VI. La charette

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Un ruminement se fit entendre.

De sèches détonations s’élevèrent, provenant du choc irrégulier des galets qui parsemaient la route par quatre paires de sabots, suivies de quatre roues dont les jantes de métal tintaient lourdement.

La princesse leva la tête et aperçut un attelage qui arrivait au loin. C’était une charrette modeste, tirée par deux chevaux conduits par un homme au chapeau gris. Au fur et à mesure que la charrette approchait, Alice put le voir plus distinctement. D’âge mûr, il affichait sous son chapeau un air las, les joues bouffies et une épaisse moustache. Il avait l’air fort à l’aise à la place du cocher, étalant ses chairs qui le maintenaient en ferme équilibre. Derrière lui, à la même cadence que la charrette sur laquelle ils étaient sagement assis, suivaient une femme du même âge et des enfants.

Mais Alice n’eut pas le temps de s’interroger plus, car voilà l’attelage qui arrivait à sa hauteur et qui ne semblait pas vouloir s’arrêter. L’homme se mit à l’alpaguer par de grands gestes, en criant des mots que Alice ne comprenait pas. Elle était toujours par terre sur le chemin, et les chevaux se faisaient de plus en plus grands; le bruit éclatait maintenant dans sa tête, et elle voyait leurs naseaux fumants, leurs sabots écrasants, lui foncer dessus, inarrêtables. Elle ferma les yeux…

« – Oh ! Holà !

L’homme tira sur les rênes de toutes ses forces.

– Alors, hein ! Dégage de la route ! lui cria-t-il.

Les chevaux bavaient sur Alice. Elle leva ses yeux vers le cocher.

– Tu m’as entendu ? Ouste ! Du balai !

Hébétée, Alice ne bougeait toujours pas. En poussant de longs râles, l’homme descendit disgracieusement de la charrette et se dirigea vers elle, fouet à la main.

– Alors on fait la sourde, hein ! Je vais t’apprendre moi, à bloquer les chemins…

Alice poussa un cri, reculant sur ses fesses.

– Charles, ça suffit ! s’écria la femme dans la charrette.

Elle sauta à bas de la charrette. C’était une grande dame à la chevelure châtain relevée sous un bonnet. Sans sa robe à motifs floraux, recouverte d’un tablier teinté de bleu, on aurait cru voir le cocher.

– Tu vois bien qu’elle est terrifiée ! Pauvre petite…

Elle arracha le fouet des mains de l’homme.

– Retourne donc à ta place, espèce de mufle !

Charles, après de vaines protestations, retourna s'asseoir à l’avant de la charrette en rouspétant. La dame s’accroupit à la hauteur d’Alice.

– Allons, allons mon enfant, dit-elle, il faut pardonner à mon mari. Nous avons fait un long voyage, ça l’a rendu un peu irritable.

– Alors, qu’est-ce qu’on attend ! cria l'intéressé depuis son siège. En route ! Le soleil est bas.

– Laissez-moi vous aider à vous relever, poursuivit la dame sans lui prêter attention.

Péniblement, elle aida Alice à se redresser, et quand elle fut à nouveau debout, épousseta sa robe par de grands gestes. Elle poussa un grand cri en voyant l’étoffe déchirée tout du long de la jambe.

– Ma pauvre enfant dans quel état vous vous êtes mise ! Mais que faisiez-vous au beau milieu du chemin ?

– Je me rendais… Là-bas, répondit timidement Alice en pointant vers le clocher distant.

– Mauxbourg ? Seigneur ! Dans votre condition vous n’y parviendrez jamais. Nous nous y rendons aussi, voulez-vous finir le trajet avec nous ?

– Quoi ?! s’exclama le mari. Tu n’y penses pas, ça ralentira les chevaux.

– Tais-toi donc, andouille, rétorqua sa femme sèchement, elle ne pèse rien.

Puis à l’intention de la princesse:

– Allons mon ange, faites-nous ce plaisir.

– Cela me gêne… hésita la princesse en rougissant.

– Mais non, mais non, allez, insista la dame en lui saisissant le bras. Venez avec nous.

Alice se laissa donc guider, monta à l’arrière de la charrette, et le mari fit repartir l’attelage. La dame s’assit en face d’elle, et à sa droite était une petite fille aux yeux de princesse.

– Comment vous appelez-vous, mon petit ? demanda la dame.

– Je me nomme Alice, répondit Alice.

– Alice ! Comme c’est charmant, dit la dame par courtoisie. Et donc, Alice, d’où venez-vous, et quel bon vent vous amène à Mauxbourg ?

– Je suis partie de chez moi, dit Alice, car je voudrais savoir qui je suis.

– Mais tu sais déjà qui tu es, intervint la petite fille. Tu viens de dire que tu t’appelles Alice.

Alice ne répondit pas. Personne, en fait, ne répondit.

– Tu es jolie, dit la petite fille.»

La mère souffla du nez.

La charrette poursuivit tranquillement sa route vers la ville tandis que le soleil s’endormait; et durant tout ce temps, Alice plongea son regard dans celui de la petite fille aux yeux de princesse, car elle avait l’impression de se regarder dans un miroir et cela la rassurait.

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