hypnose Ericksonnienne, la P.N.L. et un outil de sa création, appelé « rêve éveillé ». Je n’ai jamais trop su ce qui s’est déroulé durant ces deux jours complets passés à ses côtés, à raison de séances de trois ou quatre heures à chaque fois, mais nos discussions à bâtons rompus couplées à ses techniques de visualisation, ainsi que son enthousiasme immodéré, m’ont fait énormément de bien. En revenant de Voiron, je me suis sentie une autre, une Caroline pas malade. On dit souvent que quand l’élève est prêt, le maître arrive. C’est le sentiment que j’ai eu à ce moment-là.

Pour la première fois depuis le début de la maladie, j’ai enfin cessé les crises. Ce qui m’impressionnait, c’est que je n’avais plus cette obsession pour la nourriture. J’y pensais, mais je n’avais pas l’impression de lutter contre la bouffe. Je devais réapprendre à vivre avec elle, mais cela ne me causait pas de difficulté majeure.

À cette époque, je continuais l’allaitement exclusif de ma fille. Cela faisait sept mois que je me donnais à mon bébé corps et âme, sans regrets. Cependant, cela me demandait tellement d’énergie qu’au début de mon sevrage, j’ai réalisé que je devais me nourrir beaucoup plus que je ne le pensais pour tenir le coup. Quand on a passé presque quinze ans à vomir ses repas, parce que la présence d’aliments dans l’estomac nous paraît intolérable, c’est très étrange de se sentir à nouveau remplie. Lorsque j’étais malade, j’éprouvais toujours beaucoup d’étonnement en observant la quantité que mangeait les gens ordinaires, sachant qu’à la fin du repas, ils allaient tout garder. Cela me semblait énorme, et parfaitement inconcevable pour moi. Les personnes souffrant de T.C.A. sont très souvent déconnectées de leurs sensations corporelles et intellectualisent beaucoup la nourriture. Voilà pourquoi certaines pèsent tout. Elles pensent que manger se réfère uniquement à telle ou telle quantité, cent grammes, deux-cents grammes, nullement à la sensation de satiété, qui permet de distinguer la faim d’un besoin de manger assouvi.

Pour ma part, allaitante, je devais donc manger beaucoup plus que ce que j’aurais cru. Au début, cela m’a provoqué un dilemme car je craignais de grossir. Voilà pourquoi, malgré la faim persistante, j’ai tout de même surveillé et contrôlé mes apports, par peur de me suralimenter. Mais comme je maigrissais, j’ai compris que mon corps nécessitait davantage et au bout de deux ou trois j’ai commencé à faire de vrais repas, sans restriction. Malgré la fatigue, l’allaitement me procurait un avantage indéniable : je pouvais manger de belles quantités sans grossir puisque mon bébé pompait littéralement dans mes réserves. Ainsi, l’arrêt des crises n’était pas synonyme de frustration alimentaire. J’ai pu dévorer de bel appétit, sans me priver. Tant que cela n’avait pas d’impact sur ma silhouette, je trouvais ma guérison vraiment facile. Malheureusement, lorsque six mois plus tard, ma fille est passée aux solides, j’ai dû revoir ma façon de m’alimenter. Et là, je me suis aperçue que je devais lever le pied sur le pain et les viennoiseries, mes aliments préférés, car mes jeans commençaient à me serrer aux cuisses. Ce coup de frein a engendré une première déconvenue.

C’est à la même période que j’ai pris la décision de me séparer de mon mari. Du jour au lendemain, je me suis donc retrouvée seule à la maison, avec un bébé de quinze mois à élever et un corps qui menaçait de s’arrondir dès que je mangeais un peu trop. Triste, frustrée, inquiète pour l’avenir, il ne m’en a pas fallu plus pour replonger la tête la première dans le frigo, au bout de treize mois de sevrage.

Sur le coup, paniquée, je suis retournée voir Nicolle, persuadée qu’avec ses techniques magiques, dont les pouvoirs occultes m’apparaissaient proches d’un rituel vaudou, elle allait me remettre d’aplomb. Malgré un nouvel aller-retour plein d’espoir et autant de frais dépensés, le miracle ne s’est pas reproduit. Je venais de fêter mes 31 ans et j’avais bénéficié d’un an de répit. J’éprouvais beaucoup de gratitude pour le sevrage que Nicolle m’avait permis de vivre, car j’avais pu être pleinement disponible pour ma fille, mais je me sentais aussi trahie par ce virage à 180 degrés.

Quelques mois plus tard, j’y suis retournée une troisième et dernière fois, sans plus de succès. Malgré la déception, je ne perdais pas espoir car, entretemps, j’avais fait une rencontre qui, je l’espérais encore, allait probablement me sauver.


[1] E.M.D.R.: Eye Movement Desensitization Reprocessing. Psychothérapie par mouvements oculaires qui cible les mémoires traumatiques des individus.

[2] Yakafokon : Une expression qui traduit ce que l’on entend souvent lorsque l’on souffre de T.C.A. De nombreux non-initiés prétendent, ne connaissant pas le problème, qu’il n’y a qu’à manger moins, stopper quand a plus faim, arrêter de nous goinfrer etc. Il faut qu’on surveille notre assiette, qu’on se discipline, qu’on boive un verre d’eau pour faire passer l’envie etc. Bref, autant d’inepties qui ne servent à rien d’autres qu’à culpabiliser.

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