II. La question

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On toqua à la porte du château, et la princesse, qui possédait en ouïe ce qui lui manquait en valets, l’entendit et alla ouvrir.

« – Bien le bonjour ! la salua le dodu dindon qui se trouvait de l’autre côté.

– … Bonjour ? répondit avec hésitation la princesse, qui ne savait pas si elle devait plutôt s’étonner qu’un dindon pût être assez poli pour lui souhaiter le bonjour, ou qu’il fût vêtu de la plus élégante des manières.

L'animal en effet, portait un accoutrement des moins coutumier pour son espèce: des souliers noirs vernis, une culotte de coton serrée qui lui remontait jusqu’au milieu du bas-ventre, une chemise de lin blanc impeccable recouverte d’une redingote cramoisie, un nœud papillon pourpre, un monocle, et le tout couronné d’un haut-de-forme jaune tulipe qui allait chatouiller le nez de la princesse. Il s’appuyait sous son aile sur une canne à pommeau nacré ; de sorte que le dodu dindon était tout à fait qualifiable de dandy.

Le dodu dindon dandy gloussa. Il griffonnait sur un carnet.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Pardon ! s’exclama la princesse. C’est plutôt à moi de vous le demander.

Le dindon gloussa et hocha la tête. La princesse suivit du regard ses appendices charnus, que l’on nomme caroncules (cette histoire a aussi un but éducatif), qui se ballottaient de droite à gauche de manière très impudique. Elle rougit.

– Non, non, non ! s’exclama le dindon, ça n’est pas du tout dans le script !

Il plongea la main dans sa poche, en sortit les feuillets de cette histoire, et les présenta à la princesse, qui s’en saisit, le front marqué de perplexité.

– Voyez, poursuivit-il, là, c’est à vous. Il est écrit « Je m’appelle Alice et je suis une princesse, lut la princesse qui, de fait, s’appelait bien Alice ».

– Je m’appelle Alice et je suis une princesse, lut la princesse qui, de fait, s'appelait bien Alice.

Le dindon inscrivit quelque chose dans son carnet, et gloussa.

– Voulez-vous bien cesser de vous moquer de moi ! Et qu’est-ce que ça signifie ? s’agaça Alice.

-- Comment, me moquer ! Moi, me moquer ? s’offusqua le dindon. Moi, surintendant du Recensement des sujets de Sa Majesté, me moquer ! Je vous ferai savoir, mademoiselle, que j’ai une mission autrement plus importante que de perdre son temps en moqueries ! Je suis on ne peut plus sérieux, petite malapprise !

La princesse remarqua que lorsqu’il s’agitait, les chairs flasques du dindon se secouaient de manière encore plus désespérée, et elle pouffa.

– Vous vous moquez encore, ma parole ! s’étrangla le dindon.

– Pardon ! Je… m’excuse… répondit Alice, troublée. Vraiment, j’insiste, ajouta-t-elle devant l’air furieux du dindon, je suis sincèrement désolée.

– Hum, reprit le dindon en lui jetant un œil mauvais et se brossant le torse, reprenons. Question suivante : qui êtes-vous ?

– Pardonnez-moi, mais il me semble que vous m’avez déjà posé la question, monsieur le surintendant, dit la princesse.

– Comment ?

– Vous m’avez déjà demandé qui je suis.

– Ah ? s’étonna le dindon, regardant dans son carnet. Non, pourtant, c’est bien cela. Question numéro un, qui êtes-vous, question numéro deux, qui êtes-vous.

Alice décida de ne plus chercher à comprendre, et répondit :

– Dans ce cas, je m’appelle Alice, et je suis une princesse.

– Non, non, dit le dindon, vous avez déjà répondu cela à la première question. A présent je vous demande, qui êtes-vous, vraiment ?

La princesse était interloquée.

– Alors, insista le surintendant, on a donné sa langue au chat ?

– Non, répondit le chat de Cheshire.

Après un bref instant, la princesse concéda :

– Ma foi, je ne sais pas. Que voulez-vous que je réponde ?

- Ah, vous ne savez pas ! gloussa le dindon. N’avez-vous pas honte, jeune princesse, de faire perdre son temps à un honnête homme ? Adieu ! Trouvez-moi quand vous saurez qui vous êtes.

Et sur ce, il tourna les talons et s’en alla.

– Attendez ! cria la princesse. Comment saurai-je où vous trouver ?

– Je serai à votre porte, bien évidemment ! rétorqua le dindon.»

Alors Alice regarda le surintendant au Recensement des sujets de Sa Majesté partir, dandinant son dodu dos sur les routes royales, emportant avec lui sa canne et son monocle, laissant derrière lui le doute.

Les cieux s’étaient renversés, le soleil s’était éteint ; Alice piétinait l’herbe et l’herbe hurlait de douleur, Alice cria à son tour mais ses lèvre ne s’ouvraient pas, Alice s’étouffait de ses pensées, Alice s’aveuglait de trop y voir, Alice était perdue ; qui était-elle ?

Le dodu dindon, ignorant tout cela, s’éloignait toujours avec bonhomie, et, chose surprenante, alors que sa silhouette, au loin, s’évanouissait, son orgueil, lui, ne diminuait pas.

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