2. L'éveil d'un silence
Trois mois qu'elle était partie.
Trois mois que Corinne avait fermé les yeux pour la dernière fois, emportée par un cancer foudroyant à seulement vingt-sept ans. Depuis, Stéphane n'était plus qu'une ombre, errant dans une maison qui semblait être morte avec elle.
Cette maison qu'ils avaient bâtie ensemble lui paraissait maintenant immense et glaciale, comme un monde trop vaste pour un seul homme.
Chaque recoin, chaque photo sur les murs, chaque objet vibrait encore de leur amour, mais surtout du vide béant qu'ils laissaient derrière eux.
La pendule du salon égrainait les heures sans jamais leur donner de sens. Les murs, autrefois d'un blanc éclatant, s'étaient teintés d'un gris morne sous la lumière filtrée des rideaux, éternellement clos. Chaque pièce résonnait d'un silence pesant, à peine troublé par le soupir du vent ou le craquement du bois fatigué.
Son regard revenait toujours au cadre posé sur la cheminée.
Leur photo de mariage.
Corinne portait cette robe simple qu'elle aimait tant. Ses cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules, et son sourire illuminait tout. Parfois, il croyait encore entendre sa voix, douce et chantante, l'appelant depuis la cuisine.
— Tu veux un café, mon cœur ?
Le tintement d'une tasse posée doucement sur le comptoir. Le grincement familier d'une chaise qu'on tire. Mais à chaque fois qu'il se précipitait pour répondre, il ne trouvait que le vide. Et la réalité le frappait avec la violence d'un coup de poing, lui coupant le souffle, alourdissant son cœur. Chaque recoin de la maison semblait conspirer contre lui, distillant des souvenirs qu'il aurait voulu chérir, mais qui ne faisait que l'écraser. Le cadre sur la cheminée, leur photo de mariage. Le vase préféré de Corinne, vide désormais.
Tout comme lui.
Cette maison, autrefois son havre de paix, n'était plus qu'un espace délaissé, un écho cruel de ce qu'il avait perdu. Un tombeau sans pierre. Un refuge de désolation.
Au début, Stéphane avait essayé de tenir bon. Il avait tenté de retourner au travail, mais la concentration lui échappait. Dans son dos, ses collègues murmuraient, leurs regards pleins de pitié qu'il ne supportait plus. Il avait fini par démissionner.
Les souvenirs de sa femme l'assaillaient sans relâche, aussi beaux qu'insupportables. Son parfum, encore accroché aux écharpes oubliées dans l'entrée, le cliquetis d'une cueiller quand elle préparait leur plat préféré, le murmure de sa voix dans son oreille lorsqu'elle riait.
Il craignait leur disparition plus que tout. Car bientôt, il le savait, ces détails s'effaceraient.
Il dérivait entre les bouteilles abandonnées dans la cuisine et les nuits sans sommeil dans leur lit déserté.
Ce soir-là, un silence oppressant s'abattit sur la maison, plus dense que d'ordinaire. Un craquement, presque imperceptible, résonna à l'étage. Sans doute le bois fatigué, comme toujours. Mais ce bruit-là était différent. Plus régulier. Presque un pas... hésitant.
Stéphane s'immobilisa, l'oreille tendue, le cœur martelant sa poitrine.
— Corinne ? murmura-t-il, dérisoire, sachant qu'il n'aurait pas de réponse.
Mais rien. Juste le silence. Et le vent qui glissait dans une fenêtre mal fermée, comme un soupir venu d'ailleurs. Il inspira profondément, ses doigts tremblants effleurant son visage. Cela faisait des jours qu'il ne dormait plus. Son esprit lui jouait peut-être des tours... Mais cette sensation fugace, presque imperceptible, d'une présence... elle le glaça jusqu'au os.
Il secoua la tête, comme pour chasser ces pensées absurdes, et se dirigea vers le canapé où il s’effondra, las.
Ce fut cette nuit-là qu’il fit le rêve. Et tout bascula.
Il s'était abandonné à un sommeil agité, hanté par des images qu’il ne saisissait pas. Une porte se dressait devant lui, massive, imposante, entourée d’un halo tremblant de lumière. Une ombre s’en échappait, puis une voix.
— Stéphane... Viens...
Cette voix, c'était la sienne, celle de Corinne.
Il s’éveilla en sursaut, le souffle court, le corps tremblant. Son cœur battait si fort qu’il crut un instant qu’il allait se briser.
Était-ce un rêve ? Une hallucination ?
Peu importait. Quelque chose en lui venait de s’éveiller. Pour la première fois depuis trois mois, il avait l’impression d’avoir trouver une direction. Une folie sans doute, mais assez forte pour le faire se lever et balayer la cendre qui écrasait son cœur.
Ce fut le début d'une quête insensée, une obsession qu'il ne comprenait pas lui-même. Les jours suivants, il consulta frénétiquement des archives poussiéreuses, de vieux grimoires ou des documents oubliés...
Tout ce qui pouvait lui offrir une piste.
Son entourage, déjà distant, finit par l'abandonner, lassé de ses divagations. Mais Stéphane n'avait plus besoin d'eux.
Le rêve revint. Encore et encore. Chaque nuit, plus précis.
Une porte... massive, imposante. Elle l'appelait et, chaque nuit, il s'en approchait un peu plus. Par moment, il croyait sentir la rugosité du bois sous ses doigts.
Et au matin, il se réveillait avec une certitude absolue : il devait la trouver.
Mais rien... Plus il cherchait, plus il comprenait que les réponses n'étaient pas dans les livres, ni dans les archives jaunies par le temps. Il lui fallait du concret. Un lieu. Une trace physique. Quelque chose d'ancré dans le réel.
