XI. Au voleur
Sur la route de Mauxbourg, par laquelle la princesse était venue, un haut de forme se dodelinait. Il était porté par le très solennel surintendant au Recensement de sa Majesté, qui après avoir consulté les feuillets de l’histoire et vu qu’il était temps pour lui d’aller chercher Alice.
Malheureusement pour lui, la route n’avait pas perdu ses bonnes habitudes et le ciel s’assombrit soudain. Paniqué, cherchant malgré tout à préserver la superbe que sa prestigieuse situation exige, le dindon couru s’abriter dans un grand hêtre, alors qu’une forte averse se déversait à trombes. Il souffla.
« – Saperlipopette ! Quelle poisse ! Mon bel uniforme est tout fichu !
– C’est précisément pour cela, dit le grand hêtre, que je répugne à me déplacer à pied.
Le dindon sursauta, car c’était la première fois qu’un arbre lui parlait: cependant il réfléchit à ce qu’il venait de dire.
– C’est absurde, dit-il, tu n’as pas de pieds, donc ce n’est pas ton choix.
Le grand hêtre lui sourit.
– Pourtant je ne désire pas marcher…
Mais ce n’était pas le sourire d’un arbre; le dindon l’avait reconnu.
– Le Chat ! dit-il, las. Cesse de te cacher et révèle-toi.
Autour du sourire, le chat apparut.
– Allons bon, on ne peut plus plaisanter de nos jours ? le taquina-t-il.
– Que me veux-tu, chat ? Es-tu uniquement venu me narguer ?
– Loin de moi cette idée ! se défendit le chat. Je suis venu chercher quelque chose que tu as, et qui m’intéresse.
La pluie tombait plus fort. Ils durent hausser le ton.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? dit le dindon. Je n’ai rien qui intéresse un chat.
– Oh, si, dit le chat. Tu possèdes deux choses. Premièrement, un ventre rebondi, qui ne m’intéresse pas particulièrement. Deuxièmement, les feuillets de l’histoire, et je les veux.
La pluie avait tourné à l’orage. Le ciel était très sombre, et le tonnerre commença à gronder.
- Les feuillets ? Ha ! Tu rêves, s’écria le dindon. Ils sont propriété royale, tu ne les auras pas.
La pluie avait accru au point de déchirer quelques feuilles du grand hêtre. Dans l’obscurité, le dindon pouvait voir les yeux du chat briller.
– Ho ho, propriété royale, comme tu y vas ! ricana le chat. Ne sois pas un fonctionnaire si borné, laisse-moi au moins les lire.
– Je ne suis pas fonctionnaire ! s’exclama le dindon. Je suis serviteur de l’Etat.
Le chat le regarda silencieusement.
– Tu ne les auras pas, jamais, insista le dindon.
Le tonnerre se rapprochait
– Dans ce cas, dit le chat, peut-être devrai-je me satisfaire de ton ventre rebondi.
Et il sourit d’un sourire plein de dents. Le dindon les compta, et les additionna à ses griffes. Puis il compta ses propres dents et ses propres griffes, et obtenant un nombre nul, conclut que le chat obtiendrait sûrement raison; or se faire manger contrevenant aux intérêts de sa mission, il décida de céder.
– Fort bien. Les voici.
Il ouvrit sa sacoche, en sortit les feuillets de l’histoire, et les tendit au chat, qui les lut attentivement. Un éclair s’abattit non loin d’eux et le dindon, effrayé, tomba à la renverse. Le chat, placide, lisait.
– C’est bien ce que je craignais, dit le chat après un long silence.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu craignais ? s’inquiéta le dindon. Rends-les moi ! Je n’ai pas tout lu !
Mais le chat n’obéit pas et dit:
– Je dois partir immédiatement. Inutile de te soucier de la boue. Nous nous reverrons.
Et il disparut.
– Reviens immédiatement ! cria le dindon. Chat ! Reviens !
Seule la pluie lui répondit.
– Reviens ou je devrai faire mon rapport, et tu seras arrêté par la police, et pendu pour vol sur un représentant de l’autorité royale !»
Toujours rien. Il était seul.
La pluie se calma peu à peu, et, pestant contre le chat, le dindon reprit bientôt sa route sur le chemin boueux.
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