Le deuxième pilier de la guérison : L'introspection (suite III première partie)

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Le discours intérieur d’une personne souffrant de boulimie

Comme promis précédemment, voici donc qu'elles étaient mes pensées à 16 ans, juste avant que j’entame mon régime, l’évènement notable à l’origine de mes T.C.A. À ce moment-là, je mesure 1.65 m pour 65 kilos, ce qui est un poids tout à fait normal, mais je me disais :

Je suis moche et grosse.

Je sais que c’est vrai car les filles et les garçons de ma classe se moquent de moi et de mon poids.

Mes parents aussi trouvent que j’ai grossi depuis plusieurs années.

Ils disent que je vais ressembler à ma tante, ça me fait peur.

J’ai l’impression de les décevoir, de les dégoûter. Je dois maigrir.

Quand je serai plus maigre, ils seront fiers de moi. Ils me trouveront plus jolie.

Quand je serai plus maigre, les gars de l’école arrêteront de m’embêter. Ils me ficheront la paix.

Mes cuisses ne sont pas assez menues. La preuve, elles se touchent. Je dois les affiner.

Mes seins sont trop gros, cela me gêne quand les garçons les regardent. Ça me dégoûte.

Je suis mal habillée, rien ne tombe bien sur moi. Tout est mieux porté par unetelle.

Si j’étais plus belle, on m’aimerait davantage. J’aimerais changer, être différente, être une autre.

Mes cheveux sont affreux, je n’arrive pas à les coiffer. Je ne les aime pas.

Si mes cheveux sont mal coiffés, ma journée sera fichue. J’espère qu’il ne pleuvra pas.

De toute façon, beaucoup de filles sont plus jolies que moi. Je ne ressemble à rien.

Je dois maigrir pour être à la hauteur, c’est ma seule solution.

Voici quelles étaient mes réflexions au sujet de ma scolarité, qui se déroulaient très bien depuis mon entrée au collège. Je travaillais beaucoup et, au fil des années, je suis devenue de plus en plus exigeante avec moi-même, me mettant constamment sous pression :

Si je ne suis pas dans les premières de classe, je ne vaux rien. C’est ce qu’on attend de moi.

Si je ne réussis pas, cela prouvera que je ne suis pas intelligente. Je vais décevoir mes profs.

Je dois travailler plus, toujours plus, car c’est en travaillant plus qu’on réussit.

Je dois travailler tout le temps, sinon je risque de tout foirer.

Plus je travaillerais, plus j’aurais de bonnes notes et plus on m’aimera.

Plus tard, lorsque j’ai réussi à perdre mon poids grâce à un régime à peu près équilibré, quoi qu’assez stricte, je demeurais satisfaite de mon apparence. Voici ce que je me disais encore à l’intérieur de moi, jour après jours, sans exception :

Si je reprends du poids, on ne m’aimera plus.

Je dois trouver une solution pour maigrir plus.

Je dois trouver une solution pour manger sans prendre de poids.

J’ai faim, j’ai tout le temps envie de manger.

Je dois trouver une solution pour maigrir et continuer à manger.

J’ai enfin trouvé une solution pour maigrir tout en mangeant énormément.

Vomir n’est pas si douloureux, ça vaut vraiment le coup.

J’ai enfin trouvé une solution miracle pour devenir maigre en mangeant. Je suis chanceuse.

Jamais plus je n’arrêterai de me faire vomir.

En plus, je ne ressens aucun effet négatif, je suis en forme mais sans les formes !

Toutes ces pensées sont des pensées de surface. Au premier abord, ces futilités paraissent inutiles, pourtant elles possèdent leur rôle. Elles masquent le désarroi profond qui m’habite, ma peur constante de mourir ou de souffrir à nouveau, et de perdre d’autres personnes de ma famille. Elles représentent l’arbre qui cache la forêt de mon anxiété permanente, de mes angoisses au sujet de la vie, de l’avenir et de tout ce sur que quoi je constate jour après jour n'avoir aucune prise. Elles me permettent d’être dans une forme de contrôle, en fantasmant un idéal que je m’échine à poursuivre. Elles donnent un simulacre de sens à ma vie. Grâce à elles, je peux me raccrocher à un objectif qui me fait du bien (« un jour, je serai exactement comme je le souhaite »), afin de ne pas me laisser ensevelir par d’autres pensées plus terribles telles que :

Je ne mérite pas de vivre. Pourquoi je suis là et pas mon frère ?

La vie est trop dure, on passe notre temps à souffrir.

J’ai peur de ce que l’avenir me réserve.

