Partie 9
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-Suivre la femme vers la droite.
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Elle était peut-être ma dernière chance d'avoir des nouvelles de Jacob… Je ne devais pas la laisser m'échapper.
Le chemin continuait en ligne droite avant de courber légèrement vers la gauche et, de ce fait, je n’étais plus en mesure de voir la position de la femme. Je doublai la cadence, puisqu'elle n'eut point la présence d'esprit de ralentir la sienne, traînant avec toujours autant de difficulté ma jambe endolorie. Je débouchai sur un autre tunnel perpendiculaire où l’air devenait empreint d’une humidité glaciale. Le tunnel n'avait rien à voir avec celui duquel j'émergeai…
Une bourrasque froide de vent me repoussa sur le mur de béton. Je me redressai péniblement et m'avançai pour regarder ce nouveau couloir de roches…
Au lieu d'avoir été creusé à la pioche, comme cela semblait en avoir été le cas pour les couloirs parcourus jusqu'à présent, j'arrivai plutôt sur l’une des anciennes plates-formes surplombant les rails de la voie principale du métro. Sur la gauche, comme sur la droite, les rails disparaissaient vers l’obscurité sans le moindre indice d’un train ou d'une quelconque station à l’horizon.
Le plafond en voûte était haut de plusieurs mètres et alors que nous aurions eu de la difficulté à marcher côte à côte dans l'autre tunnel, celui-ci, assez large, aurait pu permettre à deux voitures électriques de se croiser sans gêne, des années auparavant.
L’humidité pesait sur mes épaules, mais étonnamment, peu de fissures laissaient filtrer d’eau et les murs étaient moins endommagés par la moisissure que par les éboulis de roches et de terre engendrés par le temps et le manque d’entretien.
J'ai débouché sur une galerie dont la seule source de lumière provenait d’un vieux baril en métal positionné un peu plus bas sur ma gauche et duquel s’échappait la lumière et la fumée d’un petit feu.
La femme que j'avais suivie terminait de donner des directives à trois membres du Filth Club : la femme qui m’avait repéré lors du rassemblement, le petit garçon qui y avait parlé et un homme au nez de vautour tombant que je ne pouvais que présumer être membre de l’organisation, puisque je ne rappelais point l’avoir vu plus tôt. Après avoir écoutés leurs ordres, l’homme et le garçon se séparèrent des deux femmes et continuèrent leur chemin jusqu’à ne plus être éclairés. Ils ne me jetèrent aucun regard.
Le plateau de béton sur lequel je me tenais était craqué et brisé de partout et son état de décrépitude avancé m'a incité à vite en descendre. Abandonnant l'idée de perdre du temps à chercher un éventuel escalier caché sous les gravats de pierres, je me suis plutôt introduis entre deux des barreaux du vieux garde-fou de la passerelle. J’eus quelques difficultés à m'y glisser avant de m'écraser avec force sur le côté de la voie, près de deux mètres plus bas !
Je me suis relevé en grimaçant de douleur mais mon regard s’adoucit dès qu’il croisa celui de la femme qui approchait pour m’aider. Je lui souris avec sincérité.
- Merci…
- Ann.
- Merci Ann.
- Je te le dis constamment Ann : il faut que tu arrêtes de ramasser tous les chiens galeux que tu rencontres. Ohhhhhnnnnnn, il a mal à sa pa-patte le beau bébé !?
L’autre femme, qui était restée les bras croisés plus loin, accompagna sa réplique d’un ricanement horrible… Le mélange d’un rire et d’une crise d’asthme ; elle s’esclaffait autant qu’on aurait cru qu’elle se noyait. Je serai les poings en me redressant et voulus foncer vers l’impudente… Ann me retint sur place avec une vigueur dont je ne l'aurais pas crue capable.
- Ne l’écoutez pas. Ce n’est rien contre vous…
- C’est un peu contre lui quand même !
- … Elle est comme ça avec tout le monde.
- Ouais c’est ça… Faut pas m’écouter ! Faut jamais m’écouter… Dis-le que je suis cinglée !
- JULIETTE !
Juliette…
Je tremblais. Toute animosité m’avait quitté.
Juliette…
Ma Juliette ? Non. C’était impossible… Je l’avais vue…
J’avais moi-même enterré son corps…
- Vous allez bien ?
