Le repas
Dans 400 mètres, au rond-point, tournez à droite. Suivent douze kilomètres de virages, tels un voyage dans le temps ; ils engluent dans un lointain passé tout en vieillissant infiniment. Aujourd’hui, sur ce tronçon qui mène à la maison familiale, tout est comme chaque dernier dimanche de juin, jour de l’invitation à déjeuner chez le père et la mère : troisième virage en angle droit, autour d’un talus arboré qui coupe la visibilité ; chicane le long d’un à-pic où les jeunes conducteurs s’imaginent pilotes de course ; pont sur la rivière A., si court et si dangereux à la fois les jours de verglas… Seuls les nids de poule creusés par les véhicules successifs marquent le passage du temps.
Gare-toi là, c’est bon, ça gêne pas. Les graviers ont beau s’être tassés dans ce coin de la cour, le crissement émis à l’arrivée est semblable à l’année précédente ; on croirait réentendre un disque rayé. Sitôt la portière ouverte, un chien humide se jette contre les jambes ; impossible de déterminer si c’est le même qu’avant – ils se ressemblent tous, ici. Le père suit aussitôt ; il réprimande timidement l’animal qui n’a jamais obéi, puis claque quatre bises sur les joues de son enfant – car même passés quarante ans, on reste toujours son enfant.
Oh, fallait pas ! remercie la mère entre quatre autres bises tandis qu’on décharge un gâteau. En vérité, ce dessert n’est pas pour elle : il s’agit d’une récompense pour s’encourager à tenir jusqu’au bout du repas. On chemine ensemble vers l’entrée ; malgré la peinture écaillée des volets, la maison n’a pas bougé, évidemment – c’est pour cela qu’on parle d’immobilier.
Tiens, j’ai mis tes chaussons de côté, se vante la mère ; manière polie d’ordonner de ne pas salir le carrelage fraîchement lavé. Le vestibule assomme toujours avec les mêmes odeurs ; à croire qu’au moment d’emménager, la mère a acheté tout un stock de ce produit – elle en serait bien capable. On voudrait sortir une mondanité pour témoigner un intérêt – vous avez agrandi la plate-bande ? j’aime bien la nouvelle décoration ! tu as changé de coiffure ? – mais que dire sans sonner faux ? Au passage de la porte, les yeux se posent sur la pierre de seuil creusée par le temps. Le père paraît nerveux, pressé de retrouver le confort de ses habitudes après avoir récolté matière à critiquer sa progéniture. Il parle fort – sa surdité ne doit pas s’arranger. Quant à la mère, elle a l’air tassée, comme si seule l’épaisseur de son maquillage la maintenait debout – mais cela ne se dit pas, on le sait.
On dirait que tu as encore grandi ! Quatre nouvelles bises claquent dans le salon : celles de la grand-mère presque centenaire, échouée près du poêle, dans un fauteuil qu’elle ne quittera pas jusqu’au milieu d’après-midi – voire au-delà. La table est déjà mise : sur la nappe rouge trône la vaisselle des grandes occasions. Tout a été acheté à Gifi voilà plus de trente ans ; on se souvient que ce jour-là, dans le magasin, les haut-parleurs jouaient un tube des Spice Girls. Au centre des assiettes, les motifs floraux commencent à faner, rayés par des dérapages de couteaux sur des rôtis trop cuits.
T’as changé de voiture ? Pendant que les bras de la mère s’affairent aux derniers préparatifs du repas et que les yeux de la grand-mère s’embuent d’un voile d’absence, la discussion s’oriente sur les bagnoles – il faut bien meubler le vide, et quel meilleur sujet que les performances d’un assemblage de bouts de métal ? L’air contrit, le père avoue que l’embrayage de son utilitaire fatigue, la faute aux constructeurs qui ne les font plus aussi résistants qu’avant.
En tous cas t’as bonne mine. Tu dors mieux ? La mère n’a pas levé le nez de ses fourneaux ; on croirait la question crachée d’un vieux magnétophone. Sur le gaz s’alignent la grande soupière, la casserole de purée au fromage et le plat en terre cuite dans lequel est traditionnellement dressé le poulet à sa sortie du four. Autrefois, on s’était appliqué à écrire le menu d’un repas de fête ; ce bout de papier servirait toujours aujourd’hui s’il ne gisait pas au fond du tiroir à bordel, tout froissé.