Comme le dit ma mère, la vie est une tartine de merde et on en mange une bouchée tous les jours.

Je ne m’aime pas. J’aimerais être parfaite, mais je ne le suis pas.

C’est pour cela que personne ne m’aime.

Ma mère en a vraiment marre de moi.

Ceux qui m’aimaient sont partis et elle, je ne lui conviens plus.

J’ai changé et elle me regarde comme si j’étais un jouet cassé, bon à jeter.

Mes parents m’ont abandonnée, chacun à leur façon.

Mes parents ont cessé de m’aimer, chacun à leur façon.

Mon frère m’a abandonnée, il est parti à tout jamais.

Je ne le reverrai jamais. Jamais.

Je les ai tous déçus. Je déçois tout le monde.

Je ne mérite pas d’être aimée.

Ces pensées-là sont à l’origine de ma vraie souffrance, mais je ne les entends pas toute la journée, contrairement aux autres, plus superficielles. Ce sont des pensées racines, plus profondes, dont l’écho ne résonne pas aussi fortement que les pensées touchant à mon poids ou à mon corps. Car ce sont des pensées trop douloureuses pour mon cerveau, qui préfère les ignorer, afin que je puisse continuer à vivre à peu près normalement. C’est pour lui une méthode d’adaptation à ma nouvelle situation. En reléguant à l’arrière-plan les croyances trop pénibles, il me préserve dans mon quotidien. Voilà pourquoi les personnes souffrant de T.C.A., en paraissant se concentrer seulement sur leur alimentation ou leur apparence, peuvent paraître à certains très futiles. Ils n’imaginent pas ce qui se cache derrière cette attitude apparemment désinvolte. S’ils savaient la vérité, ils agiraient probablement avec plus de douceur, de gentillesse et de compréhension. Mais comment peuvent-ils en avoir conscience alors que les principaux concernés, eux-mêmes, n’ont pas toujours accès à ces informations ?

Je vous partage désormais mes pensées à l’âge adulte, alors que la maladie, déjà bien installée dans ma vie, est devenue partie intégrante de mon identité. À 35 ans, célibataire, fraîchement divorcée et avec un enfant à élever seule, ou presque, je me sens au bord du gouffre. J’alterne périodes de jeûnes, pour perdre du poids, et compulsions alimentaires, qui me font en gagner. Je souffre toujours de dysmorphophobie[1]. Voici donc qu’elles étaient mes pensées à propos de la boulimie et de ma vie en général :

J’ai raté ma vie. J’ai vraiment tout raté.

Je voudrais écrire, et arrêter de me prostituer, mais je n’en serai jamais capable.

Je n’ai pas fait d’études pour devenir auteure. Je ne vaux rien sur le marché de l’emploi.

Je suis un mauvais exemple pour ma fille. À cause de moi, elle risque d’avoir des T.C.A.

Si je continue comme ça, je vais mourir.

Je suis maigre, mais la boulimie a défiguré mon visage, qui est bouffi.

Ça sert à quoi d’être maigre si j’ai l’air malade ?

Je suis nulle, grosse, moche.

C’est horrible de vomir, je n’en peux plus.

Je veux que ça cesse, mais je n’arriverai jamais à m’en débarrasser.

Désormais, je mets entre 2 et 5 jours pour me remettre d’une crise, ce n’est plus possible.

Mais si j’arrête, je vais prendre du poids.

J’ai peur de grossir. Je ne supporterais jamais de grossir.

Si je vomis ce soir, je ne suis pas sûre d’être là demain pour ma fille.

Je sais que je risque de mourir, mais je ne peux pas vivre sans crises. J’en ai trop besoin.

Pardonnez-moi. Pitié, sauvez-moi, aidez-moi, envoyez-moi un miracle.

Ne m’abandonnez pas.

On parle beaucoup de charge mentale en ce moment mais, pour ma part, ce que j’observe en général, chez l'être humain, c’est plutôt sa tendance à confondre son cerveau avec une décharge mentale. On vit quotidiennement avec une poubelle intellectuelle, remplie à ras bord d’immondices, sans jamais penser à vider cette véritable benne à ordure. Et on s’étonne ensuite que notre vie soit merdique ?

[1] Dysmorphophobie : trouble qui se caractérise par une altération du regard de la personne sur sa propre apparence. Elle peut, par exemple, s’imaginer grosse, alors qu’elle est médicalement maigre. Elle peut aussi faire une fixation sur une partie de son corps, en l’imaginant différente qu’elle ne l’est en réalité. Les pensées dysmorphophobiques sont envahissantes, obsédantes et toxiques.

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