- Je… Oui, je…
- Et il est débile en plus ? Ha ha ha ! C’est encore mieux !
- Vous semblez épuisé… Tenez bon. Nous n’avons qu’à marcher un moment et nous pourrons bientôt nous reposer en sécurité.
- Hey ! Faudrait pas direct lui donner les clefs du château non plus !
- Juliette. Ça suffit.
Rouge de colère, Juliette mastiqua bruyamment puis, ne lâchant jamais la matriarche du regard, cracha une épaisse substance noire au sol. Elle garda cependant le silence…
Incapable de détourner son attention de sa compagne, Ann abandonna notre conversation pour s’approcher de Juliette et entamer avec elle une discussion à voix basse… j’avais l’impression de regarder une mère réprimander sa jeune fille insolente.
Je profitai du temps de flottement à mon égard pour rationaliser un peu plus profondément l'étrangeté de cette découverte : ma fille aurait été plus jeune, les cheveux de celle qui se tenait devant moi étaient bruns alors que ceux de ma Juliette étaient presque aussi jaunes que la paille, sans parler des traits pointus et des pommettes proéminentes de cette inconnue qui trahissaient des ancêtres asiatiques… Ce n’était définitivement pas ma Juliette. C’était simplement une autre personne qui partageait le même prénom…
Je n'avais jamais cru en cette idée d'une destinée imposée à chacun et chacune des humains… Cela m'avait toujours semblé un concept enfantin et terriblement égocentrique. Pourtant… en l'espace d'une journée, j'avais non seulement retrouvé espoir en une telle chose, mais j'avais aussi découvert que nous n'étions pas les seuls êtres à bénéficier de cette grâce divine…
Les mots !
La destinée des mots.
Voilà le germe d'une foi qui faisait finalement vibrer quelque chose en moi.
Calmé par mes réflexions, j’effectuai quelques pas vers les deux femmes dans le but de récolter des informations de leur conversation… Semblant remarquer à nouveau ma présence, Juliette me lança un regard assassin qui me vrilla sur place. Elle poussa ensuite un soupir exagéré, regarda une dernière fois Ann… puis s’éloigna. Elle fixait les flammes au fond du baril un peu plus loin, dans un silence complet.
Ann se détendit légèrement.
D’un mouvement, elle refit sa queue de cheval tout en se retournant vers moi. Son ton se voulait amical, mais des élans de suspicions perçaient ici et là au travers de sa voix fatiguée.
- Bien que je ne tolère point ses comportements… Juliette a tout de même raison. Nous ne vous connaissons pas, et, malgré que vos actions me semblent aimables, je dois m’assurer de vos intentions à l’égard de notre organisation.
- Je ne vous veux aucun mal.
- Vous seriez bien naïf de croire que le loup ne ferait pas la même promesse aux pauvres moutons qu’il s’apprête à dévorer…
- Écoutez… je ne sais pas quoi vous dire. Jusqu’à tout à l’heure, j’ignorais jusqu’à ne serait-ce que l’existence de votre groupe. Il y a évidemment toujours eu des rumeurs, mais… des rumeurs… Il n’y a que ça à Schäfertown ! Des rumeurs et des cadavres puants.
- Comment avez-vous su que nous nous réunissions ce matin ?
- Je l’ignorais.
- Vous l’ignoriez… Un simple coup du hasard ?
- Oui. En quelque sorte…
- Ma patience a ses limites.
- J’ai… J’ai simplement suivi Emmeth.
- Vous connaissez Emmeth ?
- Je le connais assez pour savoir que ce n’est pas nécessairement une bonne chose de vous dire que je le connais justement.
- Putain d’Emmeth !
Juliette ricana, mais pour le reste, mes pauvres justifications n’avaient convaincu personne. Je devais ajouter autre chose…
Je plongeai ma main dans la poche de mon vieux manteau et sortis le Commutateur pour le consulter.
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- Ne rien ajouter.
- « Je m’appelle Mikaï, je suis un ami de Jacob. »
- « Je sais où se trouvent les explosifs et je suis prêt à vous aider à les récupérer. »
- « Si vous me sortez d’ici, je vous promets que plus jamais vous n’entendrez parler de moi. »
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