VII. En ville
Lorsque l’attelage arriva en ville, les lampadaires étaient déjà allumés.
Alice écarquilla les yeux lorsqu’ils passèrent sous la grand-porte. Bien sûr, dans son royaume, elle avait déjà vu des villes. Mais ici, c’était au-delà de son imagination, car ce n’était pas quelque chose qu’elle aurait aimé imaginer.
Les rues étaient poisseuses, trouées par la pluie de l’après-midi; les fenêtres noires des bâtiments décrépits s’entassaient avec mollesse, les trottoirs puaient, et les rares silhouettes encore dehors regardaient passer la charrette d’un air hagard et méfiant. Elles avaient l’air accablées de malheurs, mais au contraire des gens malheureux du pays de la princesse, chez qui le malheur est une raison d’être et qui sont en réalité très heureux d’habiter son royaume, ces silhouettes-là avaient l’air de réellement souffrir de leur malheur, et Alice prit peur. Elle cherchait, en vain, la magie sur leurs visages.
Après un interminable trajet dans les rues étroites, la charrette s’arrêta devant une auberge. Une enseigne de bois presque pourri affichait “Bon Augure - auberge, taverne, dépôt”.
« – Tout le monde descend, annonça l’homme. Je dois rapporter la charrette.
La mère, sa fille et la princesse descendirent, vidèrent la charrette des bagages, et elle repartit.
– Passerez-vous la nuit avec nous ? s’enquit la matrone.
– C’est très aimable, mais je ne peux pas, car je ne dors que dans des châteaux, s’excusa Alice. D’ailleurs, où est-il ?
La mère partit d’un rire incontrôlé.
– Ah ah ah ! Évidemment, où avais-je la tête ! Mais il n’y a pas de château dans cette ville, ma pauvre enfant.
– Oh, dit la princesse, déçue. Y a-t-il un palais alors ? Un manoir, à la limite ?
– Il y a bien l’hôtel de monsieur Rishkomm-Krésus, répondit la mère. C’est la famille qui possède l’usine textile de Mauxbourg. C’est de loin le plus beau bâtiment de la ville. Mais sérieusement, vous ne voulez pas dormir chez nous pour ce soir ?
– Non, non, j’insiste, dit Alice. Il faut que j’y aille sans plus attendre, car ils ont sûrement déjà préparé ma chambre et il est très tard. »
Éberluée, mais n’insistant pas davantage, la dame lui indiqua comment se rendre à l’hôtel, et la princesse partit aussitôt. Dans son pays, où qu’elle se rende, il y avait toujours un château où une chambre lui était toujours apprêtée, et elle mettait un point d’honneur à s’y rendre avant que son hôte ne soit couché. Maintenant, elle se dépêchait tant qu’elle pouvait, car il était très tard et ce monsieur Rishkomm-Kresus, qui l’attendait sans doute, devait être impatient d’aller au lit.
Par miracle, elle arriva sans problème devant la porte close de l’hôtel. Mais alors qu’elle saisissait le marteau, quelque-chose lui frôla les jambes. Poussant un cri, elle bondit en arrière et regarda de tous les côtés. Elle vit un chat tout ébouriffé qui faisait sa toilette.
« – Oh ! C’est toi mon minou, dit-elle, soulagée. Tu m’as fait peur.
– Je m’en excuse, dit le Chat de Cheshire, car c’était bien lui.
– Le Chat ! Je suis désolée, dit Alice, penaude. Je ne t’ai pas reconnu.
– Ca ira, dit le chat, il fait très sombre.
Tous les deux se regardèrent, gênés, car ils savaient pourtant que la princesse avait toujours reconnu le chat de Cheshire.
– Si j’étais toi, dit le chat, je ne ferais pas ça.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Alice. Il faut bien que je passe la nuit quelque part.
– Il est encore temps de faire demi-tour, continua le chat.
– Eh bien ! Fais demi-tour si tu le souhaite, rétorqua Alice avec humeur, mais moi, je dormirai bien au chaud ce soir.
Alice se tourna vers la porte et toqua trois fois, mais personne ne répondit. Le chat miaula dans son dos. Elle recommença. Le chat miaula plus fort. Alice fit volte face.
– Veux-tu bien te taire !
Mais le chat n’était plus là. C’était un autre matou qui miaulait.
Alice toqua encore et encore, sans réponse. Alors elle commença à crier.
– Eh oh ! Il y a quelqu’un ? C’est moi, Alice ! Je suis un peu en retard.
Autour d’elle, les fenêtres commençaient à s’éclairer. Alice continua à toquer, crier, et lança même de petits cailloux contre les vitres, mais personne ne vint lui ouvrir. Les fenêtres des autres immeubles s’étaient ouvertes, et des gens mal réveillés lui criaient de se taire (en des termes moins polis).
– Oh ! Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? rugit une voix derrière elle. »
La princesse sursauta, mais avant qu’elle ait pu se retourner, deux mains immenses s’abattirent sur ses épaules et la soulevèrent.
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