X. Un portrait

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Le chat observa longtemps caché la princesse se plier aux ordres de ses nouveaux maîtres avec la candeur et le soin d’un ange, étant persuadée qu’elle leur était redevable de sa vie. La matrone en particulier se montrait la plus cruelle et ne l’épargnait point sur les tâches les plus avilissantes, parfois inutiles, y prenant un plaisir lubrique. Et Alice pliait son corps, le tordait, le souillait, et le privait, dans l’espoir d’éponger un jour une dette que la matrone augmentait chaque semaine.

La seule joie qu’Alice éprouvait en ces temps, était de voir la petite fille fleurir sous son influence. Cette dernière atteignait bientôt ses douze ans, mais était si maigre qu’on lui en donnait neuf. Alice avait peu à lui envier, car ses parents, le père surtout, la harcelaient sans cesse de tâches ingrates. Récemment, ce dernier avait commencé ce rituel étrange, lorsqu’il recevait du monde, de la présenter à ses amis. Il l’appelait solennellement dans son salon moisi puant le tabac, et la faisait passer de main en main pendant que les hommes grommelaient sous leurs barbes. Alice observait toujours cette scène cachée dans la cuisine, surveillant avec un instinct maternel que rien de mal n’arrivât à la petite fille. Mais les invités se contentaient de la regarder avec indiscrétion, et une fois la ronde finie, le père la renvoyait; et Alice restait ainsi tapie dans la cuisine, le bas ventre sectionné par un dégoût profond et inexplicable.

Alice et la petite fille entretenaient une amitié secrète, la princesse ayant toujours pour elle quelque friandise, et la protégeait tant qu’elle pouvait des gens mal intentionnés. A l’insu de ses parents, elle lui apprenait le chant des oiseaux, la recette des tartes joyeuses, comment compter jusqu’au bonheur, et tant d’autres choses de son pays d’antan. Chaque soir la princesse se glissait dans sa chambre pour lui chanter une berceuse, et ne s’arrêtait que lorsque la petite fille s’était assoupie. Elle fermait alors la porte à reculons et sautillait jusqu’à la sienne sur la pointe des pieds, heureuse d’avoir fait germer dans la jeune tête les graines d’un immortel jardin d’été.

Un soir le chat entra dans la chambre d’Alice et la trouva prostrée sur son lit. Elle pleurait, tenant serré contre sa poitrine un petit objet. Elle aperçut le chat.

– Chat ? C’est bien toi ?

Il acquiesça. Ses sanglots redoublèrent; elle ouvrit tendrement les bras et, d’une main tremblante, elle tendit vers le Chat l’objet qu’elle gardait près de son sein. Il découvrit avec stupeur qu’il s’agissait d’un délicat portrait-médaillon de la petite fille.

– C’est moi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix fébrile.

Il ne répondit pas. Elle répéta:

– N’est-ce pas ?

Puis elle comprit et pleura de plus belle.

– Tu es malheureuse. Sauve-toi, lui conseilla le chat.

– Je ne peux pas, ça n’est pas juste, je suis une princesse, dit la princesse. C’est à mon prince de me sauver.

– Le prince… C’est ce que tu veux, alors ? Attendre que le prince vienne te sauver ?

– Ai-je un autre choix ?

Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit brusquement. La matrone entra, vit qu’Alice était seule, et éclata de rire.

– Pauvre folle ! Tu parlais seule ?

La princesse paniqua, et jeta son regard de tous les côtés, dissimulant le portrait de la petite fille.

– Mais oui ! Tu parlais seule ! reprit la matrone de plus belle. Vieille imbécile! On devrait te faire interner, tiens. Mais que veux tu, nous sommes trop bons. Enfin, tu as du travail en cuisine. Viens là. Plus vite !

Dans un coin sombre de la pièce, le chat les regarda sortir, triste. Il demeura un instant immobile, puis s’enfuit par la fenêtre.

Il revint souvent pour inciter Alice à s’enfuir, mais celle-ci refusa toujours. Peu à peu, les visites du chat se firent plus rares. Il maigrissait. La princesse le comprenait moins, le reconnaissait moins.

La fatigue la gagnait, et dévorait tant son corps que sa volonté.

Un beau jour, la princesse trouva la petite fille accroupie en train de caresser le chat, et se précipita pour le chasser d’un grand coup de pied.

– Fais attention enfin ! la gronda Alice. Il ne faut jamais faire confiance aux chats sauvages. Il pourrait te griffer sans raison, ou bien revenir tous les jours pour mendier.

– Mais je l’aime bien, répondit la petite fille, et il n’est pas méchant. Il adore les caresses, c’est lui qui me l’a dit.

– Fadaises ! dit Alice, les chats ne parlent pas.

Elle regarda méchamment le chat qui se tenait dans la rue. Il feula, tourna les talons et quitta dignement la ville.

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