Les jours s'étirèrent en semaines. Puis en mois. Son obsession ne faiblissait pas, elle changeait de nature. Plutôt que de traquer une chimère dans des manuscrits oubliés, il prit la route. Il arpenta les chemins de traversée, fouilla des sites en ruines, marcha entre des pierres englouties par la mousse et le silence. Il ignorait ce qu'il cherchait, mais en le voyant, il savait qu’il le reconnaîtrait.
Puis, un jour d'été, au détour d'une recherche sans conviction, il tomba sur une annonce.
Une vieille bâtisse en pierre, perdue au cœur de la Vallée de Brezons. Rien d'exceptionnel. Juste une photo. Et pourtant, une intuition viscérale le saisit. Une grande bâtisse, un toit en lauze, des murs usés par le temps, mais bien plus que tout cela dans cette maison lui parla aussitôt :
L'entrée... Une porte sombre, massive, gravée de symboles. Celle que Corinne lui avait montrée.
Le grand corps de ferme, surmonté d'un toit gris sombre, dominait le paysage. Face à lui, une petite annexe – un ancien cochonnier – désormais consacrée à des outils. Son toit en pente raide offrirait un vaste espace de stockage, idéal pour ses besoins. La végétation sauvage avait envahi les alentours. Robustes buissons, arbres épars, tout contribuait à renforcer le charme brut du lieu.
Au centre, une allée d’arbres, envahie par la végétation, serpentait jusqu’à une cour pavée, encadrée d’un mur de pierre bas, partiellement couvert de mousse et de lierre. Au bout de l'allée, la maison s'élevait fièrement sur deux étages. En pierre de taille, ses volets blancs, typiques de la région, contrastaient avec le toit de lauzes grises, qui s’intégrait parfaitement à l'architecture rustique et solide, ancrée dans la tradition locale.
Autour de la bâtisse, un paysage vallonné s'étendait. Les collines boisées formaient un écrin de verdure, accentuant l’isolement de ce lieu préservé. Les mille nuances de vert baignaient l'endroit d'une quiétude presque irréelle.
Il ne réfléchit pas longtemps.
Quelques mois plus tard, le notaire lui tendait les clés de sa nouvelle vie.
C'est ici, dans cette retraite silencieuse, que Stéphane avait choisi de s'installer. Loin des tumultes, loin des drames. Ici, il espérait panser ses blessures, bercé par la beauté brute et apaisante de la nature.
Il arriva à bord de son Toyota Hilux, une remorque bringuebalante attachée à l’arrière, chargée de meubles et d’outils. Face à lui, la maison se dressait, massive, plus de trois cent mètres carrés de pierre et de souvenirs effacés par le temps.
L’électricité était à revoir, la plomberie défectueuse, l’isolation inexistante, les menuiseries fatiguées. Un chantier colossal. Stéphane savait ce qui l’attendait.
Mais c’était exactement ce qu’il lui fallait. Se noyer dans ces travaux titanesques, occuper chaque minute, chaque muscle, pour repousser l’ombre du vide.
Janvier étendait son linceul blanc sur la campagne auvergnate, étouffant les sons, rendant les chemins traîtres et glissants. Le vent mordait sa peau, s’engouffrant dans le moindre interstice. Il avançait, les joues fouettées, ses bottes crissant sur la poudreuse. Le froid s’accrochait à lui, implacable, comme si l’hiver cherchait à le ralentir.
Les doigts engourdis, il poussa enfin la lourde porte. Un souffle d’air glacé s’engouffra dans la vieille bâtisse de pierre, imprégnée d’une odeur de bois humide et de cheminée éteinte.
Il referma derrière lui, s’arrachant enfin à l’assaut du froid hivernal. La morsure glaciale s’atténua sans vraiment disparaître. Par réflexe, il garda son manteau, comme s’il se trouvait encore à l’extérieur.
Il ouvrit la trappe du poêle et y déposa quelques bûches avant d’y glisser une allumette. Un faible crépitement s’éleva, suivi d’une lueur vacillante qui dansa sur la fonte noire. Peu à peu, une chaleur timide s’échappa des parois, gagnant lentement la pièce. La vieille demeure, jusque-là figée dans le silence glacial, sembla s’éveiller, imprégnée d’une présence presque familière.
Il s’attela à décharger son pick-up, ses gestes précis, ralentis par une fatigue sourde. À chaque respiration, des volutes de vapeur s’échappaient de sa bouche, s’élevant comme des murmures éphémères dans la brume naissante.
Il posa ses outils près du mur et s’arrêta un instant, les sens en alerte. Le silence qui régnait n’était pas tout à fait vide. Par moments, il avait l’étrange impression d’une présence, comme si la maison elle-même l’observait, attentive à chacun de ses mouvements.
Cela aurait pu être effrayant, mais il n’en était rien. Au contraire, une chaleur diffuse semblait émaner des murs, presque rassurante.
Il glissa une main sur une poutre abîmée, sentant sous ses doigts la rugosité du bois, témoin du temps qui avait fait son œuvre. Tout, ici – des craquements subtils au souffle du vent s’insinuant par une fissure – donnait l’impression que la maison était vivante, qu’elle respirait doucement sous son toit fatigué.
Stéphane inspira profondément, comme pour s'imprégner de sa nouvelle demeure. Étrangement, il se sentit bien, presque apaisé, comme si, malgré son état délabré, la maison l’accueillait, prête à devenir un refuge pour son esprit tourmenté.
Ce n’était que le premier jour, mais il en était déjà certain : cette maison, avec son aura mystérieuse et ses promesses de renouveau, changerait sa vie.
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