Dédale

7 minutes de lecture

(note : ce texte fait normalement l'objet d'un gros travail de mise en forme, non visible sur Scribay où il ne reste que le texte brut)

Quand on l’a poussé à travers l’entrée de ce labyrinthe,

Paul n’avait pas idée de ce qui l’attendait au bout.

Première ligne droite.

Paul avance à tâtons,

ralenti par l’incertitude

et une sourde envie

de rebrousser chemin.

Première bifurcation.

Paul n’a jamais aimé décider ;

il sort une pièce de monnaie pour jouer son choix à pile ou face.

Arbitrairement, il prend sa première décision :

Pile, ce sera à droite ;

Face, à gauche.

[Pile]

Du vert partout. Paul déteste cette couleur : c’est celle du désespoir. Elle sent les longs étés à la campagne, les mois de solitude à traîner son adolescence chez les grands-parents, dans une baraque si morne que même septembre rechignait à s’approcher. C’était le temps du

[Pile]

En vrai, aucune couleur ne plaît à Paul. Dans un sourire pincé, il repense à un questionnaire de personnalité récemment parcouru ; à chaque question, des illustrations girly transpiraient un tel déjà-vu que Paul s’était demandé ce que cette revue connaissait en matière de personnalité. Il avait vite tourné la page, incapable de décider quelles options cocher. Rouge ou bleu ? Chien ou chat ? Thé ou café ? Montagne

[Face]

Paul soupire. Dès qu’il sera sorti, il se récompensera devant une bonne mousse. Cela fait longtemps ; pourtant, rien qu’à l’idée, le goût lui vient en bouche. Plein d’amertume. La dernière bière, il ne l’avait pas vidée : il avait fui le bar. Son haleine houblonnée ne s’était pas dissipée avant des heures. C’était Camille qui l’avait invité ; depuis près d’un an qu’ils batifolaient, le moment lui avait semblé opportun pour demander

[Face]

Paul essaie de reprendre le fil de ses pensées. Camille, donc. Ses belles boucles blondes, ses fesses à la texture si agréable dans le creux de sa main, l’odeur suave de la peau de son cou, sa fossette à la joue droite en réaction à ses blagues, le confort qu’il trouvait dans ses bras après l’amour. Il regrette de n’avoir pas su profiter

[Pile]

Pourquoi être entré dans ce labyrinthe ? Paul avait tellement mieux à faire aujourd’hui ; ne serait-ce que de s’octroyer un repos mérité – la dernière semaine au boulot l’a épuisé. Il lève la tête ; les parois du labyrinthe sont devenues d’un blanc anesthésiant, comme les murs de la salle de son dernier entretien d’embauche. Face à lui, un moustachu serré sous sa cravate lui avait demandé ses motivations. Après un bref silence, Paul avait sorti le mensonge préparé à l’avance, prétendant

[Face]

Malgré son évidente insatisfaction quant à ses choix professionnels, Paul s’efforce de se justifier : à deux pas du bureau est établi un excellent glacier. Le sourire qui s’esquisse sur ses lèvres se tord vite en grimace au souvenir d’un relent de vanille. Paul secoue la tête ; l’été dernier, poussée par la chaleur, une longue file s’étirait derrière lui au moment de choisir les parfums de son cornet. Citron – Cassis ou Chocolat – Passion ? Dans sa tête, Paul commençait à chanter Pouf-pouf-ce-se-ra- toi… lorsqu’une voix s’éleva dans son dos. Putain mais qu’il laisse la place à ceux qui savent choisir ! À la radio, la fin d’un vieux tube pop ponctua le silence et les soupirs qui suivirent. Freedom of choice is what you've got, freedom from choice is what you want*. Désemparé et malgré lui, Paul demanda deux boules vanille, le seul parfum qu’il ne supportait pas. Il sortit la tête basse et le

[Face]

…ceux qui savent choisir… L’image de la Femme qui pleure, de Picasso, vint en tête de Paul. Il lui rappelait sa mère, cette fois où elle était rentrée dans sa chambre avant de se rendre au mariage d’un cousin. Elle était grotesque, avec son chapeau démesurément coloré, son maquillage improbable et sa robe mal taillée. La tenue correspondait si peu au visage qu’elle arborait : nerveux, tendu. Qu’est-ce que tu fous encore en slip ? avait-elle beuglé. T’es pire qu’une gonzesse pour t’habiller, là je te demande juste de choisir un pantalon, bordel, pas

[Pile]

Paul commence à se lasser de ce jeu. L’idée de faire demi-tour est tentante, mais comment ? Il ne se souvient même pas du dernier choix que la pièce a fait pour lui. Il grommelle. Quelle idée à la con, ce pile ou face, pense-t-il alors qu’une odeur de craie lui assèche les narines. Paul regarde ses doigts ; il croirait presque les voir bleus, comme ce jour en cours de maths, en prépa. Le prof avait profité d’une longue hésitation de Paul au tableau pour raconter sa récente participation à une « course au hasard », dont les directions étaient à décider aux dés. Paul s’était demandé par quelle sordide fatalité il était arrivé là, même s’il le savait bien – il s’était contenté de suivre sans réfléchir les conseils

[Face]

Son truc, au début, c’était plutôt les lettres, mais personne ne valorisait jamais cette filière. De toute façon, Paul n’était pas sûr d’y avoir plus sa place qu’en S ; le simple souvenir du Cid lui nouait l’estomac – cette idée de devoir choisir entre deux êtres aimés l’angoissait. Le livre était toujours rangé sur la même étagère depuis la classe de seconde, entre Le Meilleur des Mondes et Candide. Paul n’osait même plus regarder en direction de sa bibliothèque, par peur de

[Face]

Mine de rien, cette incapacité à choisir, Paul avait réussi à la transformer en atout : il était considéré comme le mec pas chiant dans ses groupes d’amis. Ces mots, toi t’es pas chiant, avaient résonné dans sa tête pendant les cinq heures et trente-huit minutes d’une séance de cinéma d’art et d’essai à laquelle on l’avait traîné – il n’y avait même pas de pop-corn. À cette époque, on ne lui demandait déjà plus son avis, on savait qu’il

[Pile]

Paul porte le majeur gauche à sa bouche pour en rogner l’ongle déjà trop court. Et cet idiot de Guillaume, au collège, qui lui avait sorti C’est trop bien les parents divorcés, tu peux avoir la SuperNes d’un côté et la MegaDrive de l’autre, t’as pas à choisir ! Paul n’avait même pas réussi à forcer un sourire. Il avait regardé ses mains – les ongles étaient trop longs. Depuis, chaque fois qu’il se les coupe, il sent une boule lui serrer la gorge, sans toutefois comprendre ce qui la provoque. Il

[Face]

Voilà Paul au cœur du dédale.

Là, sur un piédestal, ce n’est pas un Minotaure qui l’attend :

ce sont ses parents, rajeunis de trente ans. Lorsqu’ils le voient arriver, tous deux tournent vers lui leurs visages tendus, comme s’ils s’attendaient à être punis ;

Paul baisse les yeux,

il sent que c’est à cause de lui.

Au sol, une moquette verte, imitation pelouse ;

une déchirure au milieu,
comme si l’on y avait traîné un meuble ;

une brûlure sur un côté,
comme si l’on y avait écrasé un mégot.

Au défaut près, cette moquette est la même que dans la chambre où Paul jouait en silence la veille de son septième anniversaire. Ce jour où ses parents avaient fait irruption dans la pièce, interrompant un jeu déjà enseveli sous l’avalanche de cris qui avait précédé.

Sa mère s’était aussitôt placée à gauche de l’encadrement de la porte.

Son père, à droite.

Leurs voix sonnaient

étonnamment douces

comparées à la

raideur

de leurs corps.

— … Paul, chéri, tu as cinq minutes ? Ton p… Papa et moi avons…

— Il y a quelque chose d’important dont on voudrait te parler.

— On sait que tu es assez grand pour comprendre. Hein, mon poussin, tu es grand, maintenant ?

— Tu vois, ton copain Rémi ? Il a deux maisons : il habite des fois chez son père, des fois chez sa mère. Bon, là c’est pas pareil parce que pour toi…

— Ton père et moi on divorce. On se sépare. Il…

— On ne s’aime plus, voilà. C’est la vie, ça arrive, des fois il se passe des choses qui font que… qui…

— Mais toi on t’aime toujours, hein, on t’aimera quoiqu’il arrive, tu restes notre…

— …bazar, surtout au début. Parce que je repars où on habitait avant, tu sais, vers chez Mamie, la maison de la mer avec la grande télé dans…

— …le square où tu joues au foot avec tes copains, si tu restes habiter ici tu te sentiras comme…

— …Mamie et ses animaux tous les week-ends si tu veux ! Et même…

— …ta couette Pat’Patrouille que je t’ai offerte ! Et puis surtout, j’aurai du temps pour toi, on pourra jouer à…

— …la SuperNes et même la MegaDrive, je pourrai te les acheter aussi si tu veux, et ces…

— …patates farcies dont tu raffoles ? On pourra en cuisiner ensemble tous les week-ends !

— Et comme ta mère et moi on sera… Il faut juste que tu choisisses si tu…

— …décides si tu préfères partir avec ton père ou…

— …si tu préfères la mer, Mamie et les consoles ou…

— …rester avec moi.

— Paul ?

— Paul ?


Les yeux de Paul quittent la moquette verte et se lèvent vers ses parents.

Entre leurs deux corps tendus, il remarque soudain un magnifique chêne dont le tronc semble avoir avalé une pelote de barbelés.

Sous l’écorce et le bois déformés, on devine l’entrelacs de ferraille plutôt qu’on ne le distingue.

Cela confère à l’arbre une forme torturée mais unique,

n’empêchant pas les branches de se tendre vers

la lumière qui arrose à présent le labyrinthe.

Tel un feuillage de printemps,

le visage de Paul se tourne vers le soleil.

Ses paupières se ferment.

Il se sent prêt.

Prêt à prendre sa première grande décision :

se défaire des chaînes du passé.



*Devo, Freedom of Choice (1980)

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Tocca ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0