Je fais défiler les photos de lui sur l’écran de mon smartphone, image incarnée de la tristesse. Je me suis donné un mois, puis je les effacerai définitivement, plus longtemps, ce serait abusé, mais on peut bien me plaindre, je vivrai toujours avec son souvenir.
(…)
Je n’ai pas trop raconté, pas mon genre, plutôt très discret, limite secret. Mais bon, mes parents ont compris, c’est à cause de Tristan. Puis les siens aussi, et parfois je me dis que ça doit les consoler de partager la peine.
Evidemment, il laisse un vide énorme dans leur vie, puis dans celle de pas mal de monde mais c’est sûrement ainsi quand on est le garçon qui a dix amis, cent copains et mille anonymes qui l’admirent.
Tristan, si merveilleux.
Parmi les ombres, il y avait moi. Sauf que j’ai voulu passer les niveaux et finir en tête de classement, puis être le seul, celui pour qui … par qui il vivrait.
Et j’ai presque réussi, ça m’a demandé du temps, des efforts, des concessions mais je suis entré dans son premier cercle. J’avais capté l’attention de Tristan mais, très vite, ça ne m’a plus suffi, je n’avais plus seulement besoin de lui dans ma vie, je le voulais pour moi seul. Moi tout seul.
Tristan, si indispensable.
Pourquoi passait-il des heures à escalader des falaises, alors que moi, j’ai le vertige et pas de souffle ? Pourquoi perdait-il son temps à jouer à World of Warcraft avec des inconnus alors que moi, je suis diagnostiqué TDAH ? Pourquoi offrait-il son corps à cette pétasse de Sarah alors que moi, je l’aimais ?
Tristan, si cruel.
On dit que de l’amour à la haine, parfois, il n’y a qu’un pas, mais quand j’y repense, je n’aurais jamais pu le haïr. Je l’ai seulement aimé. Trop. En mode exclusif. Mais à sens unique. Alors la conclusion était évidente, s’il ne pouvait pas être à moi seul, il ne serait à personne.
Hier matin, j’ai pris le train pour le retrouver au pied de la roche aux faucons. Ma présence l’a surpris, je lui ai expliqué que j’allais prendre quelques photos de lui pendant l’ascension, je savais que ça le flatterait.
Tristan, si orgueilleux.
Il m’a montré lui-même le chemin sinueux par où je pourrais monter pour aller l'attendre et prendre un portrait de lui au sommet de la falaise, victorieux de son escalade. Je l’y ai attendu, lui ai demandé de patienter pour le dernier mètre, et j’ai pris la dernière photo, son visage barré d’un sourire. Puis je lui ai tendu la main, pour la retirer au dernier moment. Le frôlement de l’extrémité de nos doigts, mon regard froncé calé dans le sien rempli d’incompréhension... Et là, il tomba.
Tristan, si désarticulé.
J’ai remonté la capuche de mon hoodie, enfilé mes Ray-Ban puis j’ai traversé le bois pour rejoindre le village de l’autre côté de la colline.
(…)
Alors, je suis là, fixant la dernière photo de la galerie, image incarnée de la tristesse. Je devrais arriver à tenir un mois avant de la supprimer, mais on peut bien me plaindre, je vivrai toujours avec un peu de remords.