Tu veux quelque chose pour l’apéro ? demande le père alors qu’il a déjà versé la gentiane de la grand-mère, le porto de la mère et un Ricard pour lui. Dans sa main droite, une bière attend d’être ouverte du revers d’une fourchette – le décapsuleur s’est cassé il y a deux ans, on n’en a pas encore changé. On préfèrerait quelque chose de plus fort, ou simplement de l’eau, mais mieux vaut accepter : ce n’est pas le moment de contrarier.
Ils annoncent beau pour cet après-midi. T’es sûr que tu restes pas dîner ? Après l’automobile, au tour de la météo d’animer les débats. Très vite viendra le réchauffement climatique, puis l’inévitable politique – quel que soit le président en activité, il sera critiqué pour ses choix et son incompétence. Au moment du dessert, on évoquera la vie privée des voisins que l’on n’a jamais rencontrés. Enfin, pendant la belote – en équipe avec le père – on se plaindra des cartes cornées qui collent et on rabâchera des souvenirs périmés.
En tous cas t’as bonne mine. Tu dors mieux ? Par-dessus l’amertume de la bière et le gras de la soupe émerge une odeur qui n’était pas là avant, semblable à celle des couloirs d’hôpitaux ou des maisons de retraite. Cela sent le déclin, la peur de la mort ; le père et la mère donnent soudain l’impression d’enfourcher les yeux fermés un vélo sans frein dans une pente sans fin – leurs corps ont compris l’imminence du drame mais leurs esprits s’efforcent de le nier. Sur le buffet, deux boîtes neuves encadrent le plastique terni du pilulier de la grand-mère.
Faudra que tu penses à en racheter, lance le père au sujet des biscuits apéro qu’il vient de terminer. Au fond du bol, on voit la trace d’une fissure, stigmate de morceaux mal recollés. La discussion patine dans un vide si visqueux qu’il en diluerait presque le vertige. Tous les ors déployés pour ce repas de famille constituent un trop maigre écran de fumée pour masquer l’étendue de l’abîme qui sépare les quatre corps présents, tous voués à disparaître dans l’interminable chute qu’est la vie.
J’ai fait le potage de ma grand-mère. Tu te rappelles combien tu l’adorais ? Comme chaque fois, la mère explique sa recette, le poulet qui cuit au bouillon avant d’être mis au four, le choix des légumes et des épices ; puis, d’une phrase qui se répète de mère en fille depuis des générations, elle évoque l’immortalité que confère la transmission, arguant qu’aujourd’hui sa grand-mère est parmi eux, quelque part dans les arômes de cette gamelle. On imagine les restes d’un corps décharné flotter dans cette soupière au cul noirci par les heures passées sur le gaz. Au vertige succède la nausée.
Allez, mangez avant que ça refroidisse ! Je vais couper le poulet. Un silence religieux s’établit autour de la table et de ses arômes. Sur une guirlande collante accrochée près de la fenêtre, on entend une mouche essayer de voler – en vain. On porte une cuillère fumante à la bouche, les yeux fermés pour mieux la savourer. Le liquide parcourt son chemin jusqu’à l’estomac, ses arômes jusqu’à la mémoire. Quand on rouvre les paupières, on est chez soi, un beau dernier dimanche de juin. On a soixante-treize ans maintenant ; le père et la mère sont partis depuis longtemps, mais on a voulu cuisiner cette soupe comme au bon vieux temps. On y déguste l’usure du temps : les nids de poule creusés, les graviers tassés, les volets écaillés, la pierre de seuil creusée, les assiettes rayées, l’embrayage fatigué, le menu froissé, le décapsuleur cassé, les cartes collées, le pilulier terni, le bol fissuré, la soupière noircie.
La cuillère tombe sur le carrelage, renversant le liquide. Le cerveau de manque d’eau, l’intestin pleure, l’estomac se tait.
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