(Dé)confiture
— Tiens mon biquet, tu peux m’ouvrir ça s’il te plaît, c’est un boulot d’homme !
Xavier déteste quand sa mère demande ça. Ce ne sont ni le sobriquet enfantin ni le sexisme qui l’exaspèrent : c’est de se retrouver forcé d’ouvrir tous ses bocaux de confiture.
On ne dit pas Non à sa mère, paraît-il – c’est elle qui lui a appris. Alors Xavier serre le pot dans sa main droite tandis que sa gauche se crispe sur le couvercle. Rien ne bouge, sinon le sourire maternel qui s’étire en une muette moquerie. Xavier repose le bocal. De la tranche d’une petite cuillère, il tapote tout autour du couvercle avant de le dévisser à nouveau. Cette fois, ça vient sans effort. Mais le clac de l’ouverture arrache un frisson au corps de Xavier, qui se retrouve tiraillé entre une vague de fierté et un ressac de honte.
— Tu t’y prends presque aussi bien qu’Audrey, dis-moi ! ajoute sa mère d’un ton acerbe. T’as des nouvelles, d’ailleurs ?
Audrey…
Il s’agissait de la première copine que Xavier invitait à dîner dans son studio d’étudiant. Il avait tenu à s’afficher comme un mec bien, un gendre idéal. Hors de question de réchauffer une pizza surgelée pour la grignoter devant une série à même l’emballage ! Il s’était donc mis aux fourneaux, motivé par la joie de partager un repas authentique.
Quand Audrey avait sonné à sa porte, Xavier portait encore son tablier. Les yeux de la demoiselle s’étaient aussitôt illuminés face à l’accoutrement. Ouah, tu nous mijotes quoi de bon ? Xavier avait préparé des toasts apéritifs, une blanquette de veau et des crêpes à la confiture. Sur un fond de jazz et de bougies, le repas s’était déroulé dans le romantisme attendu par l’ado naïf qu’il était encore. Jusqu’au dessert.
De cette voix candide qui faisait craquer Xavier, Audrey s’était étonnée du bocal sans étiquette prévu pour accompagner les crêpes. C’est que, dans la famille d’Audrey, personne ne cuisinait. Déguster une confiture maison l'émerveillait autant qu’un tour de magie.
Xavier avait choisi framboise, pour sa couleur rose aussi gourmande qu’érotique. Tu vas voir, avec les framboises qu’on avait au jardin cet été, c’est un régal ! Il avait déchanté au moment d’ouvrir le pot – le couvercle refusait de tourner. Xavier reçut cela comme un odieux pied de nez à sa virilité. Heureusement, Audrey l’aida vite à briser le cliché de l’homme fort secourant la demoiselle en détresse : elle inversa les rôles. Armée d’une cuillère, elle tapota les bords du couvercle et le fit céder aisément.
Le regard qu’elle lui rendit avec le bocal débordait de fierté. Non pas de celle qui se nourrit d'une illusion de supériorité, au contraire : la fierté rayonnante, celle qui rend les autres fiers de soi. Ce fut dans ce regard que Xavier découvrit l’amour – cela a certainement contribué à l’ancrage du souvenir dans sa mémoire. L’amour d’un sourire fier et d’un visage candide, gonflé par la promesse d’avoir auprès de lui une personne prête à le secourir, à l’aider à surmonter toutes les difficultés, jusqu'aux plus insignifiantes.
Le contraste fut saisissant entre l’amour de ce regard fier et le dégoût de la grimace qui suivit.
Durant tout le repas, Xavier avait tant vanté la cuisine de sa mère, dont il avait tout appris ! Il attendait ce dessert comme un enfant se languit de Noël. Ce moment avait déjà été fantasmé mille fois auparavant, même si, dans l’imagination de Xavier, les partenaires avaient pu varier. Il s’était joué en boucle tous les compliments possibles sur les délicieux arômes qui meublaient le studio, s’était nourri des mille formes de désir à lire dans les yeux de sa promise. Il s’était figuré ouvrant le bocal à la seule force de son poignet pour en tartiner deux crêpes et plus si affinités, tandis que face à lui, sa dulcinée fermait les paupières pour mieux se délecter. Il avait rêvé qu’au terme du repas, cette confiture scelle l’union d’un couple capable d’apprécier ensemble les plaisirs les plus simples. Oui, Xavier avait tant aspiré à cette scène qu’il l’avait idéalisée, érigée en symbole d’une perfection nécessaire à l’éclosion de l’amour. En conséquence, au plus infime écueil, cette vision avait volé en éclat comme un ballon de baudruche sous une pointe d’aiguille.
L’écueil était venu du bocal de confiture. Les yeux d’Audrey, encore débordant de sa naïve fierté d’avoir ouvert le pot, se sont accrochés sur la couche blanchâtre qui recouvrait le précieux trésor. Aucune explication n’aurait pu tempérer cette première impression déjà ancrée, pas même un rappel de la sagesse maternelle arguant qu’une telle pellicule protégeait les arômes des effets du temps. Xavier jeta deux cuillérées de moisissure puis engloutit une bouchée de confiture : cela ne trompa même pas ses papilles, qui trouvèrent la saveur altérée par l’instant de dégoût décelé sur le visage d’Audrey. Le délice rose s'avérait pourtant plus exquis que jamais ; il termina à la poubelle, couvert d’éclats de rire dédramatisants. La couche de moisissure n’avait pas seulement protégé la confiture, elle avait surtout matérialisé l’écart entre les attentes idéalisées de Xavier et une réalité par essence imparfaite.
Le couple dura néanmoins plus de cinq ans. Tout laissait croire qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, capables de vieillir ensemble ; même la mère de Xavier en fut vite convaincue. Mais cet épisode inaugural avait apposé une microscopique barrière entre les tourtereaux, les empêchant de se lier pleinement : Xavier n’avait jamais su jouir de tous les riens de leur quotidien, de chaque fierté partagée, de chaque aide reçue ou apportée, car ses émotions lui ressassaient sans cesse le souvenir de cette perfection promise qu’un infime défaut avait défiguré.
— Je n’ai pas de nouvelles, non, répond Xavier sans oser regarder sa mère ni l’intérieur du bocal